Le cancer du sein affecte plus de dix mille femmes chaque année en Belgique. Autour d’elles, beaucoup d’autres se coordonnent pour les soutenir au quotidien. Une sororité presque logique, jamais questionnée.
Cancers, copines, cousines et voisines
Avant de s’assoir, Aline, 69 ans, ravitaille en galettes au beurre une petite assiette au centre de la table. Sur sa chemise en lin, balance encore un badge d’accès à l’Institut Jules Bordet de Bruxelles dont elle a arpenté les couloirs durant la matinée. En relais avec les onze autres bénévoles de Vivre comme Avant, une association de patientes du cancer du sein unique en Belgique francophone, elle rend visite aux femmes opérées dans les hôpitaux partenaires. « On les voit au lendemain de l’intervention. Il suffit simplement de se présenter comme une ancienne opérée du cancer du sein, de demander comment elles vont et puis tout sort d’un coup, souffle Aline. Parce qu’elles ont en face d’elles des femmes qui, contrairement aux médecins, savent comment elles se sentent tristes, fatiguées, angoissées, perdues et mutilées. » Il y a souvent beaucoup de questions, auxquelles les bénévoles n’ont jamais de réponse toute faite – chacune traverse son cancer de manière très personnelle – mais elles ont des petits conseils, du vécu et du temps pour les partager. Cette mission de pair-aidance vient toujours en appui du corps médical. Par leur simple présence dans les services de sénologie, ces femmes portent un message de résilience dans un moment particulièrement fragilisant.
Assise à droite d’Aline, sa consœur Vanessa, 46 ans, diagnostiquée d’un cancer du sein multifocal en 2017, déplie une brochure. Outre les visites à l’hôpital, l’association propose des groupes de parole entre femmes. « La perception du cancer qu’ont la plupart des gens, ce sont les chimiothérapies ou l’alopécie. L’aspect émotionnel n’est pas souvent considéré alors qu’il est tout aussi impactant, estime-t-elle. Tout le monde n’a pas la chance d’avoir un entourage soutenant, et même quand c’est le cas, on redoute d’ajouter de la peine à la peine en se livrant à nos enfants ou nos conjoints. Ici, des personnes qui passent, sont passées ou vont passer par un parcours de soin similaire peuvent se rencontrer. C’est comme une discussion entre copines où on échange des solutions face aux difficultés de la vie. » Dès l’annonce du diagnostic, les infirmières de liaison des cliniques associées intercalent le fascicule de l’association dans le dossier des patientes. Dessus figure le numéro du service d’écoute téléphonique que tout le monde peut composer, les personnes malades mais aussi leurs proches. « La veille de l’opération, les personnes ont souvent peur d’avoir mal. On peut les rassurer par téléphone. Expliquer que c’est une atteinte à l’intégrité, mais qui n’est normalement pas physiquement douloureuse », explique Aline.
Quelques biscuits et des douzaines d’histoires de vie plus tard, dans les locaux situés avenue Louise à Bruxelles. les deux bénévoles entrouvrent la pièce d’à côté. Des rangées de perruques, maillots, turbans, maquillages, prothèses, bandeaux et tubes de soin encadrent un miroir digne des plus grandes salles de concert. « C’est notre espace beauté solidaire, sourit Vanessa dont le crâne dénudé est placardé au mur à côté de ceux des autres bénévoles. Les patientes qui en ressentent le besoin peuvent se faire raser la tête dans ce fauteuil. Ce n’est pas simple de le faire chez la coiffeuse, entre des filles qui partent en soirée et toute une famille qui attend son tour, alors on propose de le faire ici entre nous. On prête les perruques et on donne tout le reste. » Systématiquement, Vivre comme Avant apporte une prothèse mammaire à chaque patiente lors des visites en hôpital. « C’est quand on se lève pour la première fois qu’on réalise, témoigne Aline. Si elles souhaitent sortir avec la même silhouette qu’à leur entrée, elles en ont une sous la main. »
« Ce sont surtout des femmes qui m’aident face à cette maladie et je ne sais pas pourquoi, ça me semble logique »
Frédérique, patiente atteinte d’un cancer du sein
En dehors des associations d’aide aux patientes, la solidarité féminine peut aussi s’enclencher dès qu’une tumeur est détectée. Comme pour Françoise, 53 ans, diagnostiquée un matin lors d’une mammographie de routine. « Je suis retournée au travail l’après-midi et j’ai tout de suite reçu un immense soutien de toutes mes collègues. Je ne sais pas si le fait de travailler dans le ‘social’ est un biais, mais ça fait tout de même un an qu’elles prennent soin de moi en multipliant les petites attentions. » Un constat un peu similaire pour Nathalie, 56 ans et deux cancers du sein derrière elle. « Ma fille venait me masser le lundi. Le mardi, j’avais une voisine qui m’apportait des fleurs. Le mercredi, j’avais des œufs. Le lendemain, des légumes et puis une autre avec un repas. Le samedi, l’acuponctrice. Ce n’était quasiment que des femmes, mais je veux citer mon fils qui m’emmenait à mes chimiothérapies. » Pour Frédérique, 57 ans, diagnostiquée six mois avant sa sœur, il a fallu se débrouiller sans son partenaire. « Il ne voulait pas entendre parler de la maladie. Alors, c’est une amie infirmière qui m’a accompagnée à l’hôpital. Ce sont surtout des femmes qui m’aident et je ne sais pas pourquoi ça me semble logique. Dès le diagnostic, les infirmières qui m’ont prise en charge étaient des femmes, ma sénologue aussi, la chirurgienne aussi, mon oncologue et ses assistantes aussi… »
Beaucoup de professions de soin de santé étant majoritairement féminines, il y a en effet plus de chances que les personnes de l’entourage sollicitées pour comprendre les diagnostics et les soins prescrits soient des femmes. Selon le SPF Santé (2022), 87 % des infirmier·ères sont des femmes, 91 % des aides-soignant·es, 86 % des psychologues clinicien·nes et 47 % des médecins. Des métiers qui n’immunisent pas pour autant contre cette maladie qui affecte plus de dix mille femmes chaque année en Belgique. Pas moins d’une sur huit est à risque de la contracter au cours de sa vie. Isabelle, infirmière spécialisée en onco-hémato du CHU de Liège, a dû s’en soigner à 50 ans. Après avoir été traitée par des collègues dans son propre service, elle a renfilé la blouse blanche : « Il m’arrive de m’occuper de gens qui ont les mêmes traitements de chimiothérapie que moi. J’essaie d’être constructive. Je ne parle jamais de mon cas, mais j’ai toujours des numéros de spécialistes dans mon sac et je les distribue en fonction des besoins de chaque patiente. »
« C’est dans un groupe de femmes que j’ai pu retrouver un espace pour dire l’absurdité et être vulnérable »
Nathalie, après deux cancers du sein
Si les récits comptent souvent une figure masculine soutenante – un mari, un frère, un fils – c’est une constante : la solidarité face au cancer du sein semble se conjuguer au féminin. Sans l’avoir toujours conscientisé auparavant, les patientes contactées tentent de l’expliquer. « Peut-être sommes-nous particulièrement touchées parce que c’est une maladie visible qui touche des amies dans leur intimité », songe Françoise. « On tombe dans un secteur médical qui utilise un langage très guerrier, avec des ‘ganglions sentinelles’ et des tumeurs à ‘éradiquer’. Moi, c’est dans un groupe de femmes que j’ai pu retrouver un espace pour dire l’absurdité et être vulnérable », partage Nathalie. « Il y a aussi l’incapacité pour un homme de ressentir une telle douleur au sein, complète Frédérique. Et à l’inverse, la possibilité pour une femme de m’expliquer que telle sensation est peut-être liée à la ménopause, et d’en rigoler ensemble. De manière générale, je crois que les hommes sont moins à l’aise pour parler de leurs ennuis de corps et de cœur. »
Pour Mounia El Kotni, anthropologue de la santé, « la socialisation des femmes peut aussi expliquer cette tendance spontanée à écouter et prendre soin des autres, des plus vulnérables en particulier. Ce qui, indirectement, interroge le rôle des hommes face à cette maladie. » Depuis plusieurs décennies, l’attitude des conjoints intéresse particulièrement les chercheurs. Si la littérature s’accorde difficilement sur le risque de séparation après un cancer du sein, notamment parce que les groupes considérés et les critères d’analyse diffèrent, certaines conclusions interpellent. Parmi les couples où l’un des conjoints est atteint d’une maladie grave, le taux de séparation est six fois plus élevé lorsque la personne malade est une femme, pointe ainsi une étude publiée dans la revue Cancer en 2009. Six ans plus tard, une autre recherche américaine indiquait qu’une maladie grave chez l’épouse était bel et bien associée à un risque accru de divorce.
Sur le terrain, Vivre comme Avant constate les difficultés de nombreux hommes à endosser un rôle d’aidant. Les bénévoles ont déjà tout vu et entendu. Des propos violents : « Un mari qui dit à sa femme qu’elle est dégueulasse après une mastectomie », cite Aline. Des conjoints complètement perdus. « Mon propre mari ne s’est pas spécialement bien conduit pendant que j’étais malade. C’est loin d’être un sale type, mais il était paumé. Il ne savait pas s’il devait en parler, toucher, rentrer dans la salle de bain ou pas », continue la bénévole. Et d’autres qui se débrouillent, au mieux. « Dans beaucoup de cas, heureusement, la maladie peut aussi renforcer les liens. » Les confidences des patientes ont révélé la nécessité d’ouvrir un nouvel espace de parole. « Il n’est pas réservé aux conjoints, parce qu’on n’aurait personne, mais aux couples, précise Vanessa. Après une première discussion tous ensemble, on sépare les personnes malades de leurs proches, ce qui libère une autre parole. » Peu importe le moyen, Vivre comme Avant veut soutenir les patientes. « Si aider les messieurs, ça aide les femmes, alors on aide tout le monde », ponctue Aline.
« La spécificité de ce cancer est qu’il touche un organe sexualisé qui incarne une certaine idée de la féminité dans notre société »
Mounia El Kotni, anthropologue de la santé
Nathalie n’a pas voulu de perruque. Aujourd’hui, elle a un sein en moins et ne porte pas de soutien-gorge. « Ce sont des choix que j’ai posés à un certain âge et en ayant la chance de vivre à la campagne, précise-t-elle. Je ne sais pas ce que j’aurais choisi si j’avais travaillé dans des bureaux bruxellois. Mais j’ai vu tant de femmes prises dans la machine de reconstruction juste pour ne pas déranger. La réparation est certainement une réalité de ce cancer qui mériterait d’être nuancée et adoucie. Ce sont des douleurs que les gens ne s’imaginent pas. »
Les injonctions à la féminité ne s’arrêtent pas avec la maladie. Elles se superposent aux épreuves physiques et psychologiques qui jalonnent le parcours de soins. Se raser les cheveux ? Mettre une perruque ? Envisager une reconstruction mammaire ? Ou à plat ? Porter une prothèse ? Paradoxalement, ces questions intimes lient aussi toutes les patientes qui font face à un cancer du sein. Depuis sa mastectomie, Françoise va et vient chez son chirurgien plastique avec ses propres interrogations. Elle l’apprécie parce qu’il ne fait qu’y répondre, sans pression. « C’est l’importance que la société donne aux seins des femmes qui est l’aspect le plus compliqué à gérer aujourd’hui. Je l’apprivoise doucement, mais ce n’est pas encore simple d’aller à la piscine sans prothèse, d’assumer cette absence », confie-t-elle.
« La spécificité de cette maladie est qu’elle touche un organe sexualisé qui incarne une idée de la féminité dans notre société, explique Mounia El Kotni. Il y a une certaine pression sur les patientes à performer la féminité, qui passe notamment par le fait d’avoir deux seins. Elle peut aussi bien se ressentir dans l’entourage que dans le secteur médical, qui n’est pas exempt de préjugés sexistes. On manque de statistiques, mais pas de témoignages sur des conjoints qui ont été consultés par les médecins dans le choix de la prothèse mammaire de leur compagne ou sur la reconstruction à plat. »
Des témoignages qui commencent à sortir sur les réseaux sociaux et dans les collectifs de patientes. Les femmes se mettent à expliquer le regard des autres, l’accompagnement du secteur médical, le rapport au corps, l’impact des traitements sur la sexualité, l’évolution du couple ou encore les effets secondaires de l’hormonothérapie. Les lignes bougent. « Il n’existe pas encore de conscientisation de classe face au cancer du sein comme dans d’autres luttes féministes mais, grâce au travail d’associations et de militantes, les tabous commencent à tomber. Des demandes collectives émergent pour un meilleur accès aux différents traitements et au dépistage, observe Mounia El Kotni. Doucement, le cancer du sein sort du secret individuel. »
— Vincent de Lannoy
En savoir +
Livre:
Im/patiente: Une exploration féministe du cancer du sein, de Mounia El Kotni, Maelle Sigonneau, First, 2021.
Instagram :
@vivre_comme_avant
@collectif_autopalpation
@lesmonocyclettes
@keepabreasteu
@soeursdencre