Au Rwanda, sur les chemins de la réconciliation

Trente ans après le génocide, le pays des mille collines continue à panser ses plaies. Au-delà des grandes initiatives d’Etat (commissions nationales, justice gacaca, mémoriaux, programme Ndi Umunyarwanda, « Je suis Rwandais »…), le processus d’unité et de réconciliation se poursuit au travers de projets pluriels portés par des ONG, des thérapeutes, des églises…, en impliquant les survivants, leurs descendants et les auteurs de crimes et délits. Une longue et lente guérison parsemée de réussites remarquables et d’antagonismes latents. Avec un régime fort, d’inquiétantes résurgences divisionnistes et une guerre meurtrière au Nord-Kivu voisin. A l’occasion du trentième anniversaire du génocide des Tutsi, ce 7 avril, Imagine vous emmène dans ce Rwanda mort debout en 1994, aujourd’hui laboratoire social, politique et mémoriel.

Patricia Alen

«Le temps venu, je vais rentrer / Le temps venu, je vais rentrer… » Sous le hangar métallique, un chant d’espoir en kinyarwanda rythmé par de brefs claquements de mains envahit soudain l’immense dalle de béton. Des dizaines de détenus, vêtus d’uniformes oranges (identifiant les condamnés) ou roses (les prévenus), se lèvent alors comme un seul homme et se déhanchent pour marquer le pas. Le temps semble soudain s’arrêter dans la prison de Muhanga (ex-Gitarama), au sud-ouest du Rwanda qui, ce 15 janvier, accueille 7 987 détenus, dont 745 auteurs de crimes et délits liés au génocide.

Dans la cour principale entourée de murs et de barbelés, sur la terre battue ou sous les ateliers en tôles, une poignée d’hommes vaquent à leurs occupations, loin de ce chant choral libérateur : de retour des champs, la houe à la main, derrière leurs machines à coudre ou dans la touffeur des cuisines où chauffent d’immenses cuves de haricots, ils s’activent docilement.

Le club « unité et réconciliation » poursuit ses travaux. « Quelles sont les valeurs de notre programme ? », leur demande, énergique et martial, Alex Murenzi, le directeur. Les visages sont graves et obéissants. Les doigts se lèvent un à un, disciplinés : « Aimer notre pays », « Ne pas comploter contre l’Etat », « Travailler », « Respecter les lois du Rwanda », « Ne pas aller à l’encontre de l’unité nationale »… Au fil des échanges, la voix directoriale s’adoucit. Le dialogue s’installe autour de l’idée de sécurité. « Un thème central dans vos vies, insiste plus posément l’ex-militaire. La sécurité, ce n’est pas mon uniforme. C’est ce que vous construisez ici, en vue de votre sortie : identifier le but de votre existence, élever vos enfants, payer leur minerval, vous doter d’une mutuelle, soigner votre santé physique et mentale. »

Alors que dehors le ciel s’assombrit, annonciateur d’une pluie de petite mousson, Emmanuel, 68 ans, prend la parole devant le groupe en tant que « conseiller ». Il était enseignant et maire de Gitarama en 1994. Il a été condamné à perpétuité pour avoir participé à la mise en œuvre du génocide dans son district. En aveux et repenti, il a choisi de témoigner au Tribunal Pénal international (TPR) d’Arusha afin « d’aider la justice à faire toute la lumière ».

Emmanuel invite ses condisciples à « parler, s’ouvrir, sortir tout ce que vous avez dans le ventre. C’est un des chemins nécessaires pour comprendre nos actes, expier nos fautes et nous réconcilier avec nous-mêmes et les autres », insiste le vieux « papa » d’une voix rassurante.

L’homme a du charisme, ses condisciples l’écoutent attentivement. Parmi eux, il y a une majorité de détenus de droit commun. Rescapés, descendants, mutilés, orphelins, veufs… A chacun son lien singulier avec ce génocide « de proximité » perpétré par le hutu power entre le 7 avril et le 17 juillet 1994, qui a débouché sur le massacre de près d’un million de Tutsi à travers tout le pays, engendré le viol d’au moins 250 000 femmes, privé 300 000 enfants de leurs parents, poussé à l’exil près de trois millions de réfugiés vers la RDC, le Burundi, l’Ouganda…

Une épuration ethnique mûrement planifiée et exécutée en moins de trois mois qui, trente ans plus tard, continue de hanter lourdement la société rwandaise et ses 12 millions d’habitants. Lesquels ont vécu, en parallèle, une série de massacres, d’exactions et de vengeances commises avant, pendant et après le génocide, entraînant la mort de dizaines de milliers de Hutu au Rwanda et dans les pays voisins. Avec, trente ans plus tard, un long et lent travail de guérison et de cohabitation qui se poursuit douloureusement à l’échelle nationale et locale.

« Nous devons nous ouvrir, sortir tout ce que nous avons dans le ventre. C’est un des chemins nécessaires pour comprendre nos actes et expier nos fautes »
Emmanuel, génocidaire, condamné à perpétuité

Aussi, dans les quatorze établissements pénitentiaires du pays où sont encore incarcérés 18 944 auteurs du génocide (selon les chiffres transmis le 15 janvier à Imagine par le Rwanda Correctional Service), les détenus participent une fois par semaine à un module carcéral « anti-haine, anti-crime, anti-divisionniste axé sur la rééducation », comme le résume Riche Karughisha, directeur du Muhanga Correctional Service. « Il s’appuie sur le principe ‘‘never again’’, plus jamais ça. On y parle des conséquences du génocide, du vivre-ensemble, du respect mutuel… Y sont associés des animateurs, des représentants des églises, des experts extérieurs. »

A écouter les différents témoignages qui s’enchaînent, on observe une bonne volonté affichée. Entre méthode Coué, sincérité partagée et peur de l’autorité. « Personne ne cherche à savoir qui a fait quoi, qui est de quelle famille ou de quel clan », affirme un détenu. « On dort sur le même lit, mange dans la même assiette, il n’y a pas de ségrégation », se réjouit l’autre. « Nous qui n’avons pas connu la division Tutsi/Hutu, on est curieux d’écouter les plus vieux. Pourquoi et comment ils ont agi ainsi », enchaîne un troisième, âgé de 32 ans.

« Ils », c’est Jean De Dieu, Noël, Joseph, Pontien… Tous génocidaires condamnés à des peines d’emprisonnement (de 12 à 20 ans) ou à perpétuité. Nous les écoutons attentivement. Un à un. Longuement. Chacun racontant à sa manière son ressenti, ses éventuels aveux exprimés lors de son procès, ses inquiétudes quant à sa future libération… Entre tourment, apaisement ou résignation.
Les uns ont la tête basse, le verbe doux. Les autres le regard fuyant, voire le sourire narquois. C’est le cas de cet ex-gendarme, condamné pour viol, et de ce pasteur d’une église pentecôtiste qui a également écopé de la peine maximale comme planificateur. L’un édulcore et évite le mot regret. L’autre nous affirme, droit dans les yeux, qu’il a agi « avec la volonté de Dieu »

L’insupportable déni sévit aussi entre les murs de Muhanga. Où ce nécessaire programme de réconciliation bute, par ailleurs, sur des conditions carcérales médiocres : 7 387 détenus pour une capacité théorique de… 4 200 places (soit un taux de surpopulation de 142 %), un manque cruel d’uniformes, des régimes alimentaires insuffisants et peu variés, des problèmes d’hygiène, une extrême promiscuité et une grande misère sociale… « Nous construisons une extension avec mille lits supplémentaires », plaide la direction. En mettant en avant un projet pénitentiaire « humain et performant ». Avec des détenus occupés de 6 à 16 h (travail dans les champs, couture, soudure…), un programme d’alphabétisation suivi par 650 apprenants, peu de violence et de trafics apparents, une gouvernance basée sur l’auto-surveillance, le contrôle social et seulement 150 membres du personnel… Une entreprise pénitentiaire à la fois édifiante et contrastée. A l’image de cette immense chorale vêtue d’orange et de rose, chantante et souriante. « Le temps venu, je vais rentrer / Le temps venu, je vais rentrer. »

« Avec l’aide de Dieu »

Il est 9h15 à la paroisse de Rugango, près de Butare. Un ciel azuré illumine les vitraux colorés de l’immense église construite en 1958 par les colonisateurs belges. Trois femmes prient en silence. Pendant ce temps, le père Jean Bosco, 42 ans, attaché au monastère de Gihindamuyaga tenu par des Bénédictins et autrefois adossé à l’Abbaye de Maredsous, raccompagne une fidèle à la grille. En contrebas, on aperçoit le petit mémorial érigé en souvenir des 270 familles massacrées dans l’école voisine le 21 avril 1994. « A la date anniversaire, nous serons tous réunis. C’est un moment fort. Il faudra gérer les crises, les pleurs, les pensées tristes qui refont surface… On va beaucoup prier, tous ensemble, dans la continuité du travail réparateur que nous réalisons au quotidien », nous confie cet homme d’Eglise, survivant du génocide, économiste de formation et ex-employé de banque entré dans les ordres « en conscience » à l’âge de vingt-cinq ans (« j’avais perdu le sens et le goût de la vie, Dieu m’a sauvé »). L’abbé Hubart a initié en 2017 ce programme évangélique et social pour accueillir et réintégrer les détenus à leur sortie de prison.

Dans le district de Huye, seules huit paroisses sur vingt-six suivent ce programme « basé sur les enseignements de la Bible : le péché originel, les bienfaits du pardon, le repentir, la justice et la paix… », nous explique le père Jean Bosco. « Ce n’est pas facile et nous sommes critiqués de toutes parts. D’un côté, il faut faire accepter l’idée aux survivants que ceux qui ont tué et pillé ont purgé leur peine et sont de retour au village. De l’autre, il faut s’assurer que les bourreaux sont prêts à faire amende honorable. »
L’église catholique, héritage du colonialisme belge qui a christianisé tout un peuple, déconstruit ses traditions et son dieu unique (Imana) et participé (in)directement au génocide est aujourd’hui confrontée à des défis d’envergure (désertion de fidèles, concurrence d’une centaine d’églises du réveil…).

« A la date anniversaire, nous serons tous réunis. C’est un moment fort. Il faudra gérer les crises, les pleurs, les pensées tristes qui refont surface… »
Jean Bosco, attaché au monastère de Gihindamuyaga

A Rugango, les ex-détenus sont guidés pendant trois mois. « On repart notamment du livre biblique de la Genèse, le meurtre d’Abel par Caïn, Dieu qui le condamne à une vie d’errance. On travaille avec la personne en l’aidant à comprendre ce qu’elle a fait, le mal commis. Après trois mois, on lui demande si elle est prête à rencontrer les victimes, à leur demander pardon. Dans un tiers des cas, elles ne le sont pas et veulent du temps supplémentaire. »

A la paroisse de Ruhango, le père Jean Bosco aide ses paroissiens à « retrouver le chemin de la paix », malgré les antagonismes passés et présents.

Rencontre avec les rescapés, travail manuel et communautaire, cérémonie du repentir… La réintégration des ex-génocidaires se construit « avec l’aide de Dieu », dans l’une des quinze maisons gérées par la paroisse. « La cérémonie est un moment très important. L’auteur se présente à l’assemblée, parle à voix haute, confesse ses crimes et demande pardon à ses victimes. Si sa démarche est sincère, cela peut être une grande source de soulagement pour elles. Après cela, tout est évidemment à (re)construire », admet humblement le Père Jean Bosco. Pour tenter d’aplanir, jour après jour, les sentiments de méfiance et de rancœur et « rentrer enfin dans la paix ».

« Des monts de violence, des valons de misère »

« Quand ils sont revenus dans le secteur, je les voyais comme des animaux, se souvient Venuste, dont une partie de la famille a été massacrée par les milices Interahamwe. Je voulais me venger, et si cela avait été possible, je l’aurais fait ! Désormais, je me sens mieux, prêt à vivre avec eux », confesse, encore ému, cet agriculteur de 44 ans et père de cinq enfants.

« Quand je suis rentré au village, explique Vincent, condamné à huit ans de prison et deux ans de travaux d’intérêt général, je me cachais, je baissais la tête chaque fois que je croisais un voisin, je voulais fuir. Au fur et à mesure, l’humanité m’est revenue. J’ai compris ce que j’avais réellement fait et arrêté de nier. »
Assis en « U » dans le petit local installé en haut de la colline de Bunge, dans le secteur de Rusenge, une partie des membres du Noyau générateur d’unité et de réconciliation (NGUR) encadré par l’Association Modeste et Innocent (AMI), se serre sur les petits bancs en bois. Cinq survivants, cinq ex-détenus. Chacun se levant à tour de rôle et prenant librement la parole.

« L’amataba, c’est une métaphore pour désigner des espaces plats sur lesquels se rencontrent les gens qui descendent des monts de violence et ceux qui remontent des valons de haine et de misère »
Jean-Baptiste Bizamana, coordinateur association Modeste et Innocent

L’écoute est vive, les visages complaisants. Et Agnès balaie fixement la petite assemblée, digne et droite dans son pagne vert : « Nous étions vingt-et-un dans ma famille, aujourd’hui nous ne sommes plus que quatre. Quand ils étaient en prison, je vivais dans l’obscurité, je ne voulais plus jamais les voir. J’avais peur, je craignais leur sortie. Grâce au groupe, j’y suis arrivée. »

Quand Charles, condamné à dix-neuf ans de prison et libéré en 2018, se met à parler, une même solidarité silencieuse gagne les rangs. « En 1994, l’Etat nous avait persuadés que l’ennemi était le Tutsi. J’ai tué, blessé, exterminé. Il fallait faire vite, sinon c’est nous qui allions mourir, nous disaient-ils. C’est un lourd fardeau à porter… Je dois retrouver ma place et ce n’est pas facile… », concède l’homme, la tête basse, le chapeau à la main.

A travers la petite lucarne, on aperçoit la terre rouge d’altitude, les bananeraies verdoyantes et les hauts-plateaux de Nyaruguru où l’activité agro-pastorale s’étend à perte de vue. Un lieu symbolique pour ce groupe « amataba » créé en 2007, l’un des plus anciens formés par l’AMI. « L’amataba, c’est une métaphore pour désigner des espaces plats sur lesquels se rencontrent les gens qui descendent des monts de violence et ceux qui remontent des valons de haine et de misère, résume Jean-Baptiste Bizamana, coordinateur de cette association pionnière spécialisée depuis vingt-cinq ans dans la résolution de conflits et la réconciliation post-génocide. C’est aussi un des concepts clés de notre travail avec la philosophie humaniste ubuntu (« Je suis ce que je suis grâce à ce que nous sommes tous ») et différentes techniques développées au fil du temps, comme l’analyse transactionnelle, la Bonne Puissance, l’Impagarike (« l’homme à l’endroit »), etc. Ainsi, nous aidons différents groupes sociaux confrontés à un passé commun tragique, dévastateur et diviseur, à se rapprocher progressivement et à recréer un vivre ensemble plus harmonieux. »

Pour y parvenir, l’AMI s’appuie sur une méthodologie éprouvée en plusieurs étapes : l’analyse de l’antagonisme, la consultation des parties prenantes, la création d’un groupe de quarante volontaires, de l’expression écrite sans débat, des « causeries », un face-à-face progressif entre victimes et auteurs de crimes… « Nous travaillons tout au long du processus sur la gestion des émotions, l’écoute empathique, la communication non-violente, le ‘‘mpingagasani’’, des exercices de relaxation et de respiration pour gérer les surcharges affectives », précise Gilbert, l’un des animateurs.

« Notre objectif est de remettre les gens debout, ensemble et au travail, abonde son collègue Aniset. Leur permettre de redresser la tête, guérir leurs relations malades, mais aussi de développer à l’échelle d’un territoire une nouvelle activité sociale et économique. »

Une séance de thérapie sociale organisée par l’association l’AMI sur les collines de Gihishabwenge

Culture d’une plantation collective, séances de thérapies sociales, caisses d’entraide et de solidarité… Chaque groupe Amataba est autonome et libre de développer ses propres projets, mais l’AMI supervise et encadre. Avec une approche à « 360° » qui vise aussi la préparation des détenus à leur sortie, la lutte contre la précarité et les violences conjugales, la justice sociale, le respect des droits humains… Aujourd’hui, l’association et ses vingt permanents ont constitué 150 groupes de rapprochement à travers tout le pays, formé 2 000 volontaires, tissé des liens étroits avec les autorités locales, la société civile, les prisons… Et un projet de plus grande ampleur est en chantier à l’échelle de l’Afrique des Grands Lacs (Rwanda, Burundi, RD Congo).

« Sur ce terrain complexe de la réconciliation, c’est parfois compliqué d’évaluer nos réussites, admet humblement Jean-Baptiste Ruzigamanzi. Les bailleurs de fonds aiment les chiffres et les résultats quantitatifs, mais si l’on vise une cohabitation en profondeur, dans une perspective à la fois inclusive et communautaire, ça prend du temps et rien n’est jamais acquis. »

De son côté, Imagine a pu mesurer les effets vertueux et concrets de cette approche inédite dans différents secteurs : des solidarités inter-familiales retrouvées, des travaux agricoles partagés, la formation de « dyades » (des couples victime / auteur durablement réconciliés)…

Ici, ce sont d’anciens tueurs associés à la reconstruction de maisons qu’ils avaient détruites pendant le génocide. Là, un dédommagement financier enfin assumé. Plus loin, un mariage « hututsi » inattendu, l’adoption d’orphelins ou des relations apaisées entre ex-voisins déchirés par la mort.

Evidemment, trente ans après le génocide, les écueils et les obstacles restent nombreux. Ainsi, l’AMI a été récemment sollicitée pour développer un projet à l’est du pays, près de la Tanzanie, mais dans les collines, ça bloque. « Les rancœurs, la colère et le désir de vengeance sont encore trop ancrés là-bas. Nous devons écouter, comprendre et adapter nos stratégies aux différentes réalités de terrain », admet volontiers Laurien Ntezimana, philosophe, théologien et co-fondateur de l’AMI, prix Pax Christi international (1998) et prix Theodor Haecker (2003) – qui récompense le « courage civique et la sincérité politique » -, pour l’ensemble du travail mené avec ses amis tutsis Innocent Samusoni, sociologue, exterminé le 30 avril 1994, et l’abbé Modeste Mungwarareba, décédé en 1999.

La concorde sous le manguier

« Comment te sens-tu ? », demande d’une voix claire Aniset, l’animateur de l’AMI. « Qu’est-ce qui t’empêche de vivre en paix avec les autres ? » Ce matin, le groupe a tranché : la séance de thérapie sociale se fera sous le manguier. Entre vieux démons et tracas du quotidien. Car, après trois ans d’existence, les six « clés de vie » de la « Bonne Puissance » – l’énergie, l’harmonie, la synergie, la maturité, la créativité et la fécondité – ne sont pas encore totalement acquises sur les dévers de Gihishabwenge, non loin de la frontière burundaise.

Immaculée raconte avec une tristesse qui semble infinie sa maison brûlée en 1994 « et les incendiaires impunis, toujours en fuite au Congo ». Le dos tourné à un ex-bourreau, le visage fermé, Agnès chuchote sans conviction apparente : « Tout est réglé, on vit ensemble et nous avons nos causeries… » Raphaël déplore les défections des plus vieux « qui préfèrent quitter le groupe et cultiver seuls leur parcelle ». Gaston s’inquiète des informations « encore cachées » et de « la vérité incomplète » livrée aux procès gacaca, les juridictions participatives.

Soudain, les langues se délient et le manguier se transforme en arbre à palabres. Un GSM sonne, c’est celui de Tharisse, le président, qui décroche gêné. Les criminels impunis et en fuite, le nombre exact de maisons incendiées dans le secteur à l’époque, la mauvaise récolte de haricots liée aux pluies abondantes… Les sujets se télescopent et Aniset, l’animateur, qui a bien identifié les malaises et les non-dits, laisse la parole circuler, mais invite chacun « à utiliser le ‘‘je’’, plutôt que le ‘‘nous’’ ».

Au fil de la séance, le groupe se resserre. Le besoin de partager du positif se fait sentir. Joseph, survivant, assis à côté de son binôme, ex-détenu, déclare fièrement : « Il est la tête, je suis le tronc, on forme un seul corps ! ». Véronique, qui a perdu ses sept enfants dans les massacres, remercie ses voisins et le groupe entier avec qui elle « se sent apaisée désormais ». Vianney, rescapé et « longtemps traumatisé », parle de sa « gaieté retrouvée ». Jean fait rire l’assemblée quand il raconte entre deux toussotements : « je n’ai plus peur, je peux même partager une bière au cabaret avec eux ! ».

Les visages se détendent peu à peu sous les longues feuilles vertes du manguier protecteur. Et les témoignages s’étirent sous un soleil oblique. Un fascinant et fragile rapprochement toujours en cours de consolidation. « Mais il faut voir d’où l’on vient, conclut Gilbert, de l’AMI. Après le génocide, tout était détruit, anéanti, dans une région particulièrement pauvre. On sent encore de la peur, de la frustration, de la tristesse chez les victimes, mais comment pourrait-il en être autrement ? C’est loin d’être acquis, mais le groupe tient depuis trois ans et son chemin est loin d’être terminé ».

– Texte : Hugues Dorzée Photos : Patricia Alen

Un merci particulier à Adeline Umutoni, Assumpta Mugiraneza, Philomène Mukamunana et Gilbert Kubwimana pour leurs précieuses traductions au fil de ce travail.

Avec le soutien du Fonds pour le journalisme de la Fédération Wallonie-Bruxelles.


Le making of : une sacrée leçon d’humanité

Trois semaines de reportage réalisé entre le 26 décembre 2023 et le 18 janvier 2024. Huit étapes et plus de 700 kilomètres dans les villes et collines (Kigali, Butare, Mushubati, Muhanga…). Près de septante sources croisées (survivants, ex-génocidaires, détenus, historiens, thérapeutes, travailleurs sociaux, artistes…) et différentes recherches menées en Belgique.

Au terme de ma plongée journalistique, je reviens nourri, bousculé, impressionné. Avec trois carnets de notes bien remplis, des heures d’enregistrements, conforté dans ce journalisme de la complexité, où rien n’est simple, évident, à vue d’œil. Qui force à dépasser les apparences. A se décentrer. A quitter une posture d’homme blanc, occidentalisé, pétri de bonnes intentions. A cultiver l’humilité aussi. Tout en acceptant les limites d’une enquête forcément inachevée, où s’entremêlent les émotions fortes, les contrastes troublants et les tristesses retenues dans ce « petit pays » tellement grand.

Ici, la douceur, l’extrême bienveillance, la pudeur et la civilité des Rwandaises et des Rwandais. Les non-dits, les secrets et les bavardages. La peur, la culpabilité et la honte. Les horreurs passées, les crimes (in)avoués et les traumatismes enfouis. Là-bas, l’extrême beauté des collines, où bat le cœur du pays, sa terre rouge et ses luxuriantes cultures. Et, en miroir, Kigali-la-moderne, la surveillance d’Etat et l’indispensable laissez-passer imposé aux journalistes étrangers via la Rwanda Média Commission. Le temps suspendu, parfois, de la bureaucratie. Les critiques voilées et/ou rentrées du régime en place. La peur d’écorner l’image du pays et, dans le même temps, l’accueil chaleureux de nos témoins, heureux de voir un muzungu (le Blanc), a fortiori venu de l’ex-Etat colonial, creuser cette idée de « réconciliation » plus que jamais brûlante.

A cela s’ajoutent les embuches classiques d’un reportage au Sud : un RV4 de location en rade, quelques pluies diluviennes rendant les pistes inconfortables, les subtilités du kinyarwanda, cette langue bantoue si chantante et si complexe, les dysenteries de circonstance… Avec, au final, une aventure interpersonnelle et journalistique d’une grande intensité, doublée d’une incroyable leçon d’humanité qui force le respect. H.Do.