Dans le village de Floumont, à La Roche-en-Ardenne, c’est l’heure de la traite à la ferme de la Berwète, une chèvrerie artisanale où l’on fabrique du fromage et des savons. Un air de musique classique flotte quand Alessandra Gelmini vient saluer ses vingt biquettes aux mamelles pleines.
Bottes en caoutchouc aux pieds et bonnet sur la tête, Marjorie la rejoint. A la ferme depuis une semaine, elle n’arrive pas encore à traire à la main et donne le biberon aux chevreaux qui en ont besoin. Après vingt-cinq ans comme fleuriste, elle a choisi d’arrêter de travailler à l’âge de 54 ans et de réfléchir à un nouveau mode de vie. Elle a, en outre, décidé d’apprendre la cuisine vivante qui favorise les aliments non transformés et issus de l’agriculture biologique. Durant ces cours, elle a entendu parler du Wwoofing, qu’elle pratique pour la première fois. Le principe est simple : le gîte et le couvert en échange de son aide au sein de fermes pratiquant l’agriculture biologique et/ou paysanne.
Créé outre-Manche en 1971, le Wwoofing – pour World Wide Opportunities on Organic Farms (« opportunités mondiales dans des fermes biologiques ») – est aujourd’hui un véritable phénomène planétaire, implanté dans plus de 130 pays avec environ 12 000 fermes accueillant plus de 100 000 volontaires. En Belgique, de 80 à 90 exploitations ouvrent leurs portes à quelque 550 wwoofeurs (le nom donné aux volontaires). Indépendante de l’organisation britannique depuis maintenant dix ans, Wwoof Belgique fonctionne sur inscription avec une participation de 15 euros pour avoir accès à l’annuaire des « whosts », les fermes accueillantes. Laura Burella, l’unique salariée de l’antenne belge, les a toutes visitées : « A chaque nouvelle inscription d’hôtes, je vais chez eux pour m’assurer qu’ils comprennent bien le principe d’échange. Tout repose sur le respect et la confiance. » La coordinatrice vérifie également que le logement mis à disposition des volontaires est décent et que les activités proposées font écho à la philosophie du Wwoofing.
« C’est l’idée d’une agriculture plus sociétale où l’on partage le poids des responsabilités de l’alimentation entre producteurs et consommateurs »
Laura Burella, de Wwoofing Belgique
Au-delà de la collaboration non-monétaire, il s’agit aussi de « renforcer les échanges humains autour de l’agriculture biologique », lit-on sur le site de l’association. « C’est une ouverture vers une agriculture plus sociétale : partager le poids des responsabilités de l’alimentation entre producteurs et consommateurs », complète Laura, qui a elle-même longtemps pratiqué le Wwoofing avant d’en faire son métier.
Entre les giboulées de mars, Alessandra fait prendre l’air à son cheptel. Certains des chevreaux n’ont que quelques jours, d’autres quelques semaines. Sur leurs jambes frêles, ils courent et sautent à travers champs. Certains portent le nom des wwoofers présents lors de leur naissance. Alessandra accueille des volontaires depuis son installation : « J’adore le partage et un coup de main ne se refuse pas. Le Wwoofing c’est du troc et c’est ça que j’aime. » Durant son temps libre, elle est également compositrice et chanteuse pour son groupe de musique. Ses textes parlent du rythme paysan, de la surconsommation ou encore des semences anciennes… Elle y milite en chansons pour une existence plus durable et responsable. Un mode de vie qu’elle partage à travers le Wwoofing. « J’ai par exemple accueilli un wwoofeur qui n’avait jamais mangé de choux ou de carottes râpées. Il m’a confié avoir changé ses habitudes alimentaires depuis son expérience chez moi, se réjouit la paysanne. Je pense qu’il est important de conscientiser à l’alimentation locale. »
Professeure de formation, Alessandra envisage aussi sa pratique du Wwoofing comme un « outil de transmission » et avoue avoir un faible pour les volontaires de longue durée : « On a le temps de créer du lien et de voir en pratique ce qu’on leur a appris, décrit-elle. Une wwoofeuse est arrivée en me disant : “Je veux tout savoir des chèvres”. Depuis, elle s’est installée et a acheté sa première chèvre chez moi. J’en suis un peu fière », confie-t-elle humblement, attablée autour d’une soupe partagée.
Malgré son enthousiasme, Alessandra était à deux doigts d’arrêter sa chevrière il y a quelques mois. La solitude, la dureté et les normes du métier lui pesaient… L’arrivée de Lize, une wwoofeuse flamande, en mai 2022, l’a convaincue de continuer. Comme tant d’autres, Lize a quitté son emploi bruxellois avant de partir partager le quotidien de fermes à travers l’Europe. Après un court séjour à celle de la Berwète, elle décide d’y revenir et de s’y installer pour une saison aux côtés d’Alessandra et ses chèvres.
(Re)trouver du sens
Michaël Looze est lui aussi originaire de Bruxelles. « Je suis arrivé sans trop savoir à quoi m’attendre, et… ça a été une véritable bouffée d’air ! », explique ce Wwoofer. Sur place, il découvre le quotidien d’Eloise et Mike, deux jeunes maraîchers qui prennent la plante en charge, de son semi jusqu’à sa vente directe. Semaine après semaine, Michaël passera un bon mois dans leur ferme du Besigneul, à Peissant. A chaque fois qu’il remet un pied dans la capitale, l’appel de la terre est plus fort : « J’ai trouvé du sens dans ce retour à la nature. Le sentiment d’être utile et non interchangeable. » Une expérience si marquante qu’elle a éveillé chez lui une vocation : Michael a débuté une formation de huit mois en maraîchage biologique au Forem, l’Office wallon de la formation professionnelle et de l’emploi.
C’est aussi grâce au Wwoofing que Cédric Saconne a lancé son projet de maraîchage : la ferme au Moulin, à Remicourt. « Avec ma compagne, on a commencé à wwoofer en 2007 avec des rêves de montages, d’activités agricoles et écologiques. On voulait faire les marchés, les fêtes de village, et surtout, on voulait changer de vie et être acteurs de la transition », décrit celui qui était alors éducateur. Ensemble, ils enchaînent les volontariats dans des fermes des Pyrénées françaises. « C’est en wwoofant chez Vincent, un maraîcher passionné qui est devenu un ami, que les choses ont pris une autre forme, se souvient-il. Auprès de lui, on a su directement ce qu’on voulait faire. » De retour en Belgique, le couple commence par de petites parcelles avant de s’installer dans une ancienne ferme d’élevage porcin en Hesbaye. « _Le Wwoofing nous a confrontés à la réalité et permis de découvrir différents modèles de fermes et manières de travailler, _détaille Cédric. Si c’était sûr qu’on allait s’inscrire en bio, planter des haies, faire du circuit court, etc., c’est clairement le Wwoofing qui nous a formés. »
« Avoir un jardin ou devenir un maraîcher, ce n’est pas la même chose. C’est bien de rêver, mais il faut aussi bien connaître la réalité du terrain avant de se lancer dans un projet professionnel »
Johanne Scheepmans, du Mouvement d’Action Paysanne
Comme Cédric ou Michaël, ils sont de plus en plus nombreux à vouloir intégrer le milieu agricole. « Les fermes sont de moins en moins reprises par les enfants d’agriculteurs, donc les gens qui souhaitent s’installer ne sont pas du secteur et ont besoin de formation », analyse Johanne Scheepmans, co-présidente du Mouvement d’Action Paysanne. Ce petit syndicat a justement décidé de soutenir les paysans par le biais de la formation. Et incite leurs apprenants à wwoofer avant de se lancer. « C’est un réel avantage pour les personnes intéressées par la paysannerie, mais qui n’y connaissent rien. Cela permet de délimiter son projet, mais aussi d’être confronté aux difficultés. Avoir un jardin ou devenir un maraîcher, ce n’est pas la même chose. Au même titre que beaucoup de personnes découvrent qu’elles ont un problème au canal carpien en s’occupant de la traite alors qu’elles voulaient se lancer avec des bêtes, précise Johanne, elle-même auparavant wwoofeuse. On vit une période de romantisation du retour à la nature. C’est important de continuer de rêver, mais il faut aussi connaître la réalité de terrain avant d’en faire un projet professionnel. Une installation nécessite un réel accompagnement. Le Wwoofing ne suffit pas, mais propose une belle découverte et un réseau important. »
Toutefois, en Wallonie, l’offre de formation reste encore très limitée. « Le milieu de l’agriculture bio est trop compliqué et éreintant pour s’engager avec seulement des idées préconçues, explique Marc Kerckhove, coordinateur au sein de l’Asbl Crabe, l’une des rares structures dédiées à la formation continue des professionnels. On ne va pas inciter les gens à aller faire du travail au noir dans des fermes. Pour les personnes qui ne peuvent pas faire de stage ou qui n’ont pas les compétences d’un ouvrier agricole, le Wwoofing offre toutefois un cadre sécurisant, une manière privilégiée et humaine de se former. »
Voyager autrement
Néanmoins, tous les wwoofeurs n’ont pas vocation à se lancer dans l’agriculture. Certains y voient plutôt une autre façon de découvrir les territoires. « C’est une façon de voyager différemment : de vivre avec des locaux, de se poser et prendre le temps », estime Lisa, wwoofeuse en Belgique et à l’étranger. Un avis partagé par Arthur et Mélanie qui sont partis un an au Canada et comptent plus de six mois de Wwoofing au compteur. « C’est un chouette moyen de s’immerger dans une culture, de découvrir les habitudes quotidiennes et les coutumes locales », décrit la jeune graphiste liégeoise qui n’imagine plus voyager sans wwoofer. Son compagnon complète : « On a vraiment pu comprendre la culture de la voiture là-bas. On a aussi appris à conduire une motoneige et pêcher dans de la glace. Et puis on a pu enfin comprendre le SuperBowl (la finale de la ligue de football américain) avec toutes les explications ! »
Sarah Remy, elle, voyage à… domicile. Grâce à son petit maraîcher installé sur les hauteurs de Comblain-au-Pont, en province de Liège, où elle cultive un unique hectare à l’aide de Pétula, son cheval de trait ardennais. Un mode de vie difficilement conciliable avec des vadrouilles au long cours. « Désormais, ce sont ceux que j’accueille qui me font voyager, confie cette ancienne employée dans le secteur culturel. Il y a des wwoofers à projets et ceux qui voyagent. J’aime parfois mieux cette deuxième catégorie, car ce sont des personnes en dehors du monde agricole que je n’aurais sans doute jamais rencontrées sans le Wwoofing », décrit Sarah, qui aime partager son métier avec ses invités, mais qui apprécie tout autant de jouer la guide touristique pour leur faire découvrir sa région.
Aujourd’hui, le Wwoofing est de plus en plus considéré comme une pratique éco-touristique. Mais pour Laura Burella, la coordinatrice nationale, « on ne peut pas vraiment le qualifier comme tel en Belgique où 90 % des wwoofers sont Belges, contrairement à la France par exemple qui attire beaucoup plus d’étrangers, sans compter l’Australie ou la Nouvelle-Zélande, deux énormes pays wwoofers ». Avec le risque de dénaturer les principes fondateurs de la pratique et l’attrait pour ces modes de voyage à bon marché. Une tendance constatée par Arthur et Mélanie lors de leur expérience canadienne : « Des wwoofeurs étaient vraiment là pour visiter la région à bas coût. Ils s’intéressaient peu à la ferme et n’avaient qu’une envie : finir leurs heures pour aller voir ailleurs. »
Les touristes ne sont pas les seuls à profiter du Wwoofing. La pratique présente en effet un autre risque : l’exploitation de main-d’œuvre gratuite. « Le Wwoofing c’est quand même faire confiance à des inconnus, c’est donc toujours au petit bonheur la chance », confient Arthur et Mélanie. Le couple n’a jamais connu de réelle mauvaise expérience, à l’exception d’un séjour dans une ferme « bancale qui ne tournait pas sans wwoofeurs », mais d’autres wwoofers ont pris le parti de quitter l’exploitation.
Pour éviter de telles situations, Thomas Lauwers préconise d’effectuer des stages préalables avant de s’engager dans un Wwoofing de longue durée. Pionnier du mouvement en Belgique, il a créé sa ferme-école Bierleux-Haut, à Stoumont (Verviers). « Soutenir le bio, c’est soutenir une cause : celle de l’agriculture qui produit sans détruire, celle qui respecte la vie. »
Aussi, l’agriculteur regrette l’esprit militant du Wwoofing qui se perd peu à peu. « De plus en plus de wwoofers en ont marre de la ville et cherchent à s’évader. Ils mettent les pieds dans les fermes pour la première fois sans savoir qu’il y a des mouches et du caca, sans savoir ce qu’est l’agriculture bio ! Je ne sais pas, mais opter pour du volontariat au service d’une cause dont on ne connaît rien, c’est bizarre non ? », s’interroge-t-il.
Les chiffres confirment cette tendance : en Belgique, le Wwoofing, comme d’autres activités bénévoles, attire souvent des citadins diplômés, mais aussi « des personnes qui se posent des questions sur leur mode de vie, en burn-out, qui veulent changer d’orientation professionnelle », synthétise Laura, la coordinatrice.
Ni bénévole ni ouvrier agricole
Toutefois, le Wwoofing, ce n’est ni du bénévolat, ni du volontariat et ce n’est pas non plus un travail reconnu comme tel. D’où le flou juridique qui plane autour de la pratique qui « n’a pas de statut en Belgique », rappelle la coordinatrice nationale. Du point de vue législatif, le wwoofeur « ne peut être considéré comme un volontaire au sens de la loi du 3 juillet 2005 puisque les prestations sont fournies au bénéfice d’une organisation qui poursuit un but lucratif », précise Michel Davagle, conseiller juridique à l’Asbl Semafor. Quant à un éventuel statut de bénévole « rien ne s’oppose à ce que des personnes prestent bénévolement au bénéfice d’une organisation dite marchande », précise le spécialiste, en conseillant « qu’une convention signée par les parties stipule explicitement que les prestations sont sans contrepartie financière, en argent ou en nature ». Sauf que les wwoofers sont nourris et logés…
« Beaucoup de wwoofers mettent les pieds dans des fermes pour la première fois, sans savoir qu’il y a des mouches et du caca. Opter pour du volontariat au service d’un cause dont on ne connaît rien, c’est un peu bizarre non ? »
Thomas Lauwers, de la ferme-école Bierleux-Haut
Le Wwoofing est-il dès lors une forme de travail déguisé ? Pour le SPF Emploi Travail et Concertation Sociale, « il y a un lien direct entre un wwoofeur et un hôte, car l’hôte bénéficie de son travail sans être son employeur, tandis que le travailleur n’en est pas un non plus car il n’y a pas de contrat de travail ». L’organisme précise que pour être considéré comme un travailleur « il n’y a pas besoin de contrat, mais uniquement d’effectuer des prestations sous l’autorité d’une autre personne ». Et de conclure qu’il s’agit probablement d’une question « d’appréciation dans les faits ». « L’échange de procédés est un contrat en soi », abonde Lucas Bento de Carvalho, professeur des universités à Bordeaux, lui-même wwoofeur. « La pratique du wwoofing, lorsqu’elle respecte les règles et les valeurs fixées par ses promoteurs, n’a nullement besoin d’une reconnaissance légale spécifique pour continuer à prospérer », concluait-il, à ce propos, dans une des rares études à avoir questionné le statut du Wwoofing.
Tout le fonctionnement du Wwoofing repose en réalité sur sa charte (consultable en ligne) qui précise que « le Wwoofing pourrait ne pas être toléré lors d’une visite de l’inspection du travail ». Le SPF Emploi Travail et Concertation Sociale assure de son côté n’avoir « jamais encore rencontré ce type de problème lors d’un contrôle ».
Ce même document proscrit strictement toute volonté de détourner le Wwoofing vers du travail dissimulé ou de la concurrence déloyale. Pour Johanne Scheepmans, co-présidente du Mouvement d’Action Paysanne, cette démarcation va de soi. « Le Wwoofing ne peut pas faire d’ombre au statut d’ouvrier agricole qui est, quant à lui, qualifié et autonome, alors qu’on ne peut pas laisser un wwoofeur qui n’y connaît rien travailler seul dans l’exploitation », tranche-t-elle.
« Notre conception du Wwoofing, c’est avant tout de permettre la rencontre entre des consommateurs et des producteurs, de conscientiser chacun à l’impact de l’agriculture paysanne et, du même coup, de faire évoluer nos habitudes alimentaires. Tant que ces principes fondateurs seront respectés, tout ira bien », conclut Laura Burella, de Wwoofing Belgique. — Laureline Pinjon (stag.)