Le donut, vous connaissez ? Non pas la pâtisserie US délicieusement grasse et sucrée, mais bien cette vision, proposée par l’économiste britannique Kate Raworth, d’un monde dont les activités s’inscriraient entre deux cercles – celui, extérieur, du plafond écologique, et celui, intérieur, du plancher social –, se maintenant ainsi dans la chair du beignet, « un espace écologiquement sûr et socialement juste ». Cette image, lancée en 2017 dans son ouvrage Doughnut Economics. Seven Ways to Think Like a 21st-Century Economist (et en 2018 pour sa traduction française La théorie du donut), simple et efficace, séduit de plus en plus de pouvoirs publics, d’associations, de citoyens. A Bruxelles, après le temps de l’analyse, de nombreux acteurs sont à présent invités à mettre la main à la pâte et à trouver le bon mélange entre les besoins sociaux fondamentaux de chacun et ceux écologiques de la planète. « Nous sommes dans un bon moment, estime Laure Malchair, directrice de l’Asbl Confluences qui a porté l’analyse pour la Région bruxelloise. Après la crise que nous venons de vivre, tout le monde se dit qu’il est temps de changer. » Et la force pédagogique du Donut, « avec son image aussi simple qu’une courbe de croissance », sourit Barbara Trachte, secrétaire d’Etat à la transition économique et à la recherche scientifique de la Région de Bruxelles-Capitale, pourrait bien en faire un outil extrêmement utile pour dessiner notre futur.
Au départ de la réflexion de Kate Raworth, alors économiste à Oxfam, se trouve le diagramme des neuf limites planétaires définies par Johan Rockström et Will Steffen. Changement climatique, pollutions, perte de biodiversité, consommation d’eau douce ou conversion des terres, ces limites sont présentées comme un plafond dont le dépassement est néfaste pour l’environnement, la Terre… et notre survie. « Mais si les sciences ‘‘dures’’ apportent ces seuils physiques, écologiques, il manquait quelque chose qui réponde aux enjeux sociaux », explique Tristan Dissaux, chercheur en socio-économie et chargé de projet pour le Brussels Donut. S’inspirant des Objectifs de développement durable des Nations unies, l’économiste Kate Raworth construit alors un plancher, _« plus adaptable au contexte, constate le chercheur, à co-construire et discuter »,_ qui comprend l’alimentation, le logement, l’égalité dans la diversité, l’énergie, l’emploi, etc. (voir le dessin page suivante).
« Le Donut replace l’économie dans un système plus large, dans son contexte social et écologique »
Philippe Roman, ICHEC management school
Ce donut constitue un instantané de la situation. Mais son objectif est d’être transformateur : une fois les débordements constatés, l’idée est évidemment de mener les actions et les choix de manière à rester ou retourner, autant que faire se peut, à l’intérieur du beignet. Avec pour boussole sept principes à garder à l’esprit. « Cette théorie s’efforce de replacer l’économie dans un système plus large, commente Philippe Roman, chargé de cours à l’ICHEC management school, chargé de cours invité à l’UCLouvain et coordinateur scientifique du projet du Brussels Donut, dans son contexte social et écologique. »
Pour aider à l’analyse et l’appliquer à une échelle plus petite que celle de la Terre – une Région ou un projet, une ville ou un objet – le beignet a été en quelque sorte « déplié » en quatre lunettes : le local-social, le local-écologique, le global-social et le global-écologique. Tout peut être disséqué de cette façon, en tentant soit de dresser le portrait d’une situation, soit de déterminer les impacts positifs et négatifs d’une action ou d’une politique, en allant creuser ces différents angles de vue au moyen d’indicateurs quantitatifs et qualitatifs, de réflexion et de discussion.
« Cela pousse les gens à regarder au-delà de leur secteur, à aller trouver d’autres interlocuteurs »
Kurt Custers, Bruxelles Environnement
« A Bruxelles, nous voulons réorienter l’économie pour l’aligner sur des objectifs écologiques et sociaux et accélérer la transition, revendique Barbara Trachte, dont le cabinet a financé le projet Brussels Donut. Or, comme tout le monde le sait, les indicateurs traditionnels ne reflètent pas l’entièreté de la réalité puisqu’ils ne tiennent notamment pas compte des externalités. Alors que c’est précisément de cela dont nous avons besoin ! On ne peut pas regarder l’état de l’économie en interrogeant uniquement sa courbe de croissance : les acteurs économiques ont un impact sur l’environnement, sur la qualité de vie, ils peuvent répondre au défi climatique. » Ici, en cherchant à compléter les quatre lunettes, on mobilise des indicateurs variés. « C’est bien plus sain que d’avoir un seul chiffre phare [le PIB par exemple] qui répond à tout, poursuit Philippe Roman. Et cela évite d’en fétichiser certains, comme l’empreinte écologique qui ne prend pas en compte toute une série de choses. »
L’une des grandes caractéristiques du Donut est son aspect très complet et multiple. Les dix sept Objectifs de développement durable de l’ONU (ou SDG’s en anglais) par exemple, un des instruments très utilisés en entreprise ou par les pouvoirs publics, ne seront jamais poursuivis dans leur ensemble. « Chacun choisit un, deux, trois objectifs, sélectionne les étiquettes qui lui conviennent, constate Tristan Dissaux. Ici, on est obligé de faire le tour complet, sans pouvoir mettre sous le tapis un aspect qui vous plaît moins. » Par ailleurs, les ODD « seraient trop vagues, notamment sur la question écologique, complète Philippe Roman. Le Donut enjoint à respecter des frontières – même si elles ne sont pas toujours évidentes à rapporter à des échelles plus petites. » En intégrant toutes ces dimensions – local, global, écologique, social – pas question de reporter ailleurs par exemple ses émissions polluantes pour apparaître plus vertueux.
Pendant une dizaine de mois, l’équipe du Brussels Donut s’est donc attelée à tester le modèle de Kate Raworth, à différentes échelles – portrait de la Région, analyse de politiques, de projets, d’un objet (le smartphone) – à travers de multiples ateliers, rencontres et discussions, pour vérifier s’il faisait sens. Avec un premier constat général : il est utile et fait naître la discussion et le débat. « C’est un bon outil pour se poser des questions auxquelles on ne pense pas habituellement, observe Frédéric Raynaud, Lab et Events manager à Perspective Brussels, qui a participé à des ateliers, et pour inviter à coupler les indicateurs statistiques que nous utilisons déjà avec de nouvelles dimensions. Cette vision à 360 degrés permettrait peut-être de faire émerger des interrogations et des pistes différentes. »
L’analyse systémique fait en tous cas apparaître « qui et ce qui manque autour de la table pour pouvoir remplir les différentes lunettes, remarque Laure Malchair, et démontre combien travailler en silo est destructeur ! » C’est d’ailleurs la grande qualité de l’exercice selon Kurt Custers, directeur à Bruxelles Environnement de la division Qualité de l’environnement, Economie circulaire et Ville durable, emballé par son aspect collaboratif. « Cela pousse les gens à regarder au-delà de leur secteur, à aller trouver d’autres interlocuteurs pour répondre aux différentes questions, pour trouver les informations pertinentes. D’abord en interne bien entendu, mais aussi à l’extérieur, dans la société civile, dans d’autres institutions publiques. Se concentrer sur un secteur a du sens, mais aujourd’hui il faut aussi créer du lien, des ponts entre politiques, citoyens, associations ou administrations. »
L’expérience bruxelloise s’est particulièrement appliquée à développer une méthodologie participative, malgré les restrictions dues au Covid qui ont freiné un peu les élans. « Il y a là une vraie opportunité, estime Frédéric Raynaud, ce serait intéressant d’utiliser cela avec toutes les parties prenantes lors de notre travail de programmation territoriale. » Ouvrir ainsi la discussion pour choisir de concert les indicateurs à trouver et analyser, poser de manière commune un diagnostic, constater ensemble les effets positifs et négatifs d’un plan ou d’une potentielle orientation, puis débattre quant aux moyens et mesures à prendre pour augmenter les bons impacts et diminuer les mauvais, « cela peut aider à créer des socles d’adhésion large, se dit Kurt Custers, des propositions consensuelles parce que les indicateurs sont construits en commun ». Attention toutefois à bien réunir autour de la table des voix diversifiées. « Les positions contradictoires doivent être présentes et pouvoir être entendues, pointe Tristan Dissaux. Si le Donut ne prend en compte qu’une partie des acteurs, l’analyse sera biaisée ou incomplète. »
A l’heure actuelle, bon nombre de projets, quels qu’en soient les initiateurs, ne considèrent qu’un aspect d’une réalité, suivent un objectif – sans prendre en compte les impacts dans d’autres domaines. « L’analyse du Donut met en lumière les interrelations entre différents sujets, selon le socio-économiste : si l’on construit des logements, ceux-ci peuvent apporter un plus (ou un moins) en termes de mixité sociale, mais aussi porter atteinte à la biodiversité, utiliser énormément de ressources ou favoriser leur circularité, etc. » Certaines politiques menées se retrouvent ainsi parfois en contradiction l’une avec l’autre, parce qu’elles n’ont pris en compte qu’un seul pan d’une problématique.
Après l’analyse vient la prise de décision. Avec le risque de se perdre devant la multiplicité des enjeux ? « En ce qui nous concerne, raconte Frédéric Raynaud, nous devons veiller à ne pas disséminer nos objectifs : la Région n’est pas riche, il nous faut garder des cibles précises. En même temps, si nous ne prenons pas en compte l’entièreté d’une question, nous ne parviendrons pas à résoudre pleinement les problèmes. »
Impossible bien entendu d’agir sur tous les fronts, certains leviers ne sont pas accessibles : dans le cadre d’un chantier analysé, l’entrepreneur Democo désirait par exemple installer immédiatement des panneaux solaires, pour profiter d’ores et déjà de l’énergie produite ainsi. L’idée était de les placer temporairement sur la toiture d’un voisin – qui aurait utilisé l’électricité disponible en dehors des horaires du chantier. « Mais la réglementation du gestionnaire du réseau s’y opposait, relate Tristan Dissaux, de même que les normes incendie, interdisant une telle interconnexion. » Sans interlocuteur disposé à coopérer, l’entrepreneur a abandonné son projet. « On ne peut pas collaborer tout seul », commente le chercheur. Il faut parfois renoncer, choisir ce sur quoi on peut agir et « commencer là où est l’énergie » comme le dit Kate Raworth. Les données quant aux impacts au niveau global ne sont pas toujours disponibles, connues, « mais l’important c’est de se mettre en mouvement, estime Laure Malchair, et d’avoir ainsi une boussole ». « Si aucune solution n’est dégagée face à un dilemme, à un problème, au moins on est conscient de son existence, se réjouit Philippe Roman. L’exercice du Donut engage à mieux, puis permet d’éviter les fausses bonnes idées. » Et, comme le remarque Frédéric Raynaud, il aide aussi à trancher, à « orienter objectivement les propositions, donner des arguments. »
Pour son collègue de Bruxelles Environnement, l’un des avantages de la méthodologie est sa prise en compte systémique des aspects négatifs mais aussi positifs. « Aujourd’hui, qui paye le prix réel des projets low cost ? Dans cette analyse Donut apparaissent les gains en matière de santé permis par une mesure prise, ou la diminution des accidents de la circulation, tous ces coûts en moins qui peuvent permettre des investissements ailleurs. »
L’heure est à présent à la diffusion de la méthode. Kurt Custers, lui, est convaincu : il va d’ores et déjà l’appliquer avec ses équipes dans le cadre de la Stratégie de transition de la Région et lance des formations pour les chefs de projet. « L’adhésion du plus grand nombre est la condition de sa réussite. Dans la déclaration de politique régionale, il est précisé que ‘‘l’objectif du Gouvernement est qu’à l’horizon 2030 seuls les modèles économiques exemplaires sur le plan social et environnemental bénéficient encore du soutien public régional’’. Le Donut va-t-il être utilisé dans les appels à projets, les appels d’offres, les marchés publics ? Il est trop tôt pour le dire. » Mais « tout le monde sait que ça va bouger, estime Barbara Trachte, qui a par exemple été invitée par BECI (la Chambre de commerce et l’Union des entreprises de Bruxelles) à présenter la méthode. Pour l’instant les entreprises qui répondent présentent potentiellement un ‘‘bon bulletin’’, il faut maintenant convaincre aussi les autres. »
Le défi est là : que cet outil qui peut servir à définir une vision commune soit adopté largement, notamment au-delà des étiquettes politiques. « Pour parvenir à une société socialement et écologiquement juste, il faut tous nous y mettre, conclut Laure Malchair, en cherchant où sont les leviers d’action, ce qu’on peut travailler pour réduire les impacts négatifs et augmenter les positifs. Cela demande d’y investir du temps. Le potentiel de transformation est énorme, mais il faut un engagement politique. » — Laure de Hesselle
Les sept principes du donut
Adoptez l’objectif du 21e siècle
Visez à satisfaire les besoins de tous dans la limite des moyens de la planète. Cherchez à aligner votre organisation, son but, ses réseaux, sa gouvernance, sa propriété et ses finances avec cet objectif.
Voyez l’ensemble du tableau
Reconnaissez les rôles potentiels du foyer, des communs, du marché et de l’Etat dans la transformation des économies. Veillez à ce que le financement serve la tâche plutôt que ne la dirige.
Cultivez la nature humaine
Promouvez la diversité, la participation, la collaboration et la réciprocité. Renforcez les réseaux et travaillez dans un esprit de grande confiance. Veillez au bien-être de chacun.
Pensez en termes de systèmes
Expérimentez, apprenez, adaptez, évoluez et visez l’amélioration continue. Soyez attentifs aux effets dynamiques, aux boucles de rétroaction et aux points de basculement.
Soyez distributif
Travaillez dans l’esprit de la conception ouverte et partagez la valeur créée avec tous ceux et toutes celles qui l’ont co-créée. Soyez conscients du pouvoir et cherchez à le redistribuer.
Soyez régénératif
Cherchez à travailler avec et dans les cycles du monde vivant. Partagez, réparez, régénérez et prenez soin. Réduisez les déplacements, minimisez les vols, agissez judicieusement en matière de climat et d’énergie.
Visez à prospérer plutôt qu’à croître
Ne laissez pas la croissance devenir un but en soi. Sachez quand il faut laisser le travail se diffuser via d’autres plutôt que d’augmenter en taille.
Source : DEAL, traduit de l’anglais par l’équipe Brussels Donut
Un mouvement mondial
Si Bruxelles fait partie des pionniers, le Donut de Kate Raworth est aujourd’hui disséqué, étudié, testé un peu partout dans le monde. Amsterdam fut la première ville à en revendiquer l’usage, Berlin, Tokyo, El Monte au Chili, Belgrade, Rio et d’autres ont suivi, soutenus par les pouvoirs publics ou pas. Mais une multitude d’applications sont en cours, depuis des étudiants de Melbourne analysant l’industrie de la mode à des ateliers de réflexion organisés à Manille, de l’analyse des liens du Donut avec les coopératives par des Irlandais ou avec les écoles en Allemagne, de la reconstruction d’un espace communautaire par des jeunes de Hackney, dans la banlieue de Londres, au portrait Donut de l’île de Curaçao… —
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• Le site du DEAL, le Doughnut Economics Action Lab, rassemble différentes histoires et propose des outils – à chacun ensuite de préparer la pâte à sa façon…
doughnuteconomics.org
• A Bruxelles, l’expérience a été détaillée dans trois cahiers, reprenant les résultats mais proposant aussi une méthode pour se lancer. donut.brussels
Le Community Land Trust en co-enquête
Le Brussels Donut a testé la méthodologie développée au départ de la théorie de Kate Raworth, en une co-enquête avec trois équipes, trois projets existants – et déjà largement engagés sur la voie la transition : un chantier de l’entrepreneur Democo, la rénovation d’un bâtiment pour l’association Zinneke, et la construction d’un immeuble du Community Land Trust.
Geert De Pauw est le coordinateur de cet organisme qui permet l’accès à des logements abordables à des personnes à faible revenu en séparant propriété des murs (aux habitants) et propriété du sol (au CLT). Il a réalisé avec ses collègues un « Donut express », analysant quels sont les impacts du projet sur le plancher social et sur le plafond écologique. Le premier est pas mal représenté et les discussions mettent en avant le potentiel émancipateur des actions du CLT. Quant au second, il est présent par le biais de la construction passive et la gestion des déchets.
Etape suivante, les quatre lunettes. « Le niveau global, c’est un niveau auquel on ne pense jamais dans la pratique de tous les jours. » La case social-global est restée vide, celle de l’écologique-global a repris l’aspect passif de la construction, qui devrait réduire les émissions de gaz à effet de serre à l’usage. « Mais si l’on regarde les ressources mobilisées, ce n’est pas vraiment ça. » Et comme le constate l’équipe du CLT, ces technologies sont des connaissances non redistributives – et vont donc à l’encontre des principes du Donut. « Nous avons envie d’avancer sur ces terrains, notamment en choisissant des matériaux durables. Mais aujourd’hui on doit souvent laisser tomber pour des questions de coûts. Y a-t-il moyen de valoriser ces choix ? De les financer ? Et si nos bâtiments devenaient des ‘‘bibliothèques de matériaux’’, dont nous, propriétaires des terrains, serions les intendants ? » Côté local, l’analyse permet de mettre en avant l’aspect redistributif du projet sur le plan social – « ça faisait plaisir ! » – et de pointer le potentiel écologique de mise en commun de la gestion des énergies, de l’eau, de la mobilité.
Enfin, troisième exercice, le Signboard, qui, à partir des objectifs dégagés, incite à réfléchir aux actions possibles en termes de gouvernance, réseaux, finances et propriété. « Nous travaillons avec le CLT d’Amsterdam, ville qui a adopté le modèle Donut pour sa stratégie de développement, sur comment créer des liens opérationnels entre CLT et Donut, comment traduire cela en un modèle économique. » Et développer des « quartiers Donut », « inclusifs, abordables, circulaires, pour les générations présentes et futures ».
« Ce que nous avons fait jusqu’à présent était intéressant, mais si cela reste une grille d’analyse, ça ne va pas nous amener très loin. Par contre, si c’est à présent utilisé et traduit dans des décisions politiques aux niveaux régional, étatique et plus largement encore, pour redessiner le système, cela aura du sens. » — L.d.H
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cltb.be