Au centre neuro-psychiatrique de Dave, un atelier de musicothérapie aide les patients internés libérés à l'essai à retrouver la confiance et l'estime de soi. Reportage derrière les murs d'un hôpital où le rock et la variété jalonnent les parcours de soins.
Rock Thérapie
«D’accord, mais tu m’accompagnes, hein Quentin ! ». Les joues rouges d’émotion, Raymond s’empare fébrilement d’une paire de baguettes. S’assoit derrière la batterie. Caresse la cymbale de gauche, puis la caisse claire. Jette un œil complice vers Quentin Dabe, l’animateur de l’atelier de musicothérapie Music Play qui, ni une ni deux, improvise quelques accords de guitare électrique à ses côtés. Et Raymond, 55 ans, sourit aux anges. « Vas-y », l’encourage l’éducateur. Le patient ne lâche rien, à la fois fébrile et sérieux comme un pape. Savourant chaque instant de cet instrumental décousu, mais cadencé. « Je n’ai plus joué depuis vingt-quatre ans, il faudra du temps pour que ça revienne, s’amuse le grand gaillard. C’est mon frère José qui m’a appris. On avait un groupe à Ciney, Carrefour. Des reprises des années 1960, Johnny, tout ça. »
Dans le sous-sol du centre neuro-psychiatrique CNP-Saint-Martin de Dave (Namur), à l’abri des cartons d’œufs collés sur les murs, on se faufile entre les instruments (synthés, ukulélés, guitares, didgeridoos…) et les ordinateurs. Le studio d’enregistrement et de répétition se transforme alors en karaoké.
C’est au tour de Mickey, 42 ans, de s’emparer du micro. Il opte pour un chant solo. La Bohème d’Aznavour, suivi de Sur la route de Memphis d’Eddy Mitchell. « Quand je chante, je m’évade, confie ce Gitan au cœur tendre. Je me sens sur un nuage. Parfois, j’ai même les larmes aux yeux. » Croix sur le torse, regard doux, il poursuit : « J’adore les chanteurs qui racontent les orages de la vie, comme Brel, Brassens… ou Bono et ses appels à la paix. Depuis peu, je redécouvre aussi des artistes de ma communauté. Kendji Girac, les Gypsy Kings, Aldophe Deprince et son accordéon… »
Tranquillement assis sur sa chaise, Francis, 60 ans, se mâchouille les ongles. Mais quand l’éducateur fait entendre au groupe sa reprise enregistrée de Comme d’habitude, de Claude François, il dodeline de la tête, très ému. « Tu as bien chanté ! », le réconforte son voisin, avec bienveillance. Francis se met ensuite au synthé et pianote une gamme laborieuse à un doigt sur fond de boîte à rythmes. Tout le monde tend l’oreille sans jugement. « La musique, ça me détend, marmonne le bonhomme en se frottant cette foutue jambe qui lui fait décidément mal. Quand je joue, je sens mes deux bras qui se vident, je me relâche. Tout mon corps est bien, les tensions baissent. »
Créé en 2017, cet atelier rock développé dans l’unité de soins Phileas est basé sur l’écoute, l’apprentissage et la production musicale. Il vise à la fois la stimulation sensorielle et cognitive des résidents, l’expression individuelle, la créativité, l’expérience sociale positive, la confiance et l’estime de soi. « Ici, on travaille à l’envie, librement. Chacun prend sa place. Il n’y a ni chef ni programme fixe. La règle d’or : ne jamais se moquer. Quand quelqu’un joue ou chante, on l’écoute. Et il n’y a jamais rien de mal fait », résume Quentin Dabe, musicien autodidacte et formé aux techniques psychomusicales.
Le groupe Music Play a enregistré un premier album de reprises (Polnareff, Hallyday, Indochine…). Le « volume 2 » est en chantier, toujours en autoproduction. Il a aussi tourné en concert à Tournai, aux fêtes de la musique, au CNP… « Le Covid a tout chamboulé, on a peu joué, précise l’éducateur, mais on s’ajuste selon les patients du moment, leurs goûts et leurs aptitudes. Ici, c’est du rap, là de la variété française, rien n’est tracé. »
Rien n’est tracé, sauf le cadre. Celui de ce service psychiatrique ouvert et mixte, mais où peu de choses sont laissées au hasard. Et pour cause : l’unité Phileas accueille des patients internés libérés à l’essai « dans le cadre d’une hospitalisation sous contrainte et avec la perspective d’un retour progressif dans la vie sociale », comme l’explique le Dr Charles Messaud, médecin psychiatre. Avec une vie communautaire très rythmée et structurée, quarante-deux lits, dont cinq de crise, une équipe pluridisciplinaire d’une trentaine de personnes (psychologues, personnel soignant, assistantes sociales…) et des patients aux parcours de vie souvent violents et chaotiques.
« Quand quelqu’un joue ou chante, on l’écoute. La règle d’or : ne jamais se moquer. Et il n’y a jamais rien de mal fait »
Quantin Dabe, éducateur et animateur de l’atelier Music Play
Atteints de maladies mentales (psychoses, déficiences mentales légères, schizophrénie…), ceux-ci ont fait l’objet d’une mesure de sécurité judiciaire ordonnée par un tribunal. Auteurs d’actes de délinquance, de délits ou de crimes, ils ont effectué un séjour plus ou moins long en prison, dans un établissement de défense sociale et/ou une annexe psychiatrique, avant d’être admis ici, à Dave.
« Nous arrivons, après une longue période de privation de liberté, avec un travail psychothérapeutique adapté et individualisé qui tient compte du parcours judiciaire et de la situation clinique et sociale de chaque patient », ajoute Olivier Basseilles, infirmier en chef. Un trajet de soins médico-légal qui peut durer de six mois à trois ou quatre ans, selon les parcours. Avec un long processus de « reconstruction des liens (sociaux, familiaux, professionnels…) » qui passe, notamment, par un panel d’activités (sport, jeux, vie en société…), dont l’atelier Music Play fait partie.
Dans l’intimité du studio, les visages s’ouvrent peu à peu. Pour évoquer leur quotidien d’internés en attente de liberté, leurs peurs et leurs petites victoires. « Ces derniers temps, je ne suis pas en grande forme, dépose Mickey, quelques trémolos dans la voix. Dans la chambre, on vit à quatre et l’entente n’est pas cordiale tous les jours. En plus, j’ai appris il y a peu qu’une amie était aux soins intensifs et ça me tracasse. Avec ma dialyse trois fois par semaine, je dois m’accrocher. En faisant de la musique, je sens déjà un peu moins d’angoisse et de stress. »
Francis acquiesce, le nez dans ses pantoufles. « Avant, j’étais impulsif, je doguais très facilement. Je pouvais jeter les couverts, renverser les chaises… Je crois que j’ai trouvé un truc qui me soulage un peu, parfois. »
Raymond enchaîne : « Ce n’est pas facile d’apprendre la musique, mais Quentin nous aide à avancer. » Et l’éducateur de détailler : « le choix des morceaux, la manière d’utiliser sa voix et les instruments, on peut vite voir où chacun se situe en arrivant à l’atelier. S’il est triste, dans la colère, l’euphorie… On part de l’état émotionnel du moment. Et chaque étape de travail apporte son lot de points positifs et de découvertes. Le rapport au texte et au rythme, le plaisir de produire un son, l’expérience de l’écoute, l’enregistrement individuel… »
Après de longues années d’enfermement, chacun doit réapprendre à vivre. « Une vie sans les murs et les grillages, mais ritualisée », comme l’appelle le Dr Namêche. Se lever, prendre ses médicaments, participer aux activités collectives, suivre son trajet de soins… Chaque patient a un binôme ou un trinôme de référence. Il doit respecter un règlement strict (horaires, civilité, interdiction de consommer de l’alcool et des stupéfiants…) et participer aux réunions communautaires. « En cas de débordement ou de violences non canalisées, on a aussi la possibilité de placer la personne à l’Oasis, l’unité d’observation juste à côté », précise Olivier Basseilles. Avec ses huit unités et ses trois maisons de soins psychiatriques mixtes, 375 lits cumulés et plus de 2 000 admissions par an, Saint-Martin est un centre de référence dans la région. « Avec un circuit de soins en santé mentale cohérent qui travaille en réseau », précise la direction.
Chez Phileas, on prend le temps. Et la « réinsertion » est un travail de tous les instants. Qui débute dès l’admission de la personne, reçue sur base d’une candidature volontaire.
« Chaque parcours est évidemment singulier, rappelle Marie Igot, assistante sociale, mais souvent nos patients débarquent avec un gros arriéré administratif derrière eux : plus de carte d’identité, pas d’adresse de référence sinon celle de la prison, plus d’accès à leurs droits… Il faut tout remettre à niveau. Financièrement, certains dépendent d’un administrateur de biens. Quant aux liens familiaux, ils sont très variables. Parfois, la famille est très, voire trop présente, avec des enfants, des petits-enfants. Parfois, ils sont seuls, après un long parcours de foyer en foyer. »
« Quand je joue, je sens mes deux bras qui se vident, je me relâche. Tout mon corps est bien, les tensions baissent »
Francis, interné libéré à l’essai
Au fil de l’hospitalisation, l’équipe psycho-médicosociale est là pour « faire naître une envie ». Ici, une formation. Là, du bénévolat. Plus loin, mais c’est plus rare, un boulot. Et préparer patiemment une hypothétique sortie. En famille, en autonomie dans un appartement, en habitation protégée ou dans un logement social, à chaque patient à trouver sa voie. « Quand vous avez l’étiquette d’interné, c’est lourd à porter hors les murs. Vous êtes mis au ban de la société, constate Bénédicte Leroy, assistante sociale. Sur votre CV, il faut parfois justifier cinq ou dix ans d’absence. Les propriétaires sont de plus en plus intransigeants. Les prix de location ont flambé. Beaucoup vivent mal ces discriminations à répétition et ce sentiment d’humiliation. »
Pour permettre à chacun de « retrouver le goût de la liberté » et, le jour venu, « voler de ses propres ailes », comme le résume le Dr Messaud, une série d’activités thérapeutiques sont proposées. Premier axe : le sport. Musculation, mini-foot, petites ou grandes randonnées, natation… « Pour certains, ce besoin de se défouler est vital, ils évitent ainsi de tourner en rond dans leur tête », explique Alexandre Dorval, éducateur spécialisé. Aller à la piscine, par exemple, est une épreuve en soi. Il faut prendre le bus, enfiler un maillot, affronter le regard des autres, se familiariser avec l’eau… « Souvent, ils redécouvrent un monde qui a tellement changé durant toutes ces années en prison, cela peut être très angoissant et donc plus confortable de rester dans l’unité. Ce travail de resocialisation est pourtant essentiel. »
Jeux de rôle ou de plateau, projections de films, ateliers cuisine, exercices de relaxation, éducation aux médias, médiation animale… « Chaque activité permet de travailler un point précis : la gestion des émotions, la coopération, la mémoire et la concentration très abîmées après ces années d’enfermement, la créativité, l’esprit critique », poursuit Lisa Marchal, ergothérapeute. Avec, notamment, un programme scientifique d’initiation à la réalité virtuelle qui permet aux patients de voyager en montagne, à la mer, en forêt…
« La vie communautaire, 24 heures sur 24, avec une telle diversité de personnes, de parcours et de cultures, c’est très exigeant, rappelle Michelle Fivet, coordinatrice du service. Je suis souvent épatée de voir le chemin parcouru par certains. Leur sens de la solidarité et leur envie de s’en sortir. » Evidemment, Phileas est loin d’être un long fleuve tranquille. Pendant l’hospitalisation, mais aussi après. Régulièrement, il y a des rechutes et des échecs. « Cela arrive souvent après un arrêt inopiné de traitement, une consommation d’alcool, une décompensation inattendue, une rupture familiale. L’angoisse qui monte, la peur de ne pas y arriver, et soudain tout rebascule », raconte Claire Fournier, assistante sociale. « C’est aussi une clinique du deuil, des illusions et des fantasmes, confirme le Dr Messaud. Avec des patients qui peuvent parfois donner le change et vous raconter ce que vous souhaitez entendre afin d’obtenir une libération rapide. »
D’où l’importante du trajet de soins, pour évaluer les progrès engrangés, les risques de dangerosité, la capacité réelle d’autonomie… Et l’indispensable suivi post-hospitalier. En étroite collaboration avec l’autorité judiciaire, via l’assistant(e) de justice et les services associés (le personnel de Phileas, les équipes mobiles…).
Un long parcours avec des hauts et parfois des bas pour Mickey, Francis, Raymond et tous les autres internés qui espèrent prendre leur envol. Ce matin de septembre, dans le petit studio de Music Play, ils s’évaderont en musique.
« Comme d’habitude / Je vais sourire / Comme d’habitude / Je vais même rire / Comme d’habitude / Enfin je vais vivre », murmure l’un à mi-voix. Son voisin est impatient d’enregistrer Pas de boogie woogie d’Eddy Mitchell, dans le prochain CD « qui sera vendu partout », promet-il fièrement. Et Raymond reprendra ses baguettes. Pour un solo de batterie fragile, mais prometteur. A l’image de ses grands yeux d’enfant guettant impatiemment ce son venu de l’intérieur. – Hugues Dorzée
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Les prénoms des patients ont été volontairement anonymisés.