« Ici, on me prend comme je suis, légèrement borderline, sourit Wassila, 34 ans.
Personne ne me juge et j’apprends l’entraide, la patience, le contact avec les animaux. Les mains dans la terre, je me sens en vie. Car tout ce qui arrive à la planète m’effraie : la disparition des espèces, les dégâts des pesticides…», se désole la jeune bénéficiaire. Ses collègues l’écoutent avec respect tout en savourant un café avant de filer vers Spa, où le groupe va marcher une journée et organiser un barbecue.
« Je suis épileptique et j’ai des gros problèmes de santé, raconte de son côté Cédric, 43 ans, Lillois d’origine exilé en Belgique depuis 1986. Chez Racynes, on se parle, on rigole bien et je retrouve la confiance. C’est une première étape. La suivante serait de quitter mon centre communautaire pour intégrer un appartement supervisé. »
Ils sont désinsérés, faiblement formés, exclus du marché du travail, avec une santé mentale fragile. Chaque mardi et jeudi, ils se retrouvent ici, chez Racynes, sur les hauteurs d’Haccourt, en Basse-Meuse, pour participer à différents ateliers pour adultes (potager, cuisine, groupes de parole, loisirs…) qui visent une « resocialisation progressive », comme l’explique Céline Gentges, du service d’insertion sociale.
« Ces personnes sont souvent isolées et peu valorisées. Ce n’est pas une formation qualifiante, mais plutôt un point d’ancrage, précise Camille Piron, une autre travailleuse sociale. On met sur pied des activités où ils se sentent utiles, au service de la collectivité, en redéveloppant des aptitudes sociales, l’autonomie, le savoir-faire et l’amélioration de leur bien-être »
« On est à mi-chemin entre le travail social et l’éducation permanente, enchaîne son collègue Antoine Bragard. Ils se posent ici pendant quelques mois et on essaie de construire avec eux un après. »
« J’adore m’occuper des ânes, des poules, des lapins…, C’est super chouette !, confirme Tony, 23 ans, autrefois dans le maraîchage mais qui « en avait marre ». Plus tard, j’aimerais bien travailler avec les animaux. »
Un petit havre de paix
Le SIS est l’une des multiples ramifications de l’écosystème Racynes, une Asbl qui développe dans un cadre paisible et verdoyant un restaurant et une épicerie sociale, une ferme d’animation, une école de devoirs, des jardins réunis, six logements de transit…
Neuf services portés à bout de bras par une équipe pluridisciplinaire (éducateur, assistant social, psychologue…) composée d’une quinzaine de travailleurs qui, depuis plus de quinze ans, mènent un formidable travail de lutte contre l’exclusion sociale autour de la transition écologique. Un travail largement reconnu par leurs pairs et récompensé par plusieurs prix et nominations (prix fédéral de lutte contre pauvreté, FGF, prix de l’économie sociale…).
« Oasis, petit havre de paix…, ce sont souvent les mots utilisés, s’amuse Alexandre Carlier, le directeur de l’Asbl, en effectuant le tour du propriétaire. Disons qu’en hiver, c’est un peu plus sportif, mais c’est vrai qu’il y a pire comme milieu de vie. »
En ce mardi de septembre gorgé de lumière, on ne sait plus où donner de la tête : Racynes déborde d’enthousiasmes et de visages motivés. Des jeunes en formation s’activent dans l’atelier vélo. Le café-papote bat son plein dans la cantine. Des bénévoles préparent une poêlée de légumes bio pour midi. Les disqueuses et découpeuses crissent à l’unisson. Et chacun vaque entre les carrés de potagers et les espaces réalisés en éco-construction (bois, chanvre, panneaux de coffrage…), la roulotte à soupe transformée en salle de réunion et les enclos animaliers, le micro-terrain de foot logé dans une mezzanine, le verger, la salle polyvalente, la serre, les cuisines…
Le tout implanté sur un terrain de trois hectares aménagés au départ d’un ancien hangar agricole situé au centre d’Haccourt (Oupeye, 25 300 habitants). « Racynes est née au départ de l’Asbl Cynorhodon qui a mis sur pied dès 2001 une entreprise de formation par le travail et plusieurs pôles d’activités (le maraîchage, l’entretien de parcs et jardins, des paniers bio…), mais également de Soleil vert, une entreprise spécialisée dans l’isolation écologique des bâtiments, et puis plus tard de la coopérative L’amba, explique Alexandre Carlier._ Les fondateurs ayant évolué vers l’éco-pâturage et le projet Rosa Canina, Racynes a progressivement construit son chemin. » _Et quel chemin !
Avec un budget annuel de 700 000 euros, un financement mixte dont 50 % d’agréments (Région wallonne et ONE), 30 % de soutiens de l’Union européenne et 20 % de recettes et dons, l’association ne cesse de développer de nouveaux services autour de deux axes : la lutte contre les inégalités sociales et le développement durable.
« De bons haricots frais ? »
« Nous partons des besoins exprimés par nos publics en visant la cohérence et la qualité », résume son directeur. Pour s’en convaincre, une halte à l’épicerie sociale s’impose. Deux employés et une équipe d’une trentaine de bénévoles font tourner la boutique qui, en 2018, a attiré environ 1 500 clients et enregistré 5 000 visites. La clé du succès : un commerce social bien achalandé grâce aux invendus récupérés deux fois par jour auprès de grandes surfaces et de magasins bio de la région, et un peu de produits en vrac vendus à petits prix. « Aujourd’hui, on a de bons haricots frais », propose une vendeuse. « Vous avez besoin de produit d’entretien ? Il est écologique », ajoute sa collègue.
Les clients ont leur cabas ou leurs sacs réutilisables. Et le stock du jour (légumes, fruits, pains, pâtisserie, pâtes…) s’écoule à vue d’œil.
Pour un prix d’accès très démocratique (1,5 euro/passage ou un abonnement de 10 euros/mois, à raison de deux passages/semaine), ces personnes en situation de précarité peuvent repartir les mains pleines : « On ne demande pas aux gens de prouver leur situation, mais on veille à assurer une certaine équité entre tous, explique Caroline Lallemand. En moyenne, les gens repartent avec un panier d’une valeur marchande estimée entre 50 et 100 euros. Nous avons mis en place un système de tirage au sort dès l’ouverture de l’épicerie, pour que les premiers ne soient pas les mieux servis. On organise un café-papote, des ateliers do it yourself (produits de beauté, entretien…), pour recréer des liens au-delà de l’achat.»
Récolte et tri minutieux des invendus, lutte contre le gaspillage, collaboration avec les autres acteurs de la région (CPAS, Restos du cœur…), sensibilisation autour de l’impact de l’alimentation sur l’environnement : entre les cageots de Racynes, rien n’est laissé au hasard. Mais, face à une hausse grandissante de la précarité, ce commerce de proximité à petits prix rencontre un réel succès. Et il pratique par ailleurs une forme d’économie circulaire : « Une partie des stocks restants sont cuisinés dans notre restaurant et les déchets sont écoulés dans la ferme pour nourrir les animaux et alimenter le compost », poursuit Caroline.
Ce même resto social qui, trois midis par semaine, ne désemplit pas : pour un euro/repas (avec la possibilité d’offrir un repas « suspendu »), le public peut manger des plats simples et sains.
Ce mardi, une quarantaine de couverts sont prévus. Stagiaires, employés, clients habituels ou occasionnels, tous se régalent autour de légumes gratinés et de pain multicéréales.
« On a reçu quatre-vingt-cinq caisses de courgettes, il va falloir gérer ! », sourit une bénévole. « On compose effectivement les menus au départ de ce que l’on reçoit en mettant l’accent sur le végé, le bio, les légumes locaux et de saison, poursuit Caroline. On propose aussi des repas surgelés à emporter (1,1 euro) qui sont préparés et conditionnés par les Restos du cœur. »
Des légumes, il en est toujours question au sein des Jardins réunis, un autre service innovant initié par Racynes, mais du côté du Port autonome de Liège cette fois. Le long du quai de Maastricht, une quarantaine de familles se partagent autant de petites parcelles cultivables pour une location symbolique de 5 euros par an, avec un projet collectif à la clé : « à côté des parcelles, il y a le potager collectif, un poulailler et des animations régulières ouvertes à tous (jardinage pour les nuls, création d’hôtels à insectes, ateliers culinaires…) », explique la responsable du projet qui permet de drainer un public « mixte et enthousiaste ».
Hors les murs
Racynes a pris le parti de rayonner aussi hors les murs : avec l’initiative « accueil ferme », elle connecte par ailleurs des personnes éloignées de l’emploi ou de la formation avec des agriculteurs de la région (maraîchage, fruiticulture, élevage, entretien de réserve naturelle…).
A raison d’une demi à deux journées par semaine, les bénéficiaires vont acquérir des compétences in situ :
« Les personnes sont mises en projet (soins des bêtes, désherbage, récolte, cueillette…). On organise le suivi, des entretiens individuels et un bilan de compétences, explique le directeur. En contrepartie, l’exploitant reçoit un petit défraiement de 25 euros/la demi journée. On est dans la transmission, le partage, la transversalité. ».
Cette idée de réseau, encore et toujours. Comme c’est aussi la philosophie du service « formations jeunes ». Dans le cadre du projet européen Neet (Not in emploiement, education, or trainning), Racynes participe à une « remise en mouvement » de jeunes âgés entre 15 et 24 ans en décrochage. « Ils sont restés une longue période inactifs, ont un faible niveau de qualification et cumulent des parcours de vie compliqués (problèmes d’assuétudes, exil, rupture familiale, sans-abrisme…) », explique la responsable du programme De la teuf à la tune, Nathalie Benecchi.
Ces jeunes sont envoyés par différents services de l’Aide à la jeunesse (SAJ, IPPJ…), des CPAS ou d’autres organismes sociaux. Avec un objectif : les rendre « acteurs de leur projet d’insertion socio-professionnelle ».
Durant 330 heures maximum, à raison de deux jours par semaine, ceux-ci sont intégrés dans des projets collectifs (travaux manuels, sport intensif, visites d’entreprises…) et bénéficient d’un coaching individuel. « On travaille le dépassement de soi, le sens, le cheminement personnel, poursuit Nathalie. Au bout de la formation, il y aura toujours un projet : un retour à l’école, une formation qualifiante, un nouveau logement… On encadre en moyenne une quarantaine de jeunes par an. Certains avancent par petits pas, puis rechutent. D’autres reprennent progressivement pied. Certains d’entre eux décrochent un boulot. Dans tous les cas, on se sent utiles, car il y en a pour qui la vie est vraiment galère. »
En parallèle, Racynes a développé un autre service, tout aussi indispensable, autour du logement : six petits appartements de transit construits de manière durable hébergent pour une période courte (3 mois à un an) des jeunes de 16 à 30 ans. « On signe avec eux une convention d’accueil et ils versent un petit loyer : 280 euros pour couvrir la location, 20 euros de forfait pour l’eau et 50 euros d’épargne solidaire qui leur servira pour une caution dans un futur logement, par exemple, explique Valentine Schmit, du service APL. C’est un habitat tremplin qui vise à développer leur autonomie. On les aide à gérer un budget (via un compteur électrique à budget, notamment) et on les sensibilise aux petits gestes éco-responsables (économie d’énergie, tri des déchets…). Ils participent à l’entretien des espaces communs et s’impliquent (ou pas) dans les activités de Racynes. » En parallèle, l’Association de promotion du logement a développé un service d’aide aux familles (recherches, contacts avec les propriétaires…) : « On accompagne une cinquantaine de ménages en leur apportant une assistance administrative, technique et juridique, poursuit sa responsable. Dans la région, comme partout, les prix ont flambé et c’est compliqué de trouver un logement pour des familles qui ont peu de moyens. On organise des tables d’information et apporte un soutien régulier et pratique (gestion des factures, relations avec les voisins, aide éducative…). »
L’éducation est un autre axe fort du projet Racynes qui, en plus de sa ferme d’animation et des cours dispensés à des publics peu scolarisés (français langue étrangère, citoyenneté), gère une école de devoirs pour les 6-15 ans : « On préfère l’idée d’aide aux devoirs, sourit Alexandre Carlier. Au-delà de l’accompagnement pédagogique, on travaille autour de la citoyenneté, des habiletés sociales, de l’écologie. » Le tout en collaboration avec les cités sociales voisines, l’Ecole du Sacré-Cœur, les PMS…
Avec une nouvelle initiative lancée dès la rentrée : la mise en circulation d’un vélo-bus de douze places pour transporter les enfants de l’école. Un véhicule non polluant, assisté électriquement, équipé de panneaux solaires et construit sur mesure aux Pays-Bas.
« Des idées, on n’en manque pas, mais il faut suivre derrière », s’amuse Brice Keller, animateur.
La dernière en date ? Construire une tiny house (micromaison) écologique (eau de pluie, toilettes sèches…) pour des hébergements très courts de jeunes sans-logis, expulsés de chez eux.
Une « racyne » supplémentaire dans ce magnifique oasis de forces et de quiétude où la lutte contre l’exclusion sociale se décline en vert espoir. — Hugues Dorzée
En savoir +
www.racynes.be