Pour une usine socialement intégrée

Les ouvriers de l’usine automobile GKN de Florence ont appris leurs licenciements il y a trois ans et demi. Ils se battent depuis pour les annuler, tout en développant un réseau de solidarité et un projet de réindustrialisation écologique : l’usine socialement intégrée.


« Risorgiamo, Nous nous levons !  » En mars 2022, les travailleur·euses de l'usine GKN entraînent une grande manifestation de protestation à Florence. — cc. Valentina Ceccatelli

Dans la plaine de Florence, l’une des zones les plus industrialisées d’Italie, les entrepôts, usines et centres commerciaux alternent à perte de vue. Le gris du béton reflète le ciel de mi-décembre… Une exception colorée tache cependant la plaine, dans la commune de Campi Bisenzio. Ici, l’ancienne usine automobile GKN est à l’arrêt et ne produit plus aucun arbre d’entraînement, cette pièce qui fait la jonction entre les vitesses et le moteur. Mais l’usine est couverte de banderoles, d’affiches, d’autocollants. A côté du portail d’entrée, une fresque : Astérix et Obélix, les irréductibles Gaulois, attendent la potion magique préparée par leur druide. Sur le dos d’Obélix, une pile de livres, sur laquelle trône le Capital de Karl Marx.

A l’intérieur de l’usine, les irréductibles résistent depuis le 9 juillet 2021. Ce jour-là, le fonds d’investissement Melrose, acheteur en 2018 de l’usine à la multinationale GKN, envoie un mail à tous les employé·es. Objet : licenciement. Plus de quatre cents personnes seraient ainsi laissées sur le carreau. Les travailleur·euses se retrouvent devant les portails de l’usine, décident d’y entrer, et lancent alors une assemblée syndicale qui deviendra la plus longue de l’histoire italienne. Le choc du limogeage massif sans préavis attire l’attention de toute la péninsule sur le cas florentin. Les médias et les politiques affluent, tout comme les personnes solidaires venues soutenir les ouvrier·ères.

En septembre 2021, une manifestation nationale à Florence met en évidence l’écho obtenu par la lutte, dans le vide politique de l’Italie post-pandémique : vingt mille personnes défilent derrière la bannière des salarié·es. Dans la foulée, les licenciements sont annulés par le tribunal de Florence, et Melrose cherche un repreneur. Face au manque d’offres, c’est le consultant choisi par le fonds d’investissement, Francesco Borgomeo, qui rachète l’usine. Il promet un plan de réindustrialisation… Celui-ci ne verra finalement jamais le jour.

Mais les ouvrier·ères ne restent pas sans rien faire. Elles et ils continuent de se relayer pour surveiller les machines-outils, résistent aux pressions des propriétaires et élaborent au fil du temps leur propre projet industriel alternatif, qu’ils appellent désormais « l’usine socialement intégrée ».

Dès l’annonce des licenciements en 2021, ceux-ci sont contestés, l’usine est occupée. Elle l’est encore aujourd’hui. — cc. Valentina Ceccatelli

L’électrochoc des licenciements
Massimo, la cinquantaine, est tout sourire lorsqu’il nous accueille à l’entrée de l’usine, malgré les températures polaires. Des petits yeux perçants se cachent derrière ses lunettes, et disent toute sa détermination. Salarié de GKN depuis 1998, Massimo ne s’était jamais intéressé aux luttes syndicales. L’usine de Florence, anciennement propriété de Fiat, était imprégnée de la culture du mouvement ouvrier et des luttes victorieuses des années 1970, transmises par les ouvrier·ères plus ancien·nes. Une histoire syndicale expliquant notamment la proportion relativement faible d’intérimaires au sein de l’usine : sur 500 employé·es au moment des licenciements en 2021, 422 sont en contrat à durée indéterminée.

En 2018, le rachat de l’usine par Melrose, un fonds d’investissement, fait craindre la délocalisation aux syndicats. Un « collectif d’usine », structure plus souple et autonome que les syndicats traditionnels, est alors créé. Il permet d’élargir la participation, de rendre plus rapides les mobilisations. Mais la plupart des ouvrier·ères n’y participent pas encore.

Pour beaucoup, dont Massimo, le déclic a eu lieu le jour des licenciements. Depuis, ce dernier ne rate pas une réunion, pas un tractage, pas une manifestation, alors que la mobilisation a largement dépassé l’enjeu initial. Les ouvrier·ères continuent de gardienner les machines-outils 24 heures sur 24 pour qu’elles ne soient pas délocalisées et se battent pour ne pas être licencié·es. Mais ont également fait de l’usine un haut lieu des luttes écologistes et sociales d’Italie et un espace d’élaboration d’alternatives. « On a arrêté d’attendre le chevalier blanc qui reprendrait l’usine, explique Massimo, satisfait. On a notre propre projet, même s’il ne nous permettra pas de retrouver tous les emplois perdus au fil du temps. »

Tout en parlant, il ouvre une porte et dévoile une partie des espoirs du collectif : un vélo-cargo électrique d’un rouge flamboyant entreposé dans une salle de l’entrée. Il fait partie d’un lot de plusieurs vélos distribués à des associations, syndicats et coopératives de livreurs en Italie. Depuis plus d’un an, les ouvrier·ères fabriquent en effet ces vélos-cargos dans leurs ateliers, en soutien aux luttes sociales et climatiques. Le collectif compte produire ces moyens de transport à plus large échelle dans son projet industriel, dont l’axe principal tournera cependant autour de la production, de l’installation et du recyclage de panneaux solaires. Un projet né de l’ouverture du collectif d’usine aux autres mouvements italiens et internationaux.

« Si on perd ici, on ne gagnera nulle part »
A la fin de l’une des premières manifestations convoquées à Florence par le collectif d’usine, Dario Salvetti monte sur scène. Le mégaphone en main, le délégué syndical et porte-parole des ouvrier·ères en occupation fait un geste simple : il renvoie à ses soutiens et aux journalistes leur question. « Et vous, comment allez-vous ? Parce que nous, on a pris un énorme coup dans la gueule, mais on sait ce qu’on fait : on est là, on essaie de rester debout. » La question banale devient rapidement l’une des devises de la lutte. « Pour moi, c’est ce qu’on a fait de plus révolutionnaire, affirme Alessandro Tapinassi, surnommé Snupo, membre du collectif d’usine. Nous ne nous considérons pas comme séparés du reste de la société et nous essayons de trouver des solutions ensemble. »

« On a arrêté d’attendre le chevalier blanc qui reprendrait l’usine. On a notre propre projet, même s’il ne nous permettra pas de retrouver tous les emplois perdus au fil du temps »
— Massimo, ouvrier de GKN

Le collectif a cherché rapidement à créer des liens avec les mouvements écologistes et sociaux en Italie, une démarche qui a provoqué une large solidarité. « La lutte de GKN a réactivé beaucoup d’autres mouvements à Florence et en Italie, explique Tommaso, membre du collectif d’étudiants Studenti di sinistra [Etudiants de gauche]. Cela nous a permis d’avoir une perspective réelle de changement, mais d’établir aussi un rapport de force favorable grâce à leur solidarité. » Les jeunes comme Tommaso sont légion au sein de l’usine : elles et ils participent aux tours de garde, organisent des événements de soutien et des assemblées, alertent leurs réseaux au sein des mouvements. « On a le sentiment que si on perd cette lutte, on ne gagnera nulle part ailleurs. On doit résister ! », résume Tommaso.

Cette mobilisation d’ampleur permet au collectif de tisser des liens avec le monde écologiste et des universitaires qui mettent la main à la pâte dans le projet constituant l’espoir principal de la lutte GKN. Dès 2022, les ouvrier·ères et leurs soutiens décident d’élaborer un projet industriel alternatif. La première mouture (publiée par les éditions Feltrinelli en décembre 2022 sous le titre Un piano per il futuro della fabbrica di Firenze, Un plan pour le futur de l’usine de Florence) prévoyait le développement d’un pôle de mobilité durable autour de la production d’arbres d’entraînement pour des bus électriques. Mais le projet tombe à l’eau. « Cette version prévoyait une intervention massive des pouvoirs publics qui n’a pas eu lieu », résume Leonard Mazzone, l’un des chercheur·ses solidaires. En 2023, une start-up italo-allemande propose de mettre à leur disposition un brevet de panneaux solaires à faible teneur en terres rares, mais le projet s’avère infaisable à un niveau industriel. « A chaque fois que nous nous sommes retrouvés face à une attitude attentiste, commente le chercheur, nous avons nous-mêmes effectué le travail, même lorsqu’il ne nous revenait pas de le faire. » Une prise de responsabilité qui a permis aux ouvrier·ères de revoir leur plan à deux reprises.

Et fin 2023, sa troisième mouture est prête, portée par la coopérative GFF [GKN for future] créée dans l’année. Le collectif mise tout sur des panneaux solaires « personnalisables », en plusieurs couleurs et modèles, donc installables par exemple dans les centres-villes (panneaux couleur tuile). Un produit qui vise à se différencier du marché dominé par les panneaux produits en Chine. Mais le recyclage et l’installation des panneaux seraient la vraie valeur ajoutée de la coopérative : aucune autre entreprise en Italie ne se charge des trois activités en même temps. « L’arrière-plan culturel dans lequel on a toujours travaillé est celui de la multinationale : la concurrence jusqu’au bout sur le marché, mais aussi entre établissements du même groupe, détaille Matteo Moretti, délégué syndical et porte-parole du collectif. Nous ne voulons pas reproduire cela à l’avenir. »

La coopérative sera à contrôle ouvrier, le salaire le plus élevé sera au maximum le double du plus faible, et des membres du collectif d’usine, en formation actuellement, seront présents à tous les niveaux de management. « C’est un défi pour nous, admet Matteo Moretti. On a toujours été en lutte contre la direction, et maintenant, la classe dirigeante ce sera nous… » Dans cette nouvelle expérience, les ouvrier·ères veulent mobiliser tous leurs vécus de ces années, y compris les plus difficiles.

« On a toujours été en lutte contre la direction, et maintenant, la classe dirigeante ce sera nous… »
— Matteo Moretti, porte-parole du collectif d’usine

Des racines écologiques
Le 4 novembre 2023, une catastrophe frappait la plaine industrielle florentine : la crue du torrent Marina rompait ses digues et inondait 800 hectares autour de la commune de Campi Bisenzio, provoquant la mort de dix personnes. Dans l’un des territoires où l’artificialisation des sols avance le plus rapidement en Italie, ce n’était pas un accident, pointe Dario Salvetti : « Ici on construit entrepôt sur entrepôt pour la logistique, le trafic de camions est devenu insoutenable. C’est probablement le même schéma qu’avait en tête notre propriétaire : nous virer et vendre le bâtiment à une entreprise de logistique. » Face à l’inondation, la réponse du collectif a été la solidarité. Leur usine est devenue le centre logistique des aides à la population dès les premières heures, avec des dons et des volontaires venant de toute l’Italie. Une expérience que les ouvrier·ères ne sont pas prêt·es d’oublier, et qui les a poussé·es à imaginer une usine implantée dans son territoire à travers d’autres activités que la production, une usine « socialement intégrée ».

En effet, seuls 9 000 mètres carrés sur les 38 000 de l’usine seraient occupés par la production de panneaux solaires. Le reste, dans les prévisions du collectif, sera dédié à des recherches en lien avec les universités, à d’autres activités économiques dans le secteur de la transition écologique, et à l’accueil d’initiatives d’entraide et de solidarité. « Pour moi, au-delà de l’activité productive, il y a tout un tas de choses à imaginer, lance Tiziana De Biasio, l’une des ouvrières du collectif. On a autour de nous beaucoup de personnes solidaires et d’organisations qui peuvent assurer le lien entre l’usine et le territoire. » Les ouvrier·ères imaginent déjà, par exemple, un cercle Arci au sein de l’usine [Association récréative et culturelle italienne, un réseau de bars liés à l’origine au Parti communiste italien et dédiés à l’activité culturelle ouvrière, encore très présents en Toscane et dans le centre de l’Italie]. Ou encore un centre d’archives historiques du mouvement ouvrier, un cinéma associatif, des activités pour les enfants…

Le capital nécessaire pour lancer le projet est important : au moins 12 millions d’euros pour la première année d’activité, entre rachat des machines-outils, salaires et réaménagement de l’usine. La coopérative a lancé une campagne d’actionnariat populaire cumulant plus d’un million d’euros. Des investisseur·euses privé·es ont signé des accords d’intérêt après un travail technique de due diligence [vérification diligente] mené par le collectif de chercheur·euses solidaires, ce qui a permis d’atteindre la somme requise. Mais tout cet effort pourrait s’avérer insuffisant : en effet, l’usine n’est pas la propriété de la coopérative, une condition nécessaire pour que les investissements soient débloqués. Pire : l’entreprise lancée par Francesco Borgomeo, l’actuel propriétaire, pour réindustrialiser l’usine, n’a pas réussi à proposer un plan de reprise de l’activité qui tienne la route. Elle est maintenant en liquidation, et le liquidateur a arrêté de payer les salaires des ouvrier·ères depuis janvier 2024. Un acte complètement illégal, puisque l’annulation des licenciements par le tribunal de Florence induit que les travailleur·euses sont encore formellement salarié·es. Mais dans ces conditions, plusieurs dizaines d’ouvrier·ères ont posé leur démission et sont allé·es chercher du travail ailleurs. Il n’en reste que cent vingt toujours officiellement salarié·es, qui vivent en réalité grâce à la solidarité venant de tout le pays. Une nouvelle procédure de licenciement a été ouverte, laquelle devrait se terminer le 31 mars [soit après le bouclage d’Imagine], sauf à être jugée une nouvelle fois illégale.

En décembre dernier, trois ans et demi après la première annonce de leur licenciement, Snupo et ses collègues et soutiens, se battent encore à coups de tambour devant le Conseil régional de Florence. — Giovanni Simone

Face aux difficultés, le collectif rédige début 2024 une loi régionale. La « loi sur les groupements industriels publics », votée le 20 décembre dernier par le Conseil régional, permet dorénavant la création de groupements impliquant des coopératives, des collectivités locales et des investisseurs privés pour réaliser des projets de transition écologique. Le projet industriel de GFF pourrait ainsi être déclaré d’intérêt public, et l’usine expropriée à son avantage. Le maire de Campi Bisenzio a déjà déclaré son intérêt de participer à un tel groupement et à la réquisition des bâtiments par sa mairie. Une lueur d’espoir qui arrive peut-être trop tard… « On est à bout, avoue Emma Festini, militante de Florence et solidaire de la lutte GKN. Plus on avance, plus il est difficile de maintenir la lutte debout, et moins il reste d’ouvrier·ères. On se demande : à quel moment est-ce qu’on décide que c’est la fin ? »

Le 20 décembre dernier, devant le Conseil régional, elle a en tout cas reçu une première réponse. Alors que les élu·es discutent la loi sur les groupements industriels publics, une cinquantaine de personnes se retrouvent dans la rue. Ce sont Tommaso et Emma, d’autres jeunes solidaires, Massimo et Alessandro, les ouvrier·ères et leurs soutiens. Elles et ils portent la banderole du collectif d’usine et chantent les refrains qui ont retenti pendant trois ans et demi dans les rues de Florence et d’Italie. Pendant toute la soirée, Alessandro Tapinassi, Snupo, joue du tambour. A une heure du matin, une tête passe par la fenêtre du premier étage du Conseil. Les élu·es, dérangé·es par le son, demandent aux ouvrier·ères d’arrêter. Snupo, un grand gaillard gentil, la barbe blanche tressée, qui appelle tout le monde « grand frère », montre soudain toute la rage dont il est capable. Les yeux écarquillés, le visage rouge, il commence à crier. « Tu vois le mépris ? Des ouvriers sans salaire depuis douze mois, ça ne les dérange pas. Mais le tambour, ça, ça les ennuie ! » Il frappe ses bâtons sur sa caisse avec encore plus de vigueur, et les chants reprennent. Un, deux, trois, quatre : « Oooooccupiamola » [occupons-la]. Si elles et ils ont pu créer la plus longue assemblée syndicale de l’histoire italienne, ce n’est pas en arrêtant de donner de la voix.
— Giovanni Simone

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