Goma, l’art de l’espoir

Congo, Nord-Kivu. Entre volcans et lac, la ville de Goma pourrait être un coin de paradis. Mais depuis trente ans et les premiers camps de réfugiés rwandais fuyant le génocide, elle n’a cessé de souffrir, entre éruptions du Nyiragongo, camps de déplacés sans cesse grandissants, guerre entre armée congolaise et milice du M23 soutenue par le Rwanda voisin, violente insécurité dans certains quartiers… Des dizaines d’artistes s’y démènent, malgré tout, pour continuer à peindre, jouer de la musique ou des pièces de théâtre, slamer… Et nourrir la vision d’une autre Goma, apaisée et où régnerait la justice sociale.


Le groupe de «karaoké» La Cour des grands joue toute la soirée dans un bar de Goma, pour quelques dollars. Une misère, trop souvent, mais un des rares moyens d’être un peu rémunéré pour sa musique ici. Photo : Ldh

«Sans culture pourquoi exister ? La culture, c’est être soi. C’est pour ça qu’on se bat. Une société qui rejette la culture, la pensée, elle sombre, on ne s’y pose plus les bonnes questions. » Justin Kasareka et Thierry Vahwere, dit Croco, sont assis sous le porche d’une grande maison blanche, nichée dans une rue de Goma. A l’intérieur, des tableaux. On y distingue des portraits de femmes apaisées, des motifs traditionnels Kuba dessinés sur la peau ; des créatures hybrides, mi-composants électroniques mi-organes humains ; des hommes-arbres ou composés de feuilles. La galerie Vichwa – les « têtes » en swahili, soit les têtes pensantes, les créateurs – est l’un de ces multiples lieux disséminés dans la ville du Nord-Kivu, où la culture et l’art se vivent, se réfléchissent. « La culture c’est le pourquoi, renchérit Thierry. Et quand on la délaisse, le monde n’est plus peuplé que d’individus qui sont là, mais ne savent pas pourquoi. » Ici, malgré les guerres incessantes, les épisodiques mais meurtrières colères du volcan, l’insécurité permanente, les artistes créent. Malgré, ou peut-être d’autant plus.

« Les jeunes les plus révolutionnaires se trouvent dans l’est du pays depuis longtemps », constate Brain Tshibanda, écrivain, acteur culturel congolais et ex-directeur du Centre Wallonie-Bruxelles à Kinshasa. C’est notamment ici qu’est né La Lucha (ou Lutte pour le changement) en 2012, ce mouvement citoyen non-violent de lutte pour la démocratie et la justice sociale. « Et face à tant d’injustice et de violence, l’art est pour eux à la fois un moyen de dénoncer les crimes commis et d’évacuer rancœurs et tristesse. Mais aussi, toujours, de transmettre l’espoir que demain, un mieux est possible. Cela s’est perpétué dans le temps, de plus jeunes ont aujourd’hui pris la relève. »

Une société traumatique

Ainsi, à quelques kilomètres de la galerie, le petit bâtiment de l’Espace Slam, tout décoré de couleurs et de mots, accueille la première session de la Slam Academia du moment. Ils sont sept à écouter Franck Amak, le formateur du jour. « La base du slam c’est le message, témoigne-t-il, et le talent se forge et se découvre au fil du temps. Travaillez, ayez du courage si vous voulez être entendu au-delà de ces quatre murs. » Le collectif à l’initiative du lieu, Goma Slam Session, est né en 2017 au cœur de tensions et de manifestations, à la fin du mandat de Joseph Kabila, et alors que la région connaissait de nouveaux massacres. « Nous nous sommes réunis à une dizaine de slameurs, se souvient Depaul Bakulu, dit Sniper, pour réaliser un morceau, Mon vœu, dans lequel nous réclamions des élections, une démocratie restaurée, la paix. » L’envie de ne pas en rester là, des réunions chaque samedi… et un mouvement (« sans chef ! », souligne Depaul) a peu à peu grandi, avec des représentations, des formations, des ateliers dans près d’une vingtaine d’écoles, une attention particulière à l’accessibilité pour les filles, une bibliothèque, des « jeudis de la pensée » où des chercheurs, des penseurs viennent partager leurs réflexions… Elles et ils sont à présent quelque 132 slameurs et slameuses à faire partie du collectif. « Goma est aujourd’hui la capitale du slam !, sourit Sniper. Mais c’est le fruit d’une société traumatique : nous avons entre 12 et 30 ans et nous n’avons connu que la guerre. Parfois ce traumatisme est inconscient, mais c’est toujours là. Même si on écrit un texte sur l’amour, la guerre y revient. »

« Nous avons entre 12 et 30 ans et nous n’avons connu que la guerre. Parfois ce traumatisme est inconscient, mais c’est toujours là. Même si on écrit un texte sur l’amour, la guerre y revient »
Depaul Bakulu, slameur

Dans cette ville parfois qualifiée de « martyre », nombre d’artistes mêlent dans leur pratique à la fois dénonciations, revendications, que ce soit autour des conflits d’aujourd’hui ou du colonialisme, et rôle thérapeutique. « L’art est en soi déjà une forme d’activisme, estime par exemple l’artiste multidisciplinaire Mugabo Baritegera. C’est un acte de résilience vu notre environnement. »

Joviane Chanda fait elle partie de l’Acting Lab, un collectif de comédien·nes et metteur·ses en scène. Elle est l’une des autrices de Mémoire envoûtée, la pièce que la troupe vient de monter autour de souvenirs d’enfance traumatisants. « Nous voulons trouver comment y mettre un terme et ne pas continuer à les porter. Raconter guérit. Pour pouvoir avancer, nous placer dans une dynamique où nous nous faisons confiance, pouvons être authentiques, fiers de ce que nous sommes, de ce que nous avons vécu. »

Une forme de guérison qui peut aussi toucher les spectateurs. Dans le jardin de Yolé ! Africa ce matin-là, des collègues de Joviane, membres de la troupe Acadart, répètent leur pièce. Des soldats, une prisonnière enceinte de son persécuteur… des bribes de vies qui, ici, sont des réalités vécues. « Nous avons une responsabilité à bien les représenter, à éviter la caricature, à respecter les personnages, et à ne pas raviver la douleur, reconnaît Germain Chiza Mukubito, l’auteur et directeur artistique. Mais des personnes qui ont connu ça pourront peut-être trouver du réconfort dans une résolution qui, sur scène, sera différente. »

Dans les camps de déplacés, tout autour de la ville, ou auprès des enfants des rues, énormément de collectifs et d’associations de Gomatracien.nes agissent avec les moyens du bord, combinant souvent distribution alimentaire et activités culturelles. La pratique, l’expression artistique devient alors catharsis, ou – c’est déjà beaucoup – moment de respiration dans un quotidien très lourd. Certains espèrent également détourner ainsi des armes et de la violence des jeunes susceptibles d’y plonger. « Chanter la paix vaut toujours la peine, se dit Johnson Ishara, coordonnateur de l’Asbl Dynamique Génération Consciente et observateur de la scène locale. On ne sait pas qui va l’entendre, va être touché, peut-être un militaire ? Allez savoir ce qui peut advenir. »

La troupe Acadart répète sa pièce, Sans fin. Les commédien•nes y jouent des soldats, une prisonnière enceinte de son persécuteur… des personnages qui, ici, font partie du vécu de beaucoup de spectateurs. Photo: Ldh

Caché derrière un haut mur comme souvent dans les villes du Sud, on repère à l’oreille le rez-de-chaussée où Faraja Batumike et ses amis du collectif Vijana up (« jeunesse debout ») donnent des cours de danse hip-hop. Une dizaine de jeunes s’appliquent à tourner sur le sol en carrelage. « La danse est un moyen de parler sans la parole, commente Faraja. Et ça fait moins de débat parce que ce sont des émotions que tu transmets. Avec tout ce qui nous divise, tous ces conflits, partager la même passion rassemble, c’est un rôle capital dans des sociétés comme la nôtre. » Ici comme à peu près partout dans la ville les cours sont gratuits et rassemblent des pratiquants de toutes catégories sociales. « Tu laisses ta rage sur scène. Et puis le hip-hop nécessite une forte discipline, un entraînement long. Ça aide aussi à arrêter les choses négatives : nous, nous n’avons pas d’autre occupation que la danse. »

« La culture est peut-être ce qui sauvera cette région. Avec des jeunes qui au lieu de prendre les armes utiliseront l’art pour crier leur ras-le-bol de vivre dans une société de guerre. Les armes n’ont pas apporté le changement, mais la culture le pourrait »
Augustin Mosange, directeur du Foyer culturel

« La culture est peut-être ce qui sauvera cette région, abonde depuis son bureau au Foyer culturel Augustin Mosange, son directeur. Avec des jeunes qui au lieu de prendre les armes utiliseront l’art pour crier leur ras-le-bol de vivre dans une société de guerre. Les armes n’ont pas apporté le changement, mais la culture le pourrait. » Le Foyer, avec ses quelques salles de classe et sa grande scène de spectacle, est l’un des lieux-phares de la pratique artistique à Goma. Ici, on enseigne le piano, là les percussions, hier c’était du théâtre, ou les répétitions de la fanfare du Kivu. Ils sont quelque six cents élèves à se former deux fois par semaine, et jusqu’à trois mille jeunes fréquentent les lieux pour des activités diverses. Le foyer est né en 2011 de la passion pour Goma du Belge Eric de Lamotte et de son association En avant les enfants, aidé par Wallonie-Bruxelles International, Music Fund et ses dons d’instruments ou la coopération japonaise – de petits drapeaux au cercle rouge sont ainsi visibles un peu partout. Il a ouvert les portes des arts vivants à bien des enfants, adolescents ou jeunes adultes, ceux-ci n’étant sinon guère accessibles ailleurs qu’à l’église.

Le « débrouillez-vous »

Mais ici comme pour l’immense majorité des artistes de Goma, la précarité est de mise. Dans la classe de piano, Justin Kabwe fait face à une dizaine d’étudiants, souvent à deux devant un clavier électronique – d’autres, sans adaptateurs disponibles, sont inutilisables. Un à un, il les fait passer derrière le piano à queue – le piano droit, désaccordé, est lui aussi inemployable : « Il n’y a pas d’accordeur à Goma et faire venir quelqu’un de Kinshasa c’est compliqué… » Bien souvent sans pratique possible à la maison, les progrès sont lents. Mais des étudiants s’accrochent, certains deviennent professionnels – et viennent parfois à leur tour enseigner au foyer…

Justin Kabwe, professeur (entre autres instruments) de piano au Foyer culturel de Goma. Les moyens sont insuffisants, mais le Foyer permet à des centaines de jeunes de s’exprimer par la musique ou le théâtre. Photo: Ldh

Plus largement, même si Brain Tshibanda souligne la volonté de l’Etat congolais d’inclure la culture dans les accords bilatéraux qu’il signe, tous les artistes rencontrés s’accordent à regretter le peu d’investissements des autorités dans le domaine. « Le gouvernement s’en fiche, déplore Didier Bulonza, multi-instrumentiste, luthier de guitares, enseignant, il n’y a pas de budget alloué à l’art. Nous devons nous démener, c’est le règne du ‘‘débrouillez-vous’’. » Peu de lieux de formation, peu de moyens de diffusion, peu d’endroits où se produire… « Notre pièce a été créée en 2022, témoigne par exemple Germain Chiza Mukubito de la troupe Acadart, et nous allons jouer notre quatrième date seulement… à Kigali. » Vivre de son art est plutôt l’exception. « Pour les musiciens, il y a bien quelques festivals ou concerts, raconte Johnson Ishara, mais ils sont rares parce que le billet d’entrée ne peut aller au-delà d’un dollar (0,9 euro), les spectateurs ne peuvent payer plus. » A l’Institut Français, par ailleurs l’un des rares lieux d’accueil de spectacles ou d’expositions – « mais apolitiques », précise Vincent Asani – un incubateur dont ce dernier est le coordinateur tente de soutenir les artistes-entrepreneurs au moyen de formations et de bourses. « D’un jeu vidéo inspiré de l’histoire de la RDC, à des accessoires en tissu traditionnel kuba, en passant par une BD numérique afrofuturiste, la jeunesse artistique gomatracienne est très dynamique mais elle peine à diffuser ses créations », confirme le responsable, qui croit cependant au potentiel du secteur.

La Cour des grands

Ce vendredi soir, au Tango, un « lounge bar » du centre de Goma, La Cour des grands, un groupe de rumba, entame son set devant une salle encore très clairsemée. A l’avant de la scène, une caisse en carton vide siglée Heineken attend les pourboires. Ce qu’on appelle ici le karaoké est l’une des façons de gagner un peu d’argent. Didier Bulonza est passé par là. « S’user les nerfs de 16 heures à minuit pour à peine 10 dollars, c’est vraiment dur. Et tu risques en plus de te faire tabasser en rentrant chez toi… » La grande insécurité une fois la nuit tombée est en effet un autre obstacle à la vie culturelle des Gomatracien·nes. Des bandes armées circulent dans certains quartiers de la ville et pillent, blessent, traumatisent ou tuent régulièrement et impunément des habitants. Avec l’argument de limiter leurs déplacements, les autorités ont interdit les motos-taxis dès 18 h, les bus à 20 h, et seuls quelques très rares taxis circulent encore après 21 h. Tous ceux – très nombreux – qui n’ont pas de voiture restent donc à peu près chez eux. « L’insécurité bloque plein de choses, estime Faraja Batumike, les infrastructures artistiques se développent peu, parce que les opérateurs se disent que ce ne sera pas rentable. »

Photo: Ldh.

Celles qui existent cependant s’adaptent, les événements ont lieu plus tôt, et d’autres s’organisent malgré tout. Ainsi, en ce samedi soir de juillet, le stade Afia, s’il n’affiche pas complet, accueille tout de même pas mal de public pour un festival réunissant des musiciens de Goma et de Tanzanie. Certains en profitent pour lancer des appels à une plus grande implication dans la résolution des conflits aux politiciens Congolais. Et parmi les spectateurs on se réjouit de pouvoir se distraire et faire la fête. « Nous vivons au jour le jour, constate Edizon Musavuli, jeune dessinateur et peintre, en profitant des moments où ça va et en ayant toujours conscience que demain tout peut exploser. En temps normal, ce n’est pas une vie souhaitable, mais nous ne pouvons pas pleurer et être négatifs sans cesse ! Nous sommes comme obligés de nous tracer un coin de paradis dans cet enfer, il faut se trouver des petits bonheurs. Et les gens s’en sortent tout de même, cela crée une mentalité positive. Quand un événement est organisé, les spectateurs sont là, sans en faire quelque chose de dramatique. » « Des moments pendant lesquels on peut s’évader, danser, chanter, sont aussi importants », juge Augustin Mosange.

« Nous vivons au jour le jour, en profitant des moments où ça va et en ayant toujours conscience que demain tout peut exploser. En temps normal, ce n’est pas une vie souhaitable, mais nous ne pouvons pas pleurer et être négatifs sans cesse ! Nous sommes comme obligés de nous tracer un coin de paradis dans cet enfer »
Edizon Musavuli, dessinateur et peintre

Ce fut d’ailleurs l’une des motivations à la création du Festival Amani, né il y a dix ans dans l’enceinte du Foyer culturel. « Nous voulions inviter chez nous des artistes internationaux, donner l’occasion de s’exprimer aux interprètes d’ici, et que ce soit accessible même aux personnes modestes », explique Arlette Musungay, sa directrice adjointe. Réunissant 800 bénévoles et jusqu’à 35 000 festivaliers, le festival est aussi accompagné d’un concours pour entrepreneurs. « Amani a transformé Goma, aujourd’hui tout le monde y vient, c’est LE rendez-vous annuel. Nous voulions changer l’image de la ville, elle qui est systématiquement associée à des tueries, à la pauvreté. Et nous sommes sur la voie, nous apportons une pierre à la fois. » Néanmoins, après un premier report de février à mai, le festival a encore été déplacé à novembre prochain, rattrapé malgré tout par la situation sécuritaire. « Après un bombardement dans un camp, certains se sont affolés, et nous avons préféré reporter en des temps plus sereins – même si ce n’est qu’une sérénité de surface », précise Arlette Musungay.

Toujours ce même balancement, entre une actualité terrible qui ne peut être niée, et le besoin de montrer qu’ici des gens vivent, vaquent à leurs occupations quotidiennes, entreprennent, créent. « J’ai eu plus peur de ma ville quand j’étais à Kinshasa qu’ici, témoigne le dessinateur Edizon, tant l’image qu’on en donne ailleurs est catastrophique. » Deux mots reviennent cependant sans cesse : résilience et espoir.

« Goma était considérée comme la capitale touristique de la RDC, invoque le slameur Ben Kamuntu, activiste de la Lucha aujourd’hui exilé en Belgique, j’aimerais que les gens viennent voir le volcan et n’aient pas peur de se faire tirer dessus… Essayons de rêver ce Congo-là, d’y mettre plus de lumière. C’est un Congo qu’il faut construire nous-mêmes, il ne le sera pas par d’autres. » « L’art nous permet de nous imaginer ce qu’on voudrait vivre et qu’on ne vit pas, abonde Depaul Bakulu. Par exemple que les minerais profitent aux Congolais… Nous avons besoin de rêve, d’un nouvel imaginaire pour rompre le fatalisme. Cela changera et viendra des filles et fils du Congo. »

Un imaginaire indépendant

Au pied d’un arbre, devant Le Chalet, un restaurant chic au bord du lac Kivu, quelques vendeurs ont étalé des objets à destination des rares touristes ou expatriés. Parmi les porte-monnaie en tissus colorés ou les petits masques en bois, des voitures bricolées avec des bouts de métal. Ici, à Goma, elles sont siglées des Nations unies ou de Médecins sans frontières… Les ONG sont partout dans la région. Leur action est extrêmement critiquée : le dénuement absolu et la faim dont souffrent et continuent de souffrir les déplacés dans les camps ne plaident pas en leur faveur. Mais cette présence a également un impact sur la scène culturelle. Vu l’absence de soutien, de subsides étatiques et le peu de moyens du public, les ONG sont souvent l’une des rares sources de revenus pour les artistes. « Elles permettent certes que des choses se fassent, constate l’artiste multidisciplinaire Mugabo Barietegera, mais alors avec un message précis, social, en lien avec la santé… Jamais politique par exemple ! Nous voulons pouvoir porter un discours critique. » « Il faut répondre à leur demande, renchérit le peintre Thierry Vahwere, parler de la violence, des enfants soldats, du choléra… Cela renforce d’une part cette image du Nord-Kivu, et d’autre part c’est au détriment de ce que tu as à dire toi-même. C’est vraiment un frein par rapport à la création : nous devenons des caisses de résonance des vues des ONG. »

« Les ONG permettent certes que des choses se fassent, mais alors avec un message précis, social, en lien avec la santé… Jamais politique par exemple ! Nous voulons pouvoir porter un discours critique »
Mugabo Barietegera, artiste multidisciplinaire

Au-delà de la question des ONG, ces artistes revendiquent de déconstruire l’esprit colonialiste qui imprègne encore la société, et de proposer des solutions ancrées dans les besoins et les savoirs des Gomatracien·nes. Ainsi, tout au long des murs de la galerie Vichwa, les œuvres exposées veulent parler autrement de leur réalité. « La femme est ici toujours représentée comme victime, violée…, constate Thierry, je la montre forte, c’est le centre de la communauté. » Sur les toiles de son ami Justin Kasareka, elles sont méditatives et apaisées. Et les deux jeunes accueillis en résidence par la galerie, Benjamin Baharyi et Nathanël Nyunda, parlent quant à eux des plantes médicinales traditionnelles ou de l’importance des arbres.

Des lieux comme cette galerie, l’Espace Slam, Yolé !, qui offrent des locaux, des formations, sont autant d’endroits où « les artistes prennent leurs responsabilités dans la construction d’une autre société, considère le slameur Ben Kamuntu. Notre art est là pour tenir en éveil, pour vous empêcher de dormir ». « Nous voulons fabriquer une société de créateurs, dit Justin Karaseka, qui peuvent amener quelque chose de nouveau. Les Congolais sont formés pour perpétuer les choses, faire tourner la machine. Il faut pouvoir remettre la situation en question, sinon on reste coincés sous le poids de la réalité, dans la survie, quand on pense qu’il n’y a pas de sortie. »

Pour que vive le livre

Ghislain Kabuyaya, écrivain, animateur radio, est l’un des fondateurs des éditions Mlimani (« la montagne »), nées à Goma. « Leur création est venue d’un constat, explique le coordinateur de ses activités sur le terrain : dans une bibliothèque ou une librairie, la plupart des livres arrivent sous forme de dons, de France, de Belgique, et peu illustrent des réalités africaines. Comment alors se projeter dans l’avenir ? On dit que le Congolais ne lit pas, mais il ne se reconnaît pas dans ces livres où on lui parle de la Tour Eiffel… » Quant aux auteurs africains, souvent édités en Europe, leurs livres sont un produit de luxe. La maison d’édition, qui travaille avec un imprimeur local équipé d’une nouvelle machine pour l’occasion, s’attache ainsi à rééditer, à un prix accessible (5 $ en moyenne) des essais et des romans « qui puissent outiller le lecteur par rapport à sa réalité », explique Ghislain. « Ce sont des livres de révolte, engagés, qui incitent au réveil et à la résistance. Nous voulons transformer les mentalités, amener les gens à changer de comportement. »

— Laure de Hesselle

Un dossier réalisé avec le soutien de Wallonie-Bruxelles International