Tel un orfèvre, Sébastien Petit distingue une jeune pousse de sorbier dans un « maquis » du bois de Pouhon, à Hotton. Le bioingénieur relève la diversité des essences qui se régénèrent naturellement dans cette zone de forêt communale qui était auparavant plantée de douglas. Depuis sept ans, l’ancienne monoculture de pins a cédé la place à un embryon de « forêt vierge ». De jeunes chênes, bouleaux, mélèzes, etc., se frayent un passage vers la lumière.
« La vigueur et la diversité de cette régénération naturelle sont exemplaires. Il est important de donner aux agents forestiers les outils et compétences nécessaires pour accompagner cette dynamique », souligne le chargé de mission de Forêt Nature. « Le réflexe dominant consiste trop souvent à envisager le renouvellement forestier par des plantations sur un sol si possible préparé. Utiliser cette régénération naturelle, spontanée et gratuite, est un gage de réduction des investissements et de pratiques respectueuses des sols. »
Révolution culturelle ? Pour les promoteurs de la sylviculture Pro Silva, il convient de limiter le niveau d’interventionnisme tant l’écosystème forestier nécessite finesse technique et patience avant de valoriser la ressource. « La Wallonie a été une des trois régions d’Europe, dès 2013, à adopter une circulaire Pro Silva visant à accompagner la régénération de la forêt publique, explique Marc Bussers, directeur de Forêt Nature. C’était une vision extraordinaire, mais certains acteurs ont fait de la résistance. Aujourd’hui, sans doute ‘‘grâce’’ à la succession des crises sanitaires en forêt, cela bouge dans le bon sens. Pro Silva renforce la résilience de l’écosystème forestier et est une sylviculture productive et rentable. Tous les métiers de la forêt vont devoir évoluer en ce sens et seront d’autant plus valorisés. Ce sera bénéfique pour l’ensemble des acteurs. »
Face aux dépérissements qui touchent 60 % des quatre essences indigènes et qui sont accrus par la crise climatique (scolytes, chenilles processionnaires…) la sylviculture à couvert continu, composée de mélange d’essences et d’âges, permettra d’atténuer les conséquences des perturbations que la forêt endure. C’est un des messages clefs que Forêt Nature, qui assure la formation professionnelle continue des agents de la division Nature et Forêt, tente de faire passer à travers des itinéraires techniques poussés. « L’enthousiasme pour apprendre une autre manière de gérer la forêt est souvent là, constate Sébastien Petit. Mais il est parfois difficile à maintenir face à l’ampleur du challenge et à la remise en question qu’il suppose. »
« Un chêne peut vivre entre 600 et 1 000 ans et on les coupe à 200 ans, l’âge de l’adolescence ! »
Marc Dufrêne, professeur à l’université de Liège
Professeur à l’université de Liège, Marc Dufrêne, spécialiste des services écosystémiques, considère avec sévérité le décalage entre les discours et la pratique : « On reste orienté dans une logique de productivité qui doit rapporter aux communes et aux propriétaires privés, remarque-t-il. Près de 95 % des arbres sont destinés à quitter la forêt d’une manière ou d’une autre. On est bien loin d’être dans une situation adéquate pour le fonctionnement forestier. Un chêne peut vivre entre 600 et 1 000 ans et on les coupe à 200 ans, l’âge de l’adolescence ! Ce qui caractérise et garantit la vitalité de la forêt, c’est aussi son bois mort en décomposition et des arbres dont l’intérêt biologique est grand : on est loin, très loin, d’être dans cette situation-là. »
Face à la nécessité d’adaptation de la forêt wallonne à la crise climatique, d’aucuns considèrent qu’il faudra donner des « coups de pouce » car les méthodes d’accompagnement ne suffiraient pas pour gagner l’objectif de résilience. Chêne chevelu italien, cèdre de l’Atlas ou noisetier de Byzance ? Ce sont là quelques-unes des onze essences établies sous des climats plus secs et qui ont été choisies par la Société royale forestière de Belgique pour tester leur capacité d’adaptation à travers une vingtaine d’arboterum établis sur des parcelles privées, en Wallonie principalement. « Les espèces migrent naturellement et elles l’ont fait après les glaciations, explique Nicolas Dassonville, chargé de projet à la Société royale forestière. Mais cela prend des milliers d’années. Il a fallu 5 000 ans au chêne pour venir du sud de l’Espagne jusqu’en Belgique. Or, nous n’avons pas ce temps-là. C’est la raison pour laquelle nous testons ces essences à travers deux approches : des essences indigènes comme le tilleul à petites feuilles ou des espèces nouvelles et qui ont un potentiel important de résistance aux changements climatiques. »
Pour mettre en place ce programme, la Société royale forestière collabore avec les agents de la division Nature et Forêt dans le choix des essences, de l’approvisionnement en graines et en plans. Les essences ont été sélectionnées selon des critères écologiques de résistance à la sécheresse, aux fortes chaleurs et au gel mais aussi des critères économiques liés à la valorisation du bois : « On ne joue pas aux apprentis sorciers, note Nicolas Dassonville. On a écarté, par exemple, une série d’espèces de bouleaux qui couraient un risque d’hybridation avec nos bouleaux indigènes. On a exclu certains érables asiatiques vu leur potentiel envahissant. On ne peut pas exclure tout danger d’invasion : mais la plupart des espèces envisagées sont en migration nord-sud, ce qui est moins risqué que la migration est-ouest. A terme, on ajoutera des critères de suivi liés à la régénération naturelle. Ce sont des petites parcelles qui sont bien délimitées et suivies régulièrement. »
Tandis que la Société royale forestière évoque la « migration assistée » des essences, Caroline Vincke, professeure en écologie et santé des forêts à l’UCLouvain, nuance : « L’arboretum fait partie de la gestion adaptative, en testant l’acclimatation d’essences, mais ce n’est pas de la migration assistée stricto sensu, explique-t-elle. Celle-ci se réalise en implantant au sein même des massifs forestiers des provenances adaptées à un climat chaud et sec susceptibles de contribuer à renforcer les peuplements existants, en augmentant la diversité ou à travers l’hybridation. La vitesse des changements climatiques et leurs impacts négatifs sur les forêts risquent de limiter les choix d’essences in fine ; je trouverais dommage que, sous prétexte de rompre la naturalité de la forêt wallonne, l’on se prive d’envisager de nouvelles espèces. Ne fermons pas trop de portes par principe. »
Nouvelle pièce à disposition des acteurs de la forêt, le croisement de données climatiques avec les sensibilités écologiques des essences a permis d’aboutir à un découpage du territoire en dix zones bioclimatiques en Wallonie. Ces dix zones remplacent désormais les territoires écologiques comme porte d’entrée du fichier écologique des essences. Où le stockage du carbone demeure une toile de fond mise à mal par les épisodes de sécheresse : « Nous avons des données solides, depuis vingt cinq ans, de la séquestration du carbone dans les écosystèmes forestiers, à travers le réseau européen Icos de stations qui mesurent les interactions entre les forêts et l’atmosphère, constate Caroline Vincke. A l’échelle européenne, les écosystèmes terrestres ont vu leur prélèvement net de CO2 chuter de 17,8 % suite à la sécheresse de 2018. Les augmentations de température ont été anormalement élevées et cela fait quelques années que les sols se rechargent difficilement. Cela induit une vulnérabilité des arbres qui facilite leur agression. »
Passer de 5 % à 25 % de « forêt résiliente » ? C’est bien l’objectif affiché par la ministre de la Nature et de la Forêt, Céline Tellier, à travers un appel à projets de trois millions d’euros visant à développer la régénération via le mélange d’espèces adaptées au dérèglement climatique (résineux, feuillus indigènes, feuillus exotiques) et soutenir la biodiversité. « C’est une manière de tester le modèle de soutien public et privé en attendant d’aller plus loin dans le cadre du plan de relance, expose la ministre. Pour ce qui concerne la forêt publique, le DNF va faire des propositions de plans de régénération aux communes. Au-delà du socle de base, nous allons ajouter des enveloppes pour des essences indigènes, le creusement de mares, la création de lisières… »
« On va au-devant de grands risques qui vont nécessiter du leadership, une gouvernance à la hauteur et des moyens adaptés »
Caroline Vincke, professeure à l’UCLouvain
Président de NTF, la coupole des propriétaires privés [NDLR : plus de 50 % de la superficie forestière wallonne] et ancien président de la Fédération nationale des experts forestiers, Frédéric Petit considère ces aides comme « un ballon d’oxygène ». « Cela ne va pas permettre de résoudre la crise du scolyte. La première chose à faire, c’est de lutter contre le réchauffement à travers des politiques ambitieuses d’atténuation des rejets de CO2. La deuxième, c’est d’adapter la forêt pour qu’elle soit plus résiliente. »
Et à ce niveau, les points de vue divergent : « La tendance, c’est de faire des essences secondaires, comme des saules ou des bouleaux, poursuit notre interlocuteur. Cela me paraît fantaisiste d’en planter alors que ces essences viennent naturellement en accompagnement ! On peut concilier économie et écologie en mélangeant les essences et en pratiquant des éclaircies fortes pour amener plus de lumière au sol, et donc plus de végétation et de biodiversité. Il ne faut pas bannir les résineux sous prétexte qu’ils engendreraient un désert de biodiversité. Le mélange d’essences est une bonne chose, mais nous devons maintenir une forêt exploitable. »
Comment concilier des points de vue aussi éloignés ? La question clef, c’est « quelle(s) forêt(s) voulons-nous à l’avenir ?, soulève Caroline Vincke. On entre dans une société post-industrielle qui veut se couper du pétrole à travers des produits biosourcés. De ce point de vue, on ne peut pas se permettre de considérer que tous les massifs forestiers soient livrés à eux-mêmes, sans objectif assumé de production, alors que nous en avons besoin. Il n’y aura pas un modèle de forêt idéale applicable partout, d’autant qu’on ne peut penser la forêt sans celles et ceux qui en vivent. On va au-devant de grands risques qui vont nécessiter du leadership, une gouvernance à la hauteur. »
Au-delà des pièces disparates du puzzle de la forêt (objectifs par filière, plans d’aménagement, code forestier, etc.), « il manque sans doute un cap clair pour les trente prochaines années, poursuit Caroline Vincke. Pour se comprendre mutuellement sur les matières forestières, il est temps, si possible, de construire une vision commune et de sortir des discours d’opposition, sauf si cela amène un meilleur soin du patrimoine naturel dont on dispose. »
C’est le sens des Assises de la forêt, annoncées par la ministre Céline Tellier et qui devraient se dérouler en 2021. « Nous allons nous inspirer du processus des Assises de la biodiversité mis en place sous le gouvernement précédent, relève la ministre. L’idée, c’est de travailler de manière inclusive avec tous les acteurs de la forêt. Ceux-ci sont demandeurs et il conviendra de travailler tant l’amont que l’aval des enjeux forestiers afin de pouvoir envisager, entre autres, l’adaptation des filières économiques du bois à l’enjeu d’une forêt plus résiliente. »
Marc Dufrêne considère le défi à sa mesure : « Il manque une vision du rôle de la forêt et cela vaut la peine d’avoir un débat apaisé, en sachant qu’un certain nombre de pré-requis sont garantis, les emplois et les revenus légitimes, par exemple. J’insiste là-dessus parce qu’on ne va pas maintenir des revenus illégitimes. Et on ne va pas recommencer les mêmes conneries qu’il y a quinze ans quand on a décrété que le ‘‘douglas’’ était le nouveau roi des forêts. On a un arbre, aujourd’hui malade, qui a été déraciné des forêts des Appalaches pour être planté chez nous sans tout ce qui tourne autour de l’arbre et qui contribuait à son équilibre. Désormais, la forêt sert aussi à faire autre chose que de produire du bois. Il faut développer d’autres services en termes de biodiversité et de valorisation touristique à travers une gouvernance moderne et partagée. » — Christophe Schoune