Sans-papiers: la Belgique enrichie

Des dizaines milliers de personnes sans-papiers s’investissent en Belgique en espérant obtenir un statut. Elles vivotent ainsi dans un paradoxe constant : s’intégrer dans notre société sans en avoir ni les moyens, ni le droit.


- Frédéric Moreau de Bellaing

Cet article est le premier de notre dossier sur les sans-papiers publié dans le n°159, à l’hiver 2024.

« Nous n’aurions jamais pensé venir ici, si ce n’était pour nos enfants. Si on n’en avait pas, on serait d’ailleurs peut-être déjà rentrés. » Dans leur salon placardé de photos de Daniel et David, leurs deux enfants, Irène et Carlos Gonzalez chassent les larmes qui perlent dans le creux de leurs yeux. Âgé de neuf ans, Daniel est l’artiste de la famille. Il peint, ambitionne de maîtriser plusieurs langues et aime mettre ses mains dans la terre pour récolter les patates de la ferme du coin. Moins porté sur le langage, son grand frère a toutefois bluffé ses parents lorsqu’il a tenu à apprendre le français sans aide, en plein Covid, dans le centre d’accueil Fedasil de Mouscron. La famille Gonzalez y a vécu sept mois. En troisième secondaire au collège Notre-Dame de Gemmenich, Daniel est passé par une longue phase dépressive, sans plus dire un mot à ses parents. Il n’a désormais d’yeux que pour ses amis et le FC Trois-Frontières. « Il se réveille, s’endort et mange avec le foot », sourit sa mère. 

La famille Gonzalez aurait pu tenter sa chance aux Etats-Unis, Irène et Carlos y ont d’ailleurs pensé. Mais le chemin depuis l’Amérique centrale est pavé de morts, de narcotrafiquants et de dangers trop grands pour leurs enfants. Leur demande de protection internationale a été refusée deux ans après leur arrivée du Salvador, où Carlos a été attaqué par le tentaculaire gang criminel Mara Salvatrucha (MS-13), dont la devise est « tuer, voler, violer, contrôler ». Entre-temps, ils avaient quitté le centre mouscronnois, s’étaient installés à Gemmenich, avaient appris le français et inscrit Daniel en première maternelle. « Quand on a reçu cette réponse négative, beaucoup d’enfants de sa classe ont pleuré », raconte Irène. La bourgmestre, le CPAS, les parents d’élèves, le corps enseignant, le voisinage, le club de foot… Les adultes n’ont pas non plus digéré ce verdict, suivi d’un premier ordre de quitter le territoire (OQT). « De mémoire, nous n’avons jamais connu une situation pareille ici. C’est d’une absurdité totale : on demande aux étrangers de s’intégrer et quand ils le sont, c’est quand même non ! », fulmine la bourgmestre, Marie Stassen (Les Engagés). 

Vu l’élan de soutien local, leur avocate a introduit une demande de régularisation sur base humanitaire – dite 9bis, en référence à l’article 9bis de la loi de 1980 sur les étrangers. Deux autres années ont passé. En mars 2023, l’Office des Etrangers (OE) l’a retoquée, délivrant un deuxième OQT. Dans la foulée, une manifestation rassemblant deux cents personnes a été organisée, une motion de soutien à la famille Gonzalez votée par le conseil communal et une lettre envoyée à Sammy Mahdi, l’ancien secrétaire d’Etat à l’Asile et la Migration (CD&V). « Si l’issue de ce dossier est positive, la commune s’engage à les employer, présage Marie Staessens, ajoutant d’emblée que cette promesse n’a rien de remarquable. Nous avons tout le temps besoin de personnes immigrées, sans lesquelles nous ne comblons pas nos postes. De manière générale, les étrangers sont perçus comme des boulets et non pas comme des opportunités avec leurs spécificités, leur propre richesse, leur pierre à apporter. » A l’heure d’écrire ces lignes, un recours en annulation basé sur l’intérêt supérieur des enfants – dont l’un a déjà passé la moitié de sa vie en Belgique – est en cours d’examen par le Conseil d’Etat. Au Salvador, seule la maman de Carlos connaît leur situation. « On ne veut pas inquiéter nos familles, alors on leur dit que tout va bien », justifie Irène. 

Faute de pouvoir travailler légalement, Irène, ancienne employée de banque, enchaîne les contrats de volontariat, limitatifs en termes de salaire. Elle surveille les enfants de l’école une heure chaque semaine, plastifie les livres de la bibliothèque, nettoie la maison communale. De temps en temps, elle propose à des personnes âgées de faire leurs courses, simplement pour aider. Carlos, ancien logisticien, aimerait suivre des formations. Chauffeur, peintre… Impossible sans titre de séjour. Dans l’attente, ils se rendent régulièrement à l’église d’Eupen ainsi qu’à La belle diversité, une association verviétoise qui promeut l’interculturalité, lutte contre les préjugés et le racisme, permet de tisser des liens sociaux… « On y améliore notre apprentissage du français et on participe à des réunions où chacun, avec ou sans papier, partage sa culture, sa cuisine, etc., explique Carlos. Un des objectifs est aussi de briser la solitude des personnes âgées qui viennent, comme nous, pour faire des rencontres. » Parfois, ils demandent une attestation de participation – « c’était le cas hier » –, sait-on jamais que cela puisse servir dans leur dossier. 

5 septembre 2021, 217e jour d’occupation de l’église Saint-Jean-Baptiste-au- Béguinage par l’USPR (Union des sans-papiers pour la régularisation) / Frédéric Moreau de Bellaing

La fabrique des sans-papiers

Seule famille sans-papier de cet éloigné village de la vallée de la Gueule, où se touchent la Belgique, l’Allemagne et les Pays-Bas, les Gonzalez font partie des quelque 112 000 personnes, d’après une récente étude de la VUB, séjournant sans titre de séjour valable en Belgique, dont 50 000 à Bruxelles. On ignore encore beaucoup de ces personnes, leur profil, leur parcours. Au mieux, on sait « comment » ils deviennent sans-papiers. « On tombe dans l’irrégularité comme on tombe dans un trou. Un trou dont il semble impossible de sortir », résume-t-on à la Voix des Sans-Papiers (VSP) de Liège. Une femme arrivée en Belgique par la voie de la réunification familiale peut perdre son droit au séjour si elle n’a pas étayé les violences du conjoint qu’elle fuit (porter plainte, faire constater les lésions, documenter les traces, etc.) et n’est pas autonome sur le plan financier (et donc, à charge de l’Etat). Une jeune fille courant un risque de mutilations génitales sera probablement reconnue comme réfugiée mais ses parents, venus avec elle, n’ont pas droit au séjour. Pas plus que les apatrides parents d’un enfant belge. Il y a aussi les « inéloignables », souvent de nationalité afghane : des personnes ne rentrant pas dans les critères d’octroi de la protection internationale mais qui ne peuvent pas non plus être renvoyées dans leur pays, jugé trop dangereux, et se retrouvent coincés en Belgique sans statut légal.

Restent encore les demandeurs de protection internationale qui se voient refuser le statut de réfugié – ou de protection subsidiaire – et qui n’appliquent pas l’ordre de quitter le territoire délivré par l’OE. « Souvent, on n’arrive pas sans-papiers. On le devient. Ce sont tous les déboutés de toutes les procédures : le regroupement familial, le séjour étudiant, les procédures d’asile…, atteste Sotieta Ngo, directrice du Ciré (Coordination et Initiatives pour les Réfugiés et les Etrangers). Si on regarde le taux de reconnaissance moyen, plus d’une personne sur deux n’obtient pas la protection. Une bonne partie reste toutefois convaincue d’être en danger et ne rentrera pas. Et si c’est pour d’autres raisons – parce que c’est le néant économique, que l’eau manque ou que les possibilités de soins sont inexistantes – ce n’est pas la fin d’une procédure qui va les faire rentrer. Tout simplement parce que les raisons qui ont poussés au départ n’ont pas disparu. Si ces personnes avaient accès au marché du travail, dans une vision utilitariste et capitaliste, il y aurait beaucoup moins de sans-papiers. » 

« Souvent, on n’arrive pas sans-papiers. On le devient.
Ce sont tous les déboutés de toutes les procédures », Sotieta Ngo, directrice du Ciré.

Beaucoup n’ont en effet aucune intention de retour dans leur pays d’origine. Tant pis s’il faut passer par la case « séjour irrégulier », « c’est toujours mieux que de rentrer ». Et tant qu’à faire, certains s’investissent pleinement dans la société belge. Interprète auprès de primo-arrivants, soignante dans une maison médicale, surveillante d’enfants au sein d’une association, enseignante dans une école de couture… « Bien sûr, c’est possible ! Mais la première chose que tu fais quand tu deviens sans-papiers, c’est te renfermer sur toi-même. Tu as toujours peur de te faire arrêter, tu n’oses aller nulle part », contextualise Sandrine Tshibangu, de VSP Liège, bénévole à l’espace public numérique du Monde des possibles et formatrice visant à réduire les inégalités digitales. « Je ne réponds jamais si je ne sais pas qui sonne à ma porte, raconte une professionnelle de la santé sans-papiers et bénévole auprès de migrants dans une organisation bruxelloise. Je crains toujours de tomber sur des policiers lorsque je vais à la commune pour renouveler la carte me donnant droit à l’aide médicale urgente, nécessaire pour traiter mon diabète. Et depuis l’attentat à Bruxelles [Abdessalem Lassoued, l’auteur de la fusillade du 16 octobre 2023 était en séjour irrégulier, ce qui a poussé le gouvernement fédéral à adopter une proposition de loi supposée renforcer la politique de retour, suscitant la crainte de nombreuses personnes sans-papiers], c’est encore pire. » Dans son salon, son diplôme posé sur une armoire, un livre de la journaliste Colette Braeckman sur le docteur Denis Mukwege sur la table, Monique laisse échapper un long soupir, les yeux emplis d’une frustration semblant impossible à résorber. « Ils ne savent pas que je suis sans-papiers. Ils ne m’ont jamais demandé si j’en ai, glisse-t-elle. Je suis là, j’ai un diplôme dont l’équivalence est reconnue… A quoi je sers, si je ne peux pas me rendre utile ? Le fait de soigner les gens, ça m’aide à tenir le coup. Et puis, d’une certaine manière, je comprends vraiment leur souffrance, même si nous ne sommes pas exactement dans la même situation. » 

Harrold, Camerounais, est passé en Europe via le Maroc et l’enclave espagnole de Ceuta, après plusieurs tentatives. Actif dans le collectif, il a participé aux différents déménagements lors des occupations. / Frédéric Moreau de Bellaing

Peu parlent ouvertement de leurs engagements sociaux : s’impliquer dans la société nécessite en effet d’enfreindre la loi, l’absence d’un titre de séjour interdisant non seulement l’accès à la formation et au travail mais aussi au bénévolat. « Mais comment s’intégrer, ou prouver notre intégration, si on ne peut rien faire ? », s’interroge Henriette Essami-Khaullot, artiste et membre du comité des femmes sans-papiers. 

D’après la Plateforme francophone du volontariat, la liberté d’association étant garantie par la Constitution belge, rien n’empêche une personne sans-papiers d’être volontaire dans une association, pour autant que celle-ci se tienne à certaines balises (« respecter à la lettre le cadre légal du volontariat, informer correctement les personnes sur le cadre de leur volontariat, les assurer en responsabilité civile »). Le bénévolat est en revanche problématique s’il cache un travail déguisé, et donc potentiellement de l’exploitation, passible de lourdes peines pour « l’employeur » et d’une expulsion pour le « volontaire ». « Si votre association compte effectivement des personnes sans-papiers parmi ses volontaires, mieux vaut sans doute l’assumer que le cacher et offrir à ce volontaire le même type de volontariat qu’aux autres volontaires de l’association », conseille la Plateforme. Qui, au-delà des aspects juridiques, liste une série de questions que chaque organisation est libre de se poser : « Pourquoi une personne sans-papiers ne pourrait-elle pas s’engager comme tout un chacun ? Pourquoi n’aurait-t-elle pas droit à une vie sociale ? Pourquoi fermer la porte à ces candidats volontaires alors que votre association se veut inclusive ? Si une ou plusieurs personnes sans-papiers sont volontaires dans votre association, comment faire face à leurs besoins et à leur grande précarité ? Si les activités occasionnent des risques – et étant donné l’absence de mutuelle – ne vaut-il pas mieux s’assurer que la personne a ouvert son droit à l’aide médicale urgente, ou l’assurer en dommages corporels ? »

Un paradoxe absurde
D’après divers interlocuteurs et interlocutrices, s’engager dans la société belge est un mélange entre un besoin de dignité, d’autonomie, de liens sociaux et de preuves pour attester d’un ancrage dans le cadre d’une demande de régularisation humanitaire. Une démarche qui peut se solder par un refus, en dépit de nombreux signes d’intégration (attestations de participation à toute une série d’activités sociales et de cours, témoignages favorables de Belges, promesse d’embauche, etc.). « C’est important de s’inscrire dans différentes démarches, montrer ce qu’on fait de positif pour le pays. Même des formations en éducation permanente, ça compte ! Elles ne sont pas qualifiantes mais on apprend quand même des choses, ne serait-ce que sur le plan personnel. Comprendre le monde, le pays, ses droits, etc. D’autant qu’en fréquentant des associations qui ont pour rôle de consolider la cohésion sociale, on se construit un réseau. Sans celui-ci, les chances d’être régularisé s’affaiblissent. Quand les gens nous connaissent, ils se mobilisent en cas d’arrestation, ils peuvent écrire des lettres pour appuyer un dossier, insiste Serge Bagamboula, de la Coordination des sans-papiers. Cela dit, il faut être bien conscient que tout ça peut ne rien donner dans le cadre d’une procédure. On ne sait pas exactement ce que prend en compte l’Office. Mais bon, qui ne tente rien n’a rien. » 

En effet, la procédure de régularisation sur base humanitaire s’avère incertaine, vu l’important poids du pouvoir discrétionnaire en la matière. Pour qu’une demande 9bis soit recevable, une personne doit en effet prouver que des « circonstances exceptionnelles » – la loi ne les étaye pas – empêchent son retour dans son pays d’origine pour y demander une autorisation de séjour. « Cela revient à devoir prouver, par exemple, qu’un retour, même temporaire, créerait une violation des droits fondamentaux », affirme Sibylle Gioe, avocate. Autrement dit : dans certains cas aux contours flous, l’administration offre la possibilité de déroger à la règle générale selon laquelle une demande de long séjour doit se faire depuis un poste diplomatique dans le pays d’origine. « C’est régulièrement oublié mais les mots ‘‘régularisation’’ et ‘‘humanitaire’’ ne figurent en réalité pas dans l’article 9bis, qui ne décrit rien d’autre qu’une procédure », rappelle un observateur avisé. 

« Comment s’intégrer, ou prouver notre intégration, si on ne peut rien faire ? », Henriette Essami-Khaullot, artiste et membre du comité des femmes sans-papiers.

Le caractère « exceptionnel » de ces cas étant sujet à interprétation, l’administration (la cellule régularisation de l’OE, dont les décisions sont validées ou contestées par son directeur-général, Freddy Roosemont, voire par le responsable politique en charge de l’Asile et la Migration dans certains cas)  dispose ainsi d’une solide marge de manœuvre. « Il s’agit d’une faveur, pas d’un droit acquis », insiste Dominique Ernould, porte-parole de l’OE, listant quelques éléments considérés comme « positifs ».

L’apprentissage d’une ou plusieurs langues nationales, un séjour ininterrompu sans atteinte à l’ordre public, une procédure d’asile trop longue, la présence d’autres membres de la famille en séjour régulier ou de nationalité belge… « Un élément seul ne suffit pas, d’autant que des conditions de vulnérabilité entrent aussi en compte. Chaque situation est unique, rien n’est comparable. » « C’est la loterie, schématise Sandrine Tshibangu, illustrant sa coriace volonté d’intégration. L’Office considère que nous sommes une charge pour l’Etat, il faut donc prouver que ce n’est pas le cas. Mais ça peut s’avérer inutile. A titre personnel, j’ai une pléthore de formations à mon actif, un contrat de travail prêt, un parcours d’intégration – je rappelle que ce n’est pas obligatoire ! – réussi, un réseau social fort, une famille installée ici – j’ai même montré leurs fiches de paie ! –… Je suis des formations non-qualifiantes qui ne me serviront probablement à rien, juste pour prouver que je suis active. Et partout où je vais, à chaque rendez-vous, à chaque activité, je demande une attestation. Psychologiquement, c’est fatiguant, un peu humiliant même, de devoir toujours demander, montrer, justifier, certifier. »

Dénoncée de longue date par les principaux intéressés et leurs soutiens, l’absence de critères clairs permettant de connaître « les règles du jeu » décourage notamment des avocats spécialisés en droit des étrangers. « Je fais très peu de 9bis parce que je sais que ça ne fonctionne pas, sauf éventuellement dans des cas vraiment désespérés. La durée moyenne du traitement de la demande est de deux ans, ce qui est très long, et les personnes sont dévastées quand la réponse est négative. J’ai donc tendance à dire ‘‘tentez votre chance ailleurs’’. Evidemment, les gens sont consternés face à mes propos. A juste titre, parce que c’est consternant », avoue Marie Doutrepont, avocate. 

« Quand des gens me disent qu’ils sont là depuis 10 ans, 15 ans, qu’ils travaillent déjà, ont une promesse d’embauche dans un secteur en pénurie et toutes les attestations possibles et imaginables, etc., je n’introduis pas leur demande. On peut se dire que c’est de la résignation mais c’est aussi faire preuve de réalisme », réagit Pascal Van de Welde, avocat et administrateur de l’Association pour le droit des étrangers. « On peut avoir des dossiers équivalents avec des réponses différentes. Donc, on n’arrive pas à analyser ce qui fonctionne et ce qui ne fonctionne pas, d’autant que les décisions négatives ne sont pas motivées. Cette insécurité juridique est une source de souffrance énorme », ajoute Sibylle Gioe. « Personnellement, je pense qu’il y a une stratégie d’épuisement volontaire des gens, affirme Sotieta Ngo. Le problème, c’est que l’espoir fait vivre. Et l’opacité de l’administration renforce cet espoir. Parce que si on ne sait pas ce qui fonctionne, il y a peut-être, sait-on jamais, une petite chance. N’est-ce pas ? » — Sarah Freres

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