Ils sont quatre, parfois cinq ou six à se retrouver autour d’un verre à Louvain ou dans les locaux des associations Fairfin et Financité, à Bruxelles, en 2008 et 2009. L’ouragan de la crise financière est au cœur de leurs préoccupations. La tempête frappe le système bancaire sur le Vieux Continent et son effet domino engendrera bientôt la chute de Dexia. Ses actifs sont repris et nationalisés en 2011 à travers la nouvelle banque Belfius. Mais ce « modèle bancaire de l’ancien monde » ne fait plus rêver. « On avait tous le souvenir de la Bacob et des banques coopératives qui avaient été, dans le passé, des modèles au service de la collectivité », se souvient Marc Bontemps, ancien directeur d’Oxfam Wereldwinkels. Aux côtés de personnalités comme Dirk Barrez (ex-VRT), Guy Hendrix (Fonds d’économie sociale et durable), Bernard Bayot (Financité), Mario Citta (ULB, ex-CGER) et d’autres encore, Marc Bontemps démultiplie les contacts. « L’idée était folle, mais nous étions tellement marqués par la crise financière qu’il fallait une nouvelle réponse : une banque tout à la fois citoyenne, éthique et durable, poursuit celui qui sera une des chevilles-ouvrières de NewB jusqu’en 2018. A peu près tous les acteurs que nous rencontrions soutenaient l’idée, à commencer par les banquiers qui s’estimaient lésés par l’évolution du monde de la finance. »
1. NewB et ses 24 parents adoptifs
L’objet social de l’acte constitutif de la coopérative NewB, fondée le 17 mai 2011, à Bruxelles, est limpide : « Créer et exploiter un nouvel établissement de crédit coopératif en Belgique pour offrir un service financier simple, sûr et durable à tous les citoyens, aux associations, aux mouvements sociaux et aux entrepreneurs. » Insertion sociale, transparence, proximité, sobriété… Treize valeurs balisent les activités futures de la banque. L’enfant brille et peut compter sur une ribambelle de parents adoptifs. Vingt-quatre organisations dans le domaine syndical, Nord-Sud, environnemental, de l’aide aux personnes, de la finance durable… font rayonner cette promesse. Dans le berceau, des cacahuètes : 50 000 euros de capital. Une majorité y croit. D’autres sont sceptiques. « J’ai été impliqué très vite dans le projet NewB, d’abord en tant qu’ancien directeur de Crédal (financement alternatif), puis de Greenpeace, dont j’étais directeur, se remémore Michel Genet, aujourd’hui directeur de Médecins du Monde, également cofondateur de NewB. Il fallait en être, c’est clair, car ce mouvement social représentait quelque chose d’important. Mais en même temps, j’étais sceptique sur la capacité à développer une nouvelle banque. Ma conviction profonde était que le marché du crédit était saturé et le secteur alternatif déjà bien couvert. »
Deux années s’écoulent. Deux années lors desquelles l’équipe, constituée jusqu’alors de détachés et de bénévoles, se professionnalise. Des études, aussi, sont lancées. Mais les conclusions académiques quant à la pertinence d’une banque citoyenne tiennent-elle la route ? « Il nous fallait mesurer, en réalité, si les citoyens étaient prêts à soutenir un tel projet de banque, se souvient Jacques Onan, chargé de la première campagne de NewB. On avait mis en place un dispositif de soirée d’informations à travers toute la Belgique. Mais nous avons été dépassés par le succès… »
Le dimanche 25 mars 2013, l’opération de souscription Je prends part est lancée au musée de la Bande dessinée, à Bruxelles. « Un dimanche, c’était parfait pour les JT plus pauvres en info ces jours-là », raconte-t-il. « De plus, la veille, précise Marc Bontemps. Le quotidien De Morgen avait éventé l’intérêt potentiel des syndicats à investir dans la banque. Le musée était comble. » Résultat : la campagne est fulgurante. En moins de 24 heures, l’objectif initial de 10 000 coopérateurs est atteint ! NewB fait la Une des journaux européens. « Nous emménagions dans les locaux au Botanique, note Laurence Roland, ancienne employée chez Financité. Il n’y avait pas encore de bureaux et le téléphone, au sol, n’arrêtait pas de sonner. » Quatre mois plus tard, la coopérative dénombre une force de frappe de 44 000 souscripteurs.
Enivrée par « cette mobilisation sans précédent depuis les mouvements coopératifs d’avant guerre », comme le rappelle son président Bernard Bayot, NewB rêve d’obtenir la licence bancaire. C’est le Graal indispensable délivré par l’autorité bancaire (FSMA) pour pouvoir ouvrir des comptes. Mais un détour par la Banque nationale s’impose. L’accueil, début janvier 2014, est polaire. L’ancien gouverneur libéral Luc Coene (Open VLD), aujourd’hui décédé, ne veut pas d’une nouvelle banque sur le marché. Il recale le projet NewB. « On a sous-estimé la crainte que suscitait notre projet et les machinations en coulisses, concède un acteur du dossier. Les clignoteurs étaient oranges et Luc Coene a fait pression sur la FSMA, ce qui était en soi scandaleux, en disant que nous étions un danger pour la stabilité du système financier. » Une partie de l’équipe songe à conduire des actions devant la Banque nationale. Monter au créneau est trop risqué pour Bayot, qui préfère la voie diplomatique.
2. Des investisseurs très francophones
Consultant de NewB « très bien rémunéré », selon un ex-collègue, Dirk Coekelbergh, juriste dont l’expérience est reconnue dans l’éthique bancaire et la gestion de produits financiers, devient CEO de NewB. « Personne d’autre ne voulait prendre la mission », remarque cet observateur. « C’était l’homme de la situation, glisse un ancien collaborateur. Il en imposait et savait mettre les mains dans le cambouis. »
Mais cette arrivée d’un vrai banquier à la tête d’une future banque ne plait pas à tout le monde. « Le capital a été bouffé parce qu’on a dépensé le cash de manière inconsidérée pendant des années, constate aujourd’hui Frédéric Chomé, administrateur de 2014 à 2016. J’ai démissionné parce que les fondateurs voulaient faire des dépenses de banquiers sans en avoir les moyens. NewB a commis le péché originel à ce moment-là. Cette boîte a dépensé l’argent qu’elle avait au-delà du raisonnable sans penser à innover avec autre chose que des produits bancaires dérivés. »
A défaut d’obtenir la licence bancaire, Coekelbergh soutient de facto la mise sur le marché de cartes prépayées (accord avec Mastercard) et de produits liés à l’assureur français Monceau, le plus gros investisseur institutionnel dans NewB à ce jour (10 millions d’euros) « Ces premiers écarts avec l’idéal d’une banque éthique vont jeter le trouble au sein de l’équipe et des coopérateurs », constate cet ancien membre de l’équipe. Celui qui est décrit par de nombreux observateurs comme un « banquier atypique » claque la porte en 2018. Sa divergence de vision stratégique avec son alter ego Tom Olinger et le président Bernard Bayot est consommée.
Eclaircie ? Les signaux informels envoyés par la Banque centrale européenne sont enfin favorables et la nouvelle campagne de souscription lancée en vue de l’obtention de la licence bancaire est un succès. En décembre 2019, plus de 71 000 investisseurs dépassent la barre des 35 millions d’euros de capital. Mais la réussite de cette campagne, fortement relayée par la société civile à Bruxelles et en Wallonie, masque un déséquilibre important : plus de deux tiers des coopérateurs sont francophones. Et puis, un facteur d’inquiétude persiste : le non-marchand investit peu dans la banque. Les syndicats chrétiens, échaudés par la faillite d’Arco, en Flandre, renâclent à ouvrir leur portefeuille. « On a raté l’occasion d’être un levier financier et un acteur de changement pour le non-marchand à ce moment-là, reconnaît Marc Bontemps. Mais il est difficile de dire ce qu’il aurait fallu faire en plus pour les convaincre de soutenir davantage un levier bancaire qui leur était en partie destiné. »
3. Crise du Covid et affront public
Neuf ans après la création de la coopérative, l’agrément bancaire est délivré par la Banque nationale le 30 janvier 2020. NewB est la première banque créée en Belgique depuis soixante ans. Elle parie sur la création de 108 000 comptes à vue d’ici fin 2024 et 35 000 comptes d’épargne. « Les coopérants seront plus que probablement des utilisateurs de la banque et nos projections se trouvent renforcées à l’issue de la campagne de capitalisation », indique alors Bernard Bayot.
Cruelle, la réalité de la crise du Covid douche froidement les espoirs. Le repli de l’économie, le télétravail et… les taux négatifs pénalisent triplement le démarrage de la banque et l’ouverture des premiers comptes en 2021. « Chaque fois qu’un compte à vue était ouvert, NewB perdait de l’argent », rappelle Arnaud Zacharie, secrétaire général du CNCD-11.11.11, cofondateur de NewB.
Fin 2021, la banque affiche près de 30 millions de pertes cumulées et à peine un sixième des 117 000 coopérateurs ont ouvert un compte. « L’inertie des Belges en matière bancaire a été sous-estimée, constate cet acteur financier proche de NewB. L’offre manquait de largesses en termes de produits hypothécaires, notamment. Même les coopérateurs ne voulaient pas se compliquer la vie pour des services plus cher et moins performants qu’ailleurs. »
Fin de partie. NewB, qui devait lever 40 millions d’euros supplémentaires auprès d’investisseurs institutionnels pour le 30 septembre 2022, afin de développer son offre de crédit aux professionnels, de financer son expansion et d’assurer le respect des ratios bancaires réglementaires, échoue. Les Régions bruxelloise et wallonne sont pointées du doigt. Elles qui avaient investi respectivement 400 000 euros chacune dans NewB refusent de soutenir la banque. Quelle ironie du sort ! L’Etat belge et le ministre des Finances Didier Reynders (MR) n’avaient pas hésité, en 2008, à renflouer la banque Fortis. « Le MR a clairement bloqué le dossier en Wallonie alors qu’il y avait un soutien du côté écolo et socialiste, remarque un acteur du dossier. Il leur fallait un trophée et NewB, enfant de la gauche francophone, incarnait parfaitement cela. »
La banque, qui dénombre 20 000 comptes à vue, annonce son démantèlement à l’automne. Un plan social est engagé pour les quarante salariés. « NewB a proposé peu de produits et peu de crédits… mais on perd de vue son effet de levier dans l’économie sociale, analyse Marek Hudon, professeur à l’ULB. Le refus des pouvoirs publics de recapitaliser NewB est non négligeable pour l’action collective. Il y a sans doute eu un manque de pédagogie quant à l’impact de la coopérative. Quand les pouvoirs publics injectent 20 millions d’euros dans Francorchamps, on nous raconte ce que cela rapporterait à l’économie régionale. Mais la banque n’est malheureusement pas parvenue à dire ce que rapporte un euro investi par les pouvoirs publics dans NewB. »
4. Requiem pour un rêve éthique
Pavé dans la mare ou analyse salutaire ? Dirk Coeckelbergh publie, fin novembre 2022, Requiem pour un rêve éthique. Sans concession, cet ouvrage de l’ancien CEO dénombre dix erreurs stratégiques et les limites d’une organisation trop peu professionnalisée dans les métiers où elle aurait dû exceller : les crédits, la vente de produits éthiques et durables – ce qu’elle pouvait déjà réaliser avant l’obtention de la licence bancaire – et le marketing de ces produits vers sa clientèle. « Je militais pour que NewB crée de l’investissement dans l’économie réelle. Ils ont préféré préparer des produits d’assurance qui n’ont pas marché », constate l’ancien CEO.
Pointé du doigt par l’ex-patron, Bernard Bayot, qui incarne la stratégie, ne ménage pas non plus celui qu’il avait adoubé : « Il est inadmissible, en droit des affaires, qu’un ancien CEO s’exprime sur la boîte qu’il a quittée », répond-il à Imagine. « Dirk Coekelbergh a travaillé pendant trois ans pour obtenir la licence bancaire et ne l’a pas obtenue. Et il vient donner la leçon… »
Face aux « erreurs stratégiques » mises en avant par l’ancien CEO, Bernard Bayot nuance : « J’ai assez de cheveux blancs pour savoir que personne n’est parfait. Il est facile de refaire l’histoire. Mais dans le contexte où a été placé NewB, je pense que tous les organes ont pris les choix les meilleurs au moment où ils ont dû les prendre. »
Coup de théâtre : alors que le démantèlement de la banque est en route et que l’assemblée générale se profile, NewB annonce le 23 novembre 2022 un projet de partenariat avec VDK Bank. Cette petite banque gantoise, qui affiche fièrement un siècle d’existence, 120 000 clients et un bilan largement positif, est classée troisième au « Scan des banques éthiques et durables », juste derrière NewB et Triodos.
Les clients de NewB sont alors invités à ne plus vider leurs comptes ! « Ce projet de partenariat a pour but de permettre l’avènement d’une banque solide et durable active sur l’ensemble de la Belgique », souligne l’actuel CEO Thierry Smets. Futur « agent commercial » de VDK, la coopérative NewB proposerait une offre de produits bancaires, dont des crédits hypothécaires, plus large, tandis que ses comptes clients seraient transférés vers VDK. Mais face au flou sur les conditions de reprise qui entourent ce projet, Finance & Invest Brussels, coopérateur institutionnel de NewB, saisit la justice pour sursoir l’assemblée générale. Le tribunal de l’entreprise nomme le professeur Michel De Wolf administrateur judiciaire de NewB.
5. Garder l’ancrage belge
Moment d’émotion dans l’auditoire Paul-Emile Janson, ce samedi 17 décembre. Les 550 coopérateurs présents – moins de 1 % – se lèvent lors de l’assemblée générale pour acclamer longuement le CEO Thierry Smets et son équipe lorsqu’il évoque « la conviction forte de l’équipe engagée de NewB tout au long de ces années. »
Malgré le démantèlement de la banque et le plan social qui se poursuivront, l’espoir subsiste de faire aboutir un autre projet. L’AG adoube la proposition de l’administrateur judiciaire de soutenir, jusque mi-janvier, un processus de travail qui conduirait à un mariage de raison avec la banque VDK en 2023. Une manière habile de rassurer les investisseurs institutionnels échaudés.
D’autres repreneurs auraient frappé à la porte de NewB dont, selon nos sources, la banque Triodos. « Mais on a senti chez VDK un appétit plus important pour travailler avec NewB, remarque Thierry Smets. VDK est Belge. Les opportunités sont plus grandes avec VDK pour développer une offre large dans l’ensemble du pays avec une cohérence de valeurs forte. »
D’aucuns, parmi les fondateurs de NewB, ont multiplié les signes d’appui ces dernières semaines pour concrétiser ce partenariat. « Même si ce n’est plus le même projet, ce type de modèle de gouvernance coopérative reste d’une nécessité absolue, remarque Arnaud Zacharie, secrétaire général du CNCD-11.11.11. On l’a vu pendant la crise Covid. Les banques centrales ont pratiqué des taux négatifs et les banques ont continué à investir dans les énergies fossiles. La question de la finance reste centrale pour la transition écologique et sociale. »
Engagé de longue date dans le projet NewB, ce membre de l’AG demeure quant à lui circonspect : « VDK fera sans doute une excellente opération en rachetant un réseau de clientèle francophone qu’ils auraient mis plusieurs années à constituer, note-t-il. Or, il n’y a pas de vision à ce stade sur ce que VDK va payer pour ce rachat. Tout cela ne sera pas simple sur le plan opérationnel. Les fusions bancaires, c’est souvent un cauchemar pour les clients. Enfin, que reste-t-il au-delà du fichier client ? Quelques millions et une part qui ne vaut presque plus rien [entre 1,7 et 2,8 euros]. Qui va tirer les responsabilités de cet échec ? » Professeur à HEC Liège, Sybille Mertens a fait le choix contraire de soutenir le projet VDK. « J’ai étudié le partenariat avec mes étudiants et il nous semble crédible, exprimait-t-elle à l’issue de l’AG. Il est nécessaire d’avoir un acteur important de la finance qui se préoccupe des services de base pour tous, qui place l’éthique fort haut et qui comprend les modèles d’économie sociale… »
Le 14 janvier 2023, une nouvelle assemblée générale décisive doit valider cette perspective. Ils étaient cinq voici quatorze ans. Ils sont désormais 117 000, dont 352 organisations de la société civile, à pouvoir entonner avec Marc Bontemps et Bernard Bayot un nouveau refrain : « Créer une banque citoyenne était une idée était folle, mais cela vaut toujours la peine de changer le monde de la finance. » — Christophe Schoune