« On assiste à l’émergence d’un nouveau récit plaçant le monde vivant au centre »

Adepte d’une pensée complexe et indisciplinée, la philosophe française Emile Hache explore, défriche et sème des idées et des imaginaires nouveaux à contre-courant du « temps fou du capitalisme ». En lutte contre l’exceptionnalisme et contre toutes les formes de domination de l’homme, ici et aux quatre coins de la planète, cette sentinelle des mutations écologiques se réjouit de voir peu à peu des « verrous sauter » et l’éclosion d’un nouveau récit évoquant « l’humain et le non humain sans différenciation hiérarchique ». Dialogue avec une penseuse profondément terrestre qui accorde autant d’exigence et d’attention à l’égard de la raison que des émotions.


Cet article était le grand entretien du n°134, publié à l’été 2019.

Vous travaillez depuis des années sur l’écologie politique, l’écoféminisme, la philosophie pragmatique. Vous faites partie de ces intellectuelles qui défendent une pensée complexe, transversale et pratique. N’est-ce pas un peu décourageant de vivre dans cette époque de l’immédiateté, du manichéisme et de la vitesse à tout prix ? Comment résistez-vous en tant que penseuse ?

— Ce qui me vient à l’esprit quand je pense à notre époque, c’est effectivement à cet « accélérationnisme » comme expérience propre de la modernité qui envahit tout, nos corps comme nos pensées. Cette accélération me semble toucher autant nos vies propres que la vie intellectuelle et notre capacité de penser, en raison du flux d’informations, de parutions d’articles, de livres, que l’on n’est plus en capacité d’absorber. De toute évidence, il nous faut inventer des espaces de repos, des modes de vie alternatifs, pour ne pas se laisser écraser par ce temps fou du capitalisme, cette intrusion de l’intime, cette saturation du temps de la vie et du temps de la pensée.

Lors d’un récent colloque, vous invitiez l’assemblée à « sortir des vieilles idées et des vieux concepts » en mettant en garde contre l’ennui et le sentiment « d’étouffement » qui nous guette. Et en même temps, vous vous réjouissez de l’ébullition scientifique en cours.

— En effet. Il y a dix ans, on pouvait avoir le sentiment que les problèmes et enjeux soulevés par l’écologie n’intéressaient à peu près personne en philosophie, à commencer par les universités. Mais aujourd’hui, la donne a complètement changé et c’est infiniment réjouissant.

Il y a une multiplication de propositions, de pensées qui sont en train d’éclore dans le domaine des sciences humaines, de l’écologie, de l’anthropologie… Certains blocages ou interdits qui entouraient certaines disciplines sautent peu à peu. Cette mutation écologique réinterroge toute notre épistémologie moderne : c’est quoi la différence entre l’anthropologie et la sociologie lorsque l’on fait de l’anthropologie des modernes ? Qu’est-ce que ça veut encore dire aujourd’hui de parler de sciences « humaines » ou de sciences « naturelles » ? Les termes eux-mêmes ne correspondent plus du tout à la manière dont on est en train de penser le monde.

C’est véritablement réjouissant dans un moment pourtant très sombre.  Sombre aussi parce que ce moment de grande créativité intellectuelle n’est absolument pas soutenu par l’institution. On ne peut qu’être inquiet sur le devenir du monde universitaire et sa néolibéralisation en marche forcée, qui plonge chercheurs et étudiants dans la précarité. C’est un sentiment mitigé, un mélange d’espoir et d’inquiétude.

Dans ce monde de plus en plus complexe, globalisé et technicisé, l’accès démocratique aux sciences et aux savoirs n’est-il pas devenu un enjeu majeur ? Au risque d’agrandir encore davantage le fossé entre une minorité de ceux qui savent, qui maîtrisent et qui décident, et la majorité silencieuse ?

— Si, mais cette division très moderne entre « ceux qui savent » et « ceux qui ignorent » est un problème en soi à questionner. Prenez l’agriculture : la situation catastrophique dans laquelle nous nous trouvons résulte de décennies d’agriculture intensive et destructrice conséquence d’une politique agricole élaborée et décidée par de grands instituts de recherche, ayant délibérément rejeté les pratiques et savoirs vernaculaires de « ceux qui font ». Une très grande partie, sinon l’entièreté, des manières de faire non destructrices, écologiques que l’on observe aujourd’hui viennent de ces savoirs et pratiques empiriques, préservés de haute lutte et chaque jour réinventés. La démocratisation des sciences et des savoirs comporte en ce sens aussi un enjeu immense de revalorisation de milliers de pratiques empiriques méprisées, interdites de droit de séjour, expérimentales, etc.

Pour ce faire, vous préconisez la construction de nouveaux récits et de nouveaux imaginaires. En quoi ceux-ci vont-il faire avancer l’humanité et permettre, le cas échéant, d’éviter le basculement du monde ?

— Je m’inscris ici dans la lignée de penseuses féministes et écologistes comme Donna Haraway ou Starhawk. Pendant plusieurs siècles, le grand récit de la modernité a été celui de l’exceptionnalisme, entendu comme une perception ou une croyance selon laquelle l’espèce humaine aurait une place privilégiée au sein de la chaîne des êtres, et certains humains – blancs, européens et descendants d’européens – plus que d’autres. Ce geste-là a eu des conséquences politiques, ontologiques et écologiques terrifiantes. Aujourd’hui, la multiplication des questionnements en éthologie, biologie, science de la terre, etc. nous démontre combien cette vision n’a plus aucun sens.

On est en train d’assister, je dirais, à l’émergence d’une proposition collective d’un nouveau récit plaçant le monde vivant au centre et éclipsant entre l’humain et le non humain toute différenciation hiérarchique. Ce récit n’est pas écrit aujourd’hui que par des écrivains ou des adeptes de science-fiction, ce sont des biologistes qui nous parlent de symbiose, des botanistes qui analysent l’intelligence des plantes, des éthologues qui mettent en avant le savoir des animaux, etc. 

Scientifiques, artistes, activistes, philosophes, nous sommes beaucoup à travailler à cette œuvre collective, plurielle, plurivoque. Ce nouveau grand récit aux mille versions différentes, se construit en réseau, sans concertation véritable et c’est ça qui est véritablement extraordinaire. Il faut espérer qu’il nous aide à sortir collectivement et individuellement de cet exceptionnalisme qui nous étouffe et est en train d’étouffer la planète. Des verrous sautent, un changement profond de paradigmes est en cours et je pense qu’on n’a aucune idée de ce qui va s’explorer et s’élaborer dans les dix, vingt prochaines années.

Comment expliquer ce changement si tardif ? Car l’état désastreux de la planète, il est connu depuis au moins quarante ans. Prenez le rapport Meadows Halte à la croissance ?, il date de 1972. Le premier Sommet de la Terre de Rio, de 1992. Sans compter les alertes successives lancées par les climatologues et les autres scientifiques. 

— Je ne formulerais pas la chose de la sorte. Je souscris à la thèse défendue par l’historien des sciences Jean-Baptiste Fessoz dans L’apocalypse joyeuse selon laquelle la révolution industrielle s’est toujours accompagnée d’une conscience des dégâts écologiques qu’elle causait et qu’elle s’est imposée par la force bien plus que par un enthousiasme joyeux de tous devant ce progrès en marche. C’est une mise en perspective un peu différente pour observer ce qui s’est réellement passé depuis quarante ans.

Car les exemples que vous citez sont en réalité le fait d’institutions internationales ou d’Etats qui nous démontrent tous les jours qu’ils ne sont absolument pas à la hauteur de ce qui se passe. Les multiples COP n’ont pour l’instant servi à rien, de même que les déclarations de quelques chefs d’Etat ne débouchent sur rien. Et je ne parle pas seulement du Brésil ou des Etats-Unis. En France, le gouvernement n’est absolument pas à la hauteur de l’urgence écologique et sociale. L’espoir n’est pas de ce côté.

Il est de quel côté alors ?

— Des populations elles-mêmes, du mouvement de la jeunesse pour le climat, du mouvement des gilets jaunes qui refusent une écologie pour les riches, des milliers d’activistes qui consacrent un temps démentiel pour organiser des campagnes d’action, certains risquant leur vie pour en sauver d’autres, comme aujourd’hui la capitaine de bateau pour Sea Watch, Pia Klemp, qui encourt vingt ans de prison pour avoir sauvé des migrants en mer, des mouvements de désobéissance civile comme Extinction Rebellion, des millions de paysans qui résistent à la machine agro-industrielle, au Brésil, en Europe et partout dans le monde, des ZAD, évidemment ; au regard de la mutation climatique en cours, c’est vertigineux, mais nous n’avons que ça.

N’a-t-on pas tendance à dépolitiser la crise écologique et à renvoyer l’essentiel de la responsabilité vers le citoyen, à le culpabiliser, à l’encourager à adopter des petits gestes et comportements vertueux, pour éviter de s’attaquer au système qui génère la destruction en cours : ce capitalisme productiviste, pilleur de ressources et d’humanité ?

— Oui et non. La difficulté, c’est que le capitalisme est en mue permanente. Les négationnistes climatiques ont pris le dessus sur les climatosceptiques. Le greenwashing est remplacé par le capitalisme vert. Il me semble qu’aujourd’hui la culpabilisation des citoyens par l’injonction aux petits gestes a également disparu au profit de ce que l’économiste espagnol Juan Martinez-Alier a appelé un « environnementalisme des riches» désormais ouvertement opposé à un « environnementalisme des pauvres ». C’est la taxe carbone sur le carburant en France au nom de l’écologie, en pleine politique d’abandon et privatisation du réseau ferroviaire ; c’est la multiplication des marchés carbone au niveau européen, alors qu’il a été démontré à de nombreuses reprises qu’ils ne sont que des permis de polluer et ont un impact écologique et social dévastateur, etc.

Avec cette indispensable articulation entre transition écologique et justice sociale.              

— C’est l’enjeu majeur des années à venir. Comment lutter contre ce désastre causé par le capitalisme ? Comment répondre aux effets du réchauffement climatique d’une façon qui ne soit pas barbare pour reprendre l’expression d’Isabelle Stengers. Une poignée de privilégiés auront toujours les moyens de s’adapter, se protéger, se faire soigner. Et l’on est en train de faire porter le poids des dérèglements climatiques aux populations les plus vulnérables et les plus défavorisées et cela ne va probablement faire qu’empirer. Dans son dernier livre Où atterrir, Bruno Latour a cette image extrêmement puissante du Titanic comme métaphore d’une gestion capitaliste du dérèglement climatique : durant la nuit, les riches s’enfuient silencieusement dans les canots de sauvetage et abandonnent les classes des pontons inférieurs pour lesquelles il ne reste plus de bateaux…  

La question se pose également au niveau des relations Nord-Sud avec une approche trop souvent positionnée entre ethnocentrisme et domination.

— Un exemple frappant de cette domination Nord-Sud, c’est l’initiative Yasuni ITT menée en 2013 en Equateur et qui s’est soldée sans surprise par une fin de non-recevoir. En échange de la non-exploitation de ses réserves pétrolières situées dans le sous-sol amazonien, le président équatorien demandait une compensation de 3,6 milliards de dollars à la communauté internationale. C’était une manière d’actualiser l’idée de dette écologique avec une proposition concrète.

La communauté internationale n’a pas pris ses responsabilités. Elle a regardé cette idée de haut, crié au chantage, évoqué le risque de précédent. Et, au bout du compte, le gouvernement équatorien a autorisé l’exploitation des puits de pétrole dans ce petit berceau de biodiversité. C’est tragique.

Nous n’avons aucune leçon à donner au Sud car nous sommes incapables de tenir nos propres engagements sur le climat, sur la protection de nos sols et la biodiversité… Il y a un texte magnifique de l’anthropologue libano-australien Ghassan Hage, Le loup et le musulman, qui fait ce lien entre justice climatique et migrations actuelles, entre crime racial et crime écologique. Il évoque la crise de notre « mode d’habitation du monde » se caractérisant par ce qu’il appelle une forme de domestication généralisée à l’égard de tous les vivants.

Vous avez beaucoup travaillé avec Bruno Latour et d’autres sur l’idée de « cosmopolitique ». Une vision qui imprègne depuis très longtemps déjà nombre de peuples traditionnels du Sud. Pour faire face aux crises à venir, l’inspiration viendra-t-elle de là-bas ?

— Oui, bien sûr. Déborah Danowski et Eduardo Viveiros de Castro soulignent dans leur très beau texte L’arrêt de monde que les peuples indigènes des Amériques, en tant que « spécialistes de fin du monde » – notre modernité est née de la destruction de leur monde, et pourtant, ils sont toujours là –, ont beaucoup à nous apprendre maintenant que nous nous trouvons au seuil d’une transformation de la planète tout aussi radicale. Plus encore disent-ils, à l’instar de communautés paysannes en voie de modernisation qui choisissent de « redevenir indigènes », une des figurations d’un avenir possible, non barbare, passerait par notre propre devenir indigène, Latour parlerait de devenir terrestre, contre ce mode d’habiter moderne.

Ce devenir indigène, ce n’est pas singer les rituels des indiens américains, au risque d’une énième appropriation culturelle, c’est inventer nos propres manières terrestres d’habiter, nos propres formes ritualisées de connexion avec le monde vivant, nos propres chants, avec une immense humilité et une immense bienveillance devant nos maladresses à sortir de cette vieille culture moderne qui ne convient plus à personne. C’est une opération métamorphique de mue à propos de laquelle nous n’avons aucune garantie mais que nous ne pouvons pas ne pas tenter.

Pour affronter les chocs à venir, vous dites : il nous faudra des récits, des imaginaires, mais nous aurons aussi besoin de nos émotions qui nous reconnectent au présent et à la vie dans toutes ses dimensions.  

— En effet. Tout au long de la modernité – mais certains remonteraient plus loin – on n’a cessé de disqualifier les émotions en privilégiant la raison. Cette coupure, cette déconnexion, a rendu possible un certain nombre de choix catastrophiques collectifs et individuels.

De nombreux penseurs d’après-guerre comme l’Ecole de Frankfort, Hans Jonas, Hanna Arendt, Günter Anders, ont réfléchi en profondeur sur ces questions : comment en est-on arrivé là ? L’histoire venait de montrer notre extrême vulnérabilité face à l’instrumentalisation de ces émotions, notamment la peur ou la colère, par différents Etats.

Or nous n’avons pas été éduqués à cette dimension-là de notre corps pensant. Il suffit de voir comment notre système scolaire a été pensé. C’est une conception purement intellectuelle. On considère que la raison s’apprend, et cela pendant des années, par des milliers d’heures d’exercices, mais pas une heure n’est consacrée à la connaissance ni l’exercice de nos émotions, individuelles et collectives. Les seuls qui s’intéressent à ces dernières et qui de ce fait ont le champ entièrement libre sont ceux qui souhaitent les manipuler et les exploiter – pensons aux études ayant montré la similitude entre l’usage des réseaux sociaux comme Facebook et la prise de cocaïne.

S’exercer à penser de manière complexe et indisciplinée est le travail d’une vie, nous devrions avoir la même exigence et la même attention à l’égard de nos sentirs, nous indiquant le chemin vers une pensée située, ancrée dans nos corps et dans la terre, et en cela encore plus complexe et vivante. Mettons notre plaisir et notre jouissance au service d’un devenir terrestre et non de sa destruction.

Lors des récentes mobilisations pour le climat, ce sont souvent des (jeunes) femmes qui ont été à la pointe du mouvement. Comment expliquer cette réappropriation de la question écologique par les femmes ? Peut-on y voir une renaissance de l’écoféminisme, ce courant de pensée né dans les années 1970 que vous avez longuement exploré notamment via votre recueil de textes Reclaim ?

— Oui certainement, même si j’imagine que la majeure partie de ces jeunes femmes n’a jamais entendu parler de ces luttes des années 1970, ces dernières ayant été très peu transmises. Mais c’est en train de changer à une vitesse inouïe ces derniers mois et je suis incroyablement reconnaissante d’assister à cela ; là aussi, des barrières qui semblaient inamovibles ont sauté, les méfiances et critiques à l’égard de ce courant d’idées qui l’avaient empêché de s’implanter en France – lié à son fanatisme athée comme à son incroyable culture misogyne – ont perdu leur pouvoir de terrorisation : les nouvelles générations, celles de mes étudiants, sont infiniment plus ouvertes sur beaucoup questions, à la faveur peut-être d’une culture plus anarchiste que marxiste, et en cela beaucoup moins dogmatique comme le souligne David Graeber, beaucoup plus féministe aussi que ma génération qui a pâti du backlash des années 1990 contre les mouvements de contre-culture des années 1970. Tout est à faire, il y aura toujours à se méfier de nouvelles polices de la pensée qui ne manqueront pas de se former, mais nous sommes très nombreux à présent, et l’extrême gravité de la situation que nous vivons peut paradoxalement nous y aider. Ce sont les premiers terrestres. — Propos recueillis par Hugues Dorzée

Bio express

Emilie Hache est maitresse de conférences à l’Université Paris Nanterre en philosophie. Ses recherches portent sur les questions écologiques et la philosophie pragmatique. Elle est l’auteure de Ce à quoi nous tenons. Propositions pour une écologie pragmatique (La Découverte, 2011) et a dirigé et préfacé trois livres collectifs, Ecologie politique. Cosmos, communauté, milieux, (Editions Amsterdam, 2012), De l’univers clos au monde infini (Editions Dehors, 2014), Reclaim. Recueil de textes écoféministes (Editions Cambourakis, 2016). Membre du laboratoire Sophiapol et membre associée du GECo (ULB, Bruxelles), elle travaille aujourd’hui à une lecture écoféministe de la mutation écologique à laquelle nous sommes désormais confrontés. Elle a participé au livre collectif Un sol commun. Lutter, penser, habiter (Schaffner dir.) qui vient de paraître pour les dix ans de Wildproject. —


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