Un éditorial d'Hugues Dorzée
Chers lecteurs, chères lectrices d’Imagine
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Dans notre métier, le journalisme, l’écriture en « je » est souvent considérée d’un œil suspect. On n’aime qu’à moitié la première personne du singulier, jugée trop subjective, pas assez neutre et impartiale. Et parfois, à raison, un peu pédante. Au diable cette fois les bonnes pratiques : je me lance, un rien aventureux, avec la fierté de l’âme et le cœur ému. Pour écrire avec un « je » pleinement assumé et situé, un dernier éditorial en tant que rédacteur en chef d’Imagine. En effet, après onze années extrêmement riches mais intenses, j’ai choisi de quitter prochainement notre magazine, avec un puissant désir de me poser, de ralentir.
Avant de partir, je souhaitais vous déposer cette lettre sur le rebord de l’an neuf.
Je suis né en 1971. J’ai débuté ma carrière de journaliste peu de temps avant la création d’Imagine, le monde allant vert, en septembre 1996. Je suis un homme, blanc, occidental, de plus de cinquante ans et hétéro. Et, à quelques années près, on pourrait aisément me ranger dans la catégorie des « boomers », cette génération dorée, dont une bonne partie refuse d’admettre la réalité des faits – la gravité des crises climatiques et sociales, les dégâts systémiques et dévastateurs du patriarcat, notamment.
Je suis le père de deux jeunes femmes de 19 et 24 ans, inquiet face au chaos du monde et à leur avenir, de plus en plus éco-sensible l’âge avançant, mais d’un optimisme joyeux et lucide, et animé par une confiance éprouvée et déterminée en l’être humain.
J’ai rédigé mes premiers articles à la machine à écrire, vécu la naissance de l’internet et traversé, en première ligne, le « big bang numérique ». Celui qui a créé l’univers 2.0 et révolutionné de fond en comble notre secteur, la presse. Laquelle doit désormais vivre avec l’intelligence dite « artificielle », la tyrannie des algorithmes et des images en mouvement, l’extrême volatilité et la viralité de l’info qui circule 24 heures sur 24.
Au fil de ma carrière, j’ai été le témoin de quelques événements majeurs de notre histoire récente parmi lesquels la chute du Mur de Berlin, le génocide des Tutsi au Rwanda, la guerre en ex-Yougoslavie, les attentats du 11 septembre, les Printemps arabes, la crise financière de 2008, la pandémie de Covid-19…
Aux côtés de mes collègues d’Imagine, de scientifiques, d’intellectuel.les, d’acteurs et d’actrices de la transition, j’ai pris progressivement conscience de l’ampleur et de la mesure des catastrophes environnementales et sociales qui se sont accélérées et multipliées depuis ma naissance.
Comme vous sans doute, j’ai été – et suis toujours –, traversé par une gamme inextensible d’émotions – sidération, colère, tristesse, révolte, angoisse, impuissance… – face à ce qui s’apparente à une destruction programmée, systématique et commise en connaissance de cause de notre maison commune, la Terre.
Mais, à chaque avancée positive, à chaque petite ou grande bataille gagnée, je retrouve des raisons d’espérer et d’agir. Et à chaque fois que je contemple un paysage montagneux, une mer déchainée, une colonne d’oiseaux migrateurs ou un arbre centenaire bien vivant, je savoure et célèbre ces instants de grâce et de beauté convaincu qu’ils dureront une éternité. Sans trop me laisser envahir par cette petite ritournelle de Mickey 3D qui fredonne : « Il faut que tu respires, c’est demain que tout empire »…
« Un patrimoine culturel immatériel »
Avec mes collègues, je défends avec force – et continue plus que jamais à croire – en ce journalisme qui tend à construire et à édifier, plutôt qu’à détruire ou à nier. Celui que porte en lui Imagine. Un journalisme de l’apaisement, de la responsabilité et de la lenteur. Profondément sensible et empreint d’humanité. Parce que c’est le seul, à mon sens, capable de rendre compte, avec toute la rigueur et l’humilité qui vont de pair, de la complexité et des nuances d’un monde de moins en moins lisible et compréhensible. L’anti-thèse d’un certain journalisme expédié, réducteur, approximatif et brutal. Celui qui vit de raccourcis, de clichés, de mots éculés, d’infos insignifiantes et d’images sans lendemain.
En 2026, notre média aura trente ans. Et, dans l’histoire de la presse belge indépendante, ce n’est pas rien. « Votre magazine, c’est un patrimoine culturel immatériel, me glissait encore récemment une fidèle abonnée à qui je venais de partager les difficultés économiques du secteur. Il ne pourrait pas disparaître ». J’ai souri, touché par cette agréable marque de soutien. Avant de me plonger, curieux, dans la longue liste des patrimoines classés par l’Unesco et d’envisager Imagine aux côtés de la rumba congolaise, de la culture apicole en Pologne et de la lutte coréenne traditionnelle…
Au-delà du compliment, j’ai retrouvé la définition du mot « patrimoine » qui tournicotait dans ma tête : « Ce qui est transmis à une personne, une collectivité, par les ancêtres, les générations précédentes (…) Ce qui est considéré comme un héritage commun ».
J’ai ensuite épluché nos collections, de 1996 à nos jours, en retrouvant avec régal ce que les fondateurs et fondatrices d’Imagine avaient créé d’original et d’audacieux, en ouvrant une voie nouvelle et inexplorée dans la presse belge de l’époque.
J’ai pris ensuite le temps de (re)découvrir ce que notre rédaction avait bâti collectivement : 163 numéros, des dizaines de milliers d’articles, de grands entretiens, d’enquêtes, de photos, d’illustrations, d’infographies… Une quantité impressionnante de faits, de gens, d’initiatives, de savoirs, de belles histoires, de combats, de révélations… Un sacré « patrimoine » et un bel « héritage », de toute évidence. Qu’il s’agit plus que jamais d’entretenir et de choyer. Sans attachement excessif au passé ni nostalgie stérile, mais pour continuer à faire exister et grandir ce qui relève, oui, d’un « bien commun ». Offrir à notre média d’autres vies, nouvelles et inventives. Sur papier, en mode digital ou sur d’autres supports, peu importe la forme. Car ce qui compte, c’est que le cœur d’Imagine continue à battre énergiquement. Que son âme, ses valeurs et sa mission d’intérêt général irriguent pour de longues années encore les veines de la société belge.
Pour l’heure, on ne va pas vous le cacher, les temps sont durs, économiquement parlant. La coopérative se déploie bien, à son rythme, mais notre titre connaît une baisse de diffusion payante importante et préoccupante. Et ce malgré le succès d’estime, vos retours souvent généreux et positifs quant aux contenus proposés et la nécessité de défendre une presse comme la nôtre.
On sait que la crise frappe de manière structurelle l’ensemble du secteur. Que les causes de cette érosion sont multiples, parfois incompréhensibles, voire injustes : « l’infobésité », le manque de temps pour lire et s’informer en profondeur, la fatigue informationnelle qui gagne du terrain, la culture du zapping, la concurrence des réseaux sociaux… Que tous les signaux nous invitent à la robustesse médiatique pour faire face à la montée de l’ignorance, de la désinformation et du repli sur soi. On sait tout cela, mais les faits sont têtus, et nous devons composer avec ceux-ci.
J’aimerais ainsi conclure cette lettre en vous rappelant combien la presse indépendante vit d’abord et grâce à vous, ses lectrices et ses lecteurs. Sans vous, rien n’est possible. Sans votre soutien plein et entier, au travers d’un abonnement renouvelé ou offert, d’une part de capital prise dans Imagine COOP ou d’un numéro acquis en libraire, Imagine perd en capacité d’agir, d’investir, d’informer et de se projeter.
J’aimerais ensuite vous dire combien ce fut une grande fierté d’assurer la rédaction en chef de ce magazine pendant près de onze ans. J’y ai puisé de la reconnaissance, de la joie, du plaisir et des honneurs. Merci à toutes et tous pour ces moments partagés entre nos colonnes et par-delà.
Durant ces années, j’ai aussi appris et grandi, profondément transformé et nourri par Imagine et sa formidable équipe qui le porte. Laquelle va poursuivre, avec tout son talent et son enthousiasme, cette grande œuvre collective.
J’aimerais, enfin, au nom de notre rédaction, vous souhaiter le meilleur pour l’année à venir. Qu’elle soit autant que possible douce et légère. Que vous puissiez prendre soin de vous, de celles et ceux que vous aimez. Car, malgré les fureurs du monde, la vie est immense et vous tend généreusement les bras.
Avec mes sincères et chaleureuses salutations,
Hugues Dorzée
(hugues.dorzee@imagine-magazine.com)