« Comment refaire société élargie ? »

Figure marquante de l’anthropologie contemporaine, successeur de Claude Lévi-Strauss, penseur cosmopolite et écologiste, Philippe Descola nous invite à « décoloniser la pensée », renouer avec les « non-humains » et « refaire société élargie ». Dialogue avec un savant indigné et terre-à-terre.


Cette interview est le grand entretien de notre numéro 152, publié à l’automne 2022.

«Prenez place, je vous en prie ». Affable et paisible, Philippe Descola nous accueille, avec un large sourire, dans son bureau du Collège de France où il a dirigé jusqu’en 2019 la chaire d’anthropologie de la nature. Quelques caisses patientent dans un coin. « Nous allons bientôt déménager », nous explique le professeur émérite. Dans sa large bibliothèque, on aperçoit de magnifiques masques et totems reçus lors de ses différentes missions ethnographiques.

Contre le mur d’en face repose un imposant fauteuil de cuir beige à l’assise très basse dans lequel, fin 1973, il a pris place face à l’un des monuments de l’anthropologie contemporaine, Claude Lévi-Strauss, à qui il venait présenter, non sans une pointe de fébrilité, son projet de thèse de doctorat consacrée aux Indiens jivaros de Haute-Amazonie. « Tant qu’à faire, s’est dit à l’époque le jeune philosophe et ethnologue, autant traiter avec Dieu qu’avec ses saints ! »

Trois décennies et une brillante carrière académique plus tard, Philippe Descola deviendra son successeur légitime et dirigera dès 2001 le laboratoire d’anthropologie sociale (LAS) fondé en 1960 par l’auteur de Tristes Tropiques, avant d’hériter de cet illustre fauteuil où tout a commencé : « Je l’ai fait restaurer, mais l’esprit demeure », nous confie-t-il un brin amusé.

A travers ses enquêtes inédites de terrain (auprès des Tzeltal au Chiapas, chez les Achuar, en Asie du Sud-Est…), ses travaux scientifiques de pointe, ses enseignements comme professeur invité partout dans le monde (Quito, Sao Paulo, Londres, Pékin, Mexico, Bruxelles…), Philippe Descola a tissé une œuvre à tiroirs magistrale. Pour déconstruire le dualisme nature/culture. Pour explorer en profondeur « l’écologie des relations  », ces rapports si fascinants et singuliers qu’entretiennent les humains avec les non-humains (les plantes, les animaux, les esprits…). Pour approfondir des ontologies nouvelles et identifier quatre « modes d’identification » parmi les sociétés humaines : le totémisme, l’animisme, l’analogisme et le naturalisme.

Une œuvre riche et foisonnante qui nous éclaire aussi sur les questions environnementales et le droit des sociétés indigènes, sur le rapport au corps et aux images, sur nos différentes manières d’« être au monde ».

Mais l’auteur de La Nature domestique n’est pas seulement un savant écologiste et cosmopolite. A bientôt 71 ans, c’est aussi un citoyen éclairé et engagé comme en témoigne son actualité récente – ici la sortie du documentaire Composer les mondes d’Eliza Levy, dont il est le fil rouge, là-bas l’achèvement d’un travail de dix ans consacré à la fabrique des images, là encore son soutien à plusieurs combats sociaux et climatiques.

En ce jeudi 5 mars, à l’aube d’une crise sanitaire mondiale sans précédent, confortablement attablé dans son bureau de la rue d’Ulm en plein cœur de Paris, Philippe Descola se montre tel qu’en lui-même, prévenant et pédagogue, avant de s’engager posément sur le terrain de l’anthropologie politique.

Avant d’embrasser votre carrière d’anthropologue et de devenir un intellectuel de renom, vous avez été un militant trotskiste, membre de la Ligue communiste révolutionnaire, qui participa « avec alacrité et une pointe de dandysme » à Mai 68. Après trois ans, vous avez renoncé à vos engagements politiques, pourquoi ?

— Ma génération ne pouvait pas envisager la vie autrement que par la politique. Chaque acte était politique, mais nous étions dans une conception très léniniste de celle-ci. Nous enchaînions des tâches militantes assez répétitives en pratiquant l’entrisme, en multipliant les rencontres au sein des syndicats, des mouvements de jeunesse. J’avais le sentiment de perdre mon temps. En outre, j’ai pris conscience que le projet que l’on avait de créer un vrai parti léniniste, protégé de toutes les déviations staliniennes et maoïstes qui avaient infecté le mouvement ouvrier, était un rêve utopique, car les conditions historiques n’étaient pas réunies.

Par ailleurs, ayant eu la chance de voyager non pas comme ethnologue, mais comme curieux du monde,  notamment en Amérique latine, je me suis rendu compte qu’il y avait des angles morts dans notre réflexion politique concernant les autres régions du globe. C’était le cas des Amérindiens, ces populations dont j’ai partagé la vie, d’abord au Mexique, ensuite en Equateur, considérées comme des masses paysannes asservies qu’il fallait libérer du joug du féodalisme et qui deviendraient l’avant-garde du prolétariat ! C’était une conception absurde que défendait par ailleurs la gauche latino-américaine, et qui démontrait une ignorance des circonstances historiques, culturelles, sociologiques… J’ai voulu aller voir de plus près, faire du terrain pour essayer de comprendre.

Avec le recul, vous pointez deux grands absents de cette pensée révolutionnaire : la protection de la nature et la lutte contre le patriarcat.

— Oui, l’écologie, tout comme le féminisme, étaient les deux coins aveugles du marxisme. De mon côté, je lisais notamment André Gorz et Hans Jonas, mais mes camarades pas du tout. On évoluait dans le cadre de la gauche prométhéenne, démiurgique : le triomphe des forces productives allait amener l’émancipation des peuples.

A mesure que je m’immergeais dans les populations amérindiennes grandissait cette idée selon laquelle ce modèle de l’expansion des richesses, du bien-être et de la croissance économique – modèle partagé tant par le capitalisme que par le socialisme –, ne me paraissait plus tenir face à ce que j’observais sur le terrain des peuples autochtones.

Je constatais, sans misérabilisme ni frugalité obsessionnelle projetée sur les autres, que l’on peut vivre bien avec peu, que l’anthropocentrisme était destructeur, qu’il existe bien d’autres relations aux non-humains que celles développées par la pensée occidentale. Je n’envisageais par encore la finitude des ressources, mais je progressais dans ma réflexion.

Concernant le féminisme, il y avait bien l’existence du Mouvement de libération des femmes (MLF) et d’autres collectifs, mais dans les rapports entre les sexes, le patriarcat dominait de manière implicite. La destruction de la nature et la domination des femmes étaient des contradictions secondaires, tout allait s’arranger quand on aurait fait la révolution ! Depuis, fort heureusement, nous avons réalisé des progrès extraordinaires.

Avec le temps, votre regard sur la politique a quelque peu évolué.

— En effet. Je suis devenu un peu moins sévère (rires). Récemment, j’ai accepté d’être candidat en place non éligible aux élections municipales sur une liste de gauche écologiste, dans la banlieue ouest de Paris, qui est très à droite. Si je peux faire profiter de ma modeste notoriété, je le fais. Je n’ai plus la position un peu arrogante, en surplomb, que j’ai eu à un moment. Les gens changent, prennent conscience des circonstances dans lesquelles ils sont. Prenez Nicolas Hulot qui fut longtemps un showman, je l’ai vu aussi se transformer au fil du temps. Etant donné la gravité de la crise, il nous faut actionner tous les leviers nécessaires, agir à tous les niveaux.

On pourrait peut-être se demander s’il est pertinent d’avoir un parti écologiste, en partant du principe que tout est lié, la Terre et les humains, et qu’ils sont inséparables. Mais vu l’urgence et l’absence des partis de gauche, le Parti socialiste en particulier qui fut longtemps complètement imperméable à toutes ces questions, il me semble effectivement nécessaire que d’autres voix se fassent entendre pour refonder le système de production, de consommation, de représentation politique.

Revenons à vos débuts comme anthropologue. Vous n’avez pas choisi par hasard l’Amazonie équatorienne comme terrain d’étude.

— Non, cela s’est construit petit à petit, au gré des circonstances, avec un mélange de hasards et d’inclinations personnelles. En Amazonie, il y avait un grand mystère à percer pour comprendre les ressorts de ces sociétés qui avaient traversé et résisté à quatre siècles de massacres, de conquêtes, de conflits sanglants, de spoliations territoriales et d’effondrement démographique provoqué par des maladies infectieuses. Je voulais par ailleurs sortir de la vision développée jusque-là de peuples perçus comme « sans loi, sans foi, sans roi » et étudier de manière approfondie quels étaient les liens entre la « nature » et leur vie sociale.

Ce mot « nature » que vous préférez désormais éviter.

— Oui, car il caractérise ce que j’appelle le naturalisme, une façon de détecter des continuités et des discontinuités entre humains et non-humains qui nous est propre à nous Européens et qui s’est répandue avec la modernité. Parler de « nature », c’est s’installer à l’intérieur d’un cadre conceptuel, philosophique, ontologique, qui est celui de l’Europe. Par défaut, je préfère l’idée de « non-humains ». C’est une description qui est moins philosophiquement connotée.

La totalité de notre vocabulaire en sciences humaines et en philosophie est d’ailleurs héritée de cette trajectoire européenne construite sur plusieurs siècles : l’émancipation de l’homme avant tout, l’idée de nature extérieure aux humains, le développement des sciences positives, les différences entre vérité et fausseté…

Longtemps, on a cru que tout le monde raisonnait de la même façon. A travers tous mes travaux, j’ai voulu montrer que cette cosmologie singulière n’a en réalité rien d’universel.

Une pensée moderne, anthropo et européo-centrée qui a mis à mal la vie de peuples indigènes, détruit les écosystèmes, et continue à faire des ravages.

– En effet. Le capitalisme est l’enfant du naturalisme et il s’est construit sur une série de contradictions caractéristiques de la pensée moderne : le progrès des peuples fondé sur l’accumulation de richesses, la croissance à tout prix, le bien-être individuel… Mais cette émancipation ne vise pas tout le monde, ce qui implique alors le colonialisme, une expansion économique liée à ce désir du « toujours plus » et l’exploitation de la nature hors de l’Europe.

La Révolution industrielle et le système capitaliste sont nés sur ces principes, ce qu’on a appelé les « hectares invisibles ». L’Angleterre était une île, elle avait des mines de charbon et de fer, mais elle n’avait pas les ressources nécessaires pour engager cette énorme révolution. Il a fallu la colonisation, en particulier des Amériques. De leur côté, la Chine, l’Union Soviétique et d’autres régimes communistes ont également fondé leur développement sur ces mêmes prémisses.

Malgré tous les efforts des penseurs socialistes du 19e siècle visant à libérer les peuples et à réduire les inégalités en maintenant cependant la quête infinie de richesses et la domination des ressources naturelles, on a abouti aux conséquences dramatiques que l’on connait aujourd’hui.

A la lumière de vos différentes expériences de terrain, quelles sont les sources d’inspiration que nous pourrions aller chercher là-bas ?

— Il faut se méfier de l’homogénéisation, de l’unification et d’une certaine fascination à l’égard de ces pensées que je qualifierais de « non modernes ». Derrière ces appellations génériques  – les peuples « racines », « premiers », « indigènes »… –, on a tendance à englober des gens sous une sorte de label générique. Or, il y a derrière chaque collectif des façons d’être, de s’organiser, d’habiter la Terre, dans des milieux extrêmement différents qu’il serait hasardeux de vouloir transposer chez nous.

Les Achuar, les aborigènes d’Australie ou les Inuit peuvent évidemment nous apprendre beaucoup sur l’usage de la nature, mais leurs modes de vie ancestraux sont tellement différents de ce que l’on vit ici qu’il faut éviter analogies et généralisations.

« On évoluait dans le cadre de la gauche prométhéenne, démiurgique : le triomphe des forces productives allait amener l’émancipation des peuples »

Néanmoins, il y a là des manifestations politiques passionnantes, des singularités d’une population dans son rapport à la terre, aux plantes, aux animaux, aux esprits, autant de relations tissées avec un territoire qui leur donnent une légitimité particulière.

Ces milliers de manières de vivre la condition humaine nous démontrent qu’il existe une immense diversité culturelle, que d’autres voies sont possibles pour organiser les échanges, redistribuer les richesses, habiter l’espace…

Comment refaire société élargie ? Comment imaginer de nouveaux modèles politiques moins étroits, plus collectifs, au service du bien commun ? Comment décoloniser notre pensée et sortir du naturalisme ? Voilà quelques-unes des grandes questions du moment.

Pour ma part, je suis un empiriste, j’étudie des situations sociales singulières qui paraissent intéressantes car elles dessinent des voies qui nous permettraient de sortir des impasses dans lesquelles nous sommes. Les historiens aussi sont très utiles pour nous aider à sortir du « présentisme ».

En se penchant sur d’autres formes de rapports entre humains et non-humains, on s’aperçoit que les modalités qui nous apparaissent avoir été de tout temps celles de l’humanité entière ne sont en fait que la pointe de l’iceberg.

Un des fondements de la philosophie politique moderne, c’est l’individualisme possessif : des sociétés composées d’atomes qui sont des individus humains propriétaires d’eux-mêmes capables d’entrer dans des échanges politiques et économiques. Mais il existe tant d’autres modèles d’organisation sociale. Nous ne devons pas chercher à les imiter ou à les reproduire, mais ils doivent nous servir de tremplins, de stimulations pour imaginer des sorties de crise.

Quelles sont ces « stimulations » que vous identifiez ?

— Prenons par exemple ce slogan régulièrement utilisé dans les mouvements climatiques « Nous ne défendons pas la nature, nous sommes la nature qui se défend ». Derrière celui-ci, c’est la notion très intéressante de responsabilité collective qui est avancée et qui est également très puissante dans le monde andin.  Quand des grandes compagnies minières viennent démolir des montagnes, des volcans, des bassins versants, on y voit avec notre regard d’occidentaux une protestation écologique : ces peuples se battent pour défendre leur territoire, dénoncer la pollution de leurs sols.

En réalité, c’est bien plus que cela. La montagne constitue un élément du collectif, un agent cosmopolitique soumis à une agression par des prédateurs, et qui doit être défendu collectivement. Les autres membres font immédiatement front pour la protéger.

Quand la cathédrale Notre-Dame a brûlé, la réaction a été similaire : les Parisiens et d’autres ont fait corps autour de cet élément qui leur semblait si proche, si familier, si naturel appartenant à l’identité parisienne, et dont tout le monde se sentait tout à coup responsable. C’est comme la montagne derrière chez soi qui avait disparu.

Vous êtes également très attentif aux expériences politiques contemporaines.

— Oui, il y a par exemple les communautés zapatistes au Chiapas, qui sont nées pour échapper à la domination d’un parti politique corrompu et aux grands propriétaires terriens, et qui ont créé des communes autogérées, mais il y en a d’autres, comme le Rojava dans le Kurdistan syrien.

Je suis également admiratif de ce qui se passe dans les ZAD (Zones à défendre), comme à Notre-Dames-des-Landes, près de Nantes. On a là des gens en lutte qui s’identifient profondément à un lieu de vie dans lequel humains et non-humains fondent le désir de cohabiter de manière harmonieuse. C’est quelque chose de très nouveau, qui va à l’encontre de la condescendance léniniste qui était la mienne quand j’étais jeune homme. Cette position est fondée sur une très grande humilité, sur une capacité à se remettre en question, sur la réflexivité. Nous, nous étions arrogants : nous avions lu Lénine et Trotsky et nous avions toutes les réponses possibles et imaginables ! Eux, ils explorent et inventent. Ils ont un système très coûteux, l’assemblée générale, qui suppose que tout le monde se mette d’accord, y compris les individus de passage. Les décisions collectives sont d’autant plus compliquées, mais ça vit.

Ils ont créé des comités d’usage, des associations de gens qui sont concernés par un aspect de la vie dans le bocage (le maraîchage, l’agroforesterie, l’élevage) et qui doivent concilier les intérêts de tous. Il faut négocier, parvenir aux compromis. Ce n’est pas seulement le principe « un homme, une voix », ils inventent des formes de vie alternative dans des espaces interstitiels, qui ne sont pas totalement dégagés de l’Etat. Car certains d’entre eux vivent avec le RSA (revenu de solidarité active), l’Etat constitue un filet de sécurité. Ce sont des gens décidés, engagés profondément, capables de se débrouiller en communauté et de faire vivre une microsociété. Ce sont des populations clandestines dans une mondialisation chaotique qui nous montrent de nouvelles manières de faire société. 

A côté des paysans qui luttent depuis les années 1960 pour défendre leurs terres, il y a des militants venus des villes, des néo-cultivateurs qui ont fait leur propre éducation. Ils ont appris à conduire un cheval pour débarder du bois, comment aider à l’agnelage… Ils apprennent sur le tas et partagent leur savoir.  Les ZAD urbaines sont également très intéressantes. Elles visent à combiner l’usage d’éléments agraires (les jardins, les potagers…) avec l’habitat urbain. Les villes deviennent des terrains d’expérimentation, de nouvelles manières de vivre, d’entrer en relation avec autrui et l’environnement.

Mais, dans un monde de plus en plus inégalitaire, l’accès à ce savoir n’est pas accessible à tous. Une grande partie de la population vit encore hors sol, déconnectée de la nature.

— Effectivement. L’ignorance de ce que sont les non-humains – y compris ceux qui habitent dans notre microbiote ! –, est assez sidérante car il y a là un déficit criant d’éducation. Récemment, des professeurs de sciences naturelles ont lancé une pétition pour que l’on dé-bétonne les cours d’école, c’est une bonne idée. Il y a tellement de bitume et de béton ! Les enfants ont besoin d’une mare, d’herbe, d’insectes à observer…

« Comment imaginer de nouveaux modèles politiques moins étroits, plus collectifs, au service du bien commun ?

Jusque dans les années 1960, il y avait des « leçons de choses » à l’école. Pour comprendre des idées abstraites de botanique, on effectuait des sorties dans la nature. Comment voulez-vous apprendre le b.a-ba des organes reproducteurs d’une fleur dans un cadre aseptisé et sans les avoir observés ?

La défense de nos conditions de vie passe par des connaissances et des liens émotionnels. Nous sommes effectivement inégaux dans ce domaine comme dans d’autres. Aujourd’hui dans le monde, la majorité des gens vit dans des zones urbaines et, au sein de celles-ci, ce sont toujours les plus pauvres qui sont cantonnés dans les endroits les plus laids, les plus dégradés, les plus bruyants. Il y a là une profonde injustice.

J’ai récemment participé à un séminaire scientifique avec Glenn Albrecht, ce professeur de développement durable australien à l’origine de la notion de solastalgie, qui décrit la souffrance et la détresse psychique ou existentielle causée par des changements environnementaux majeurs dans un site que l’on a connu avant. Il me racontait combien son expérience personnelle en Australie du sud-ouest avait influencé ses travaux. Il a vu s’étendre non loin de chez lui de gigantesques mines à ciel ouvert qui ont tout rasé progressivement sur leur passage. Il a vu grandir ce sentiment de détresse inouïe chez des gens voyant leur environnement quotidien transformé en un paysage lunaire, dans un bruit assourdissant, avec une poussière terrible…

Vos expériences d’anthropologue sont également nourries de ces différents liens émotionnels avec l’environnement.

— Oui, et j’ai eu beaucoup de chance. Personnellement, je viens d’une famille bourgeoise, j’allais en vacances à la montagne, mon grand-père était lettré, fin botaniste… Aujourd’hui, j’ai un bureau dans le jardin, un pommier sous mes yeux rempli de rouges-gorges, de sittelles, de mésanges. C’est une chance immense et cela me procure un sentiment de bonheur profond.

Ce sentiment de plénitude, je l’ai connu bien des fois lors de mes recherches. J’étais au cœur de l’Amazonie, loin de tout confort, sous un ciel immense, avec le prodigieux privilège d’être un minuscule élément du monde, le sentiment puissant d’appartenir à un tout. En détruisant la Terre, on dénie cette indispensable plénitude à une partie de l’humanité.

Avec ce difficile retour à la « modernité ».

— Après chaque mission, il y a effectivement l’idée de rupture. Ce qui frappe le plus, ce sont les rapports entre les gens. Un rapport distant, mercantile, médiatisé par les objets, ce « fétichisme de la marchandise », comme l’appelait Marx qui vous saute à chaque fois au visage. On en revient à l’idée de frugalité. Au cours de mes voyages, je me suis rendu compte que je pouvais vivre avec rien ou si peu, sans être finalement malheureux en trouvant des plaisirs que je connaissais mais dont je ne mesurais plus l’importance : une nuit étoilée avec des lucioles, un chant d’oiseau, un silence prolongé…

Comment vivez-vous cette époque ?

— J’oscille entre l’indifférence, l’indignation et l’espoir. Je me faisais récemment la réflexion autour d’un phénomène en apparence ridicule, mais tellement révélateur de notre époque : le développement de voitures SUV qui portent des noms de tribus nomades : Touareg, Touran, Qashqai… L’idée que l’on puisse trouver son bonheur dans des choses aussi dérisoires me désole, m’intrigue et me fascine.  En anglais, on dit « to add insult to injury », ajouter l’insulte à la blessure : on donne le nom de peuples affectés par le changement climatique sans en être responsables aux objets qui y contribuent le plus.

 « Dans les ZAD (Zones à défendre), on découvre des populations clandestines dans une mondialisation chaotique qui nous montrent de nouvelles manières de faire société »

Plus sérieusement, qui dit « modernité » dit « progrès ». Allons-nous vers une évolution positive du monde ? Je m’interroge car le progrès c’est vivre en bonne santé, avoir une alimentation correcte, ne pas subir les effets de la pollution… Or, les taux de particules fines, de métaux lourds, de pesticides ne cessent de croitre. Il y a des corrélations de plus en plus marquées avec des maladies graves. On mesure chaque jour les effets désastreux des dérèglements climatiques, de la déforestation, de l’extinction des espèces…

Je me réjouis évidemment de voir les scientifiques se mobiliser et les lycéens descendre dans la rue. Ce sont mes petits-enfants. Ils sont inquiets, à juste titre, car à la fin du siècle, ils seront là. Mais ce jeudi (5 mars NDLR), deux mois après le début de l’année, la France a émis tous les gaz à effet de serre qu’elle pourrait rejeter en une année si elle respectait l’objectif de neutralité carbone qu’elle s’est fixé pour 2050. C’est terrifiant, mais ce qui l’est tout autant c’est la faible réactivité de la société dans son ensemble.

Comment l’expliquez-vous ?

— Je ne me l’explique pas. Depuis la fin du 19e siècle, les grandes démocraties occidentales ont réussi à construire des systèmes de prévoyance (la sécurité sociale, l’assurance santé, les retraites…) fondés sur la prévision du futur et qui mettent en place des filets de sécurité pour pallier des circonstances dramatiques éventuelles. Avec ce modèle bismarckien, il s’agissait de faire face aux épidémies en cours, de répondre à la nécessité croissante d’entretenir les populations miséreuses. Après cela, il y a eu de grands mouvements sociaux. Et cela a bien fonctionné.

Mais pour le climat et la biodiversité, on n’y parvient pas. Pourtant tout est là, sous nos yeux. Les effets ne sont-ils pas encore suffisamment palpables ? On a bien vécu quelques pics de chaleur, des inondations et des incendies, mais la situation n’est visiblement pas considérée comme suffisamment grave et sensible…

En Australie, ils étaient relativement indifférents à ces questions jusqu’à l’arrivée des méga feux. Tout a été extrêmement vite. Quand ils ont encaissé le choc, il y a eu une véritable prise de conscience collective, mais il était déjà trop tard. C’est ça le plus dramatique. 

Chez nous, c’est pareil : à un moment, on atteindra un tipping point, un point de basculement, où il sera impossible de faire machine arrière, où les choses deviendront imprévisibles et généreront sur terre des effets ingérables. On ne peut plus se contenter d’être dans la prévoyance, nous sommes face à l’urgente nécessité d’adaptation et d’anticipation.

— Propos recueillis par Hugues Dorzée

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