« Dépasser le silence, la pudeur et les non-dits »

De Kigali à Butare, du sommet de l’Etat à la profondeur des collines, le vivre-ensemble se construit à marche forcée, de manière pacifiée et parfois feutrée.

Sur les collines Gihishabwenge (sud), un instant de protection sous la pluie, avant un moment festif et civique organisé par les autorités locales. Crédit : Patricia Alen

« Ce mot ‘‘réconciliation’’, je ne peux plus l’entendre. Je le trouve si faible, si indécent ! On réconcilie un ménage brouillé, pas les rescapés d’une vaste entreprise mortifère et planifiée. Ce qui s’est passé en 1994 n’est pas une dispute, arrêtons les rabibochages de façade ! »

Attablée devant une bière Virunga bien fraîche, Marie-Louise bouillonne de colère, mais préfère garder l’anonymat. Le bruit du trafic des motos-taxis dans Kigali dissimule ses emportements. Et l’enseignante préfère ne pas rompre avec sa culture rwandaise du « silence, de la pudeur et de la discrétion ». En off, pourtant, elle a tant à dire sur « les dérives dictatoriales » du régime en place : emprisonnements de journalistes, exécution d’opposants politiques, domination du parti majoritaire (le Front Patriotique Rwandais, FPR), arrestations arbitraires de militants, exactions, soutien aux milices en faction en RDC…
Néanmoins, la jeune femme ne veut pas s’arrêter à ces « sombres constats », et met volontairement en avant « l’impensable cicatrisation » entamée depuis ces « cent jours de 1994 » où son pays « a plongé dans les ténèbres ».

Par ailleurs, Marie-Louise concède volontiers au président Paul Kagame – qui règne en maître depuis 2000 et se porte candidat à un quatrième mandat en juillet – et aux gouvernements successifs de nombreuses avancées sur le plan social, économique, écologique et culturel. Elle loue aussi les bienfaits du processus post-génocide « construit et imposé d’en haut », mais s’oppose à « l’idéologie forcée de la réconciliation » et insiste sur les « plaies encore béantes ».

A l’autre bout de la capitale, à quelques rues de l’Hôtel des Mille Collines, ex-propriété de la Sabena où 1 268 réfugiés ont été sauvés des massacres, Naphtal Ahishakiye, secrétaire exécutif de l’association Ibuka (« Souviens-toi »), confirme « les nombreux efforts réalisés et la bonne gouvernance », mais plaide aussi pour une vigilance accrue : « Nous devons garder l’œil ouvert, il y a encore des semeurs de haine et de divisions. »

Au Camp Kigali Memorial, devant un mur criblé d’impacts de balles et dix stèles rendant hommage aux paras belges assassinés le 7 avril 1994, Gilles, guide officiel et éclairé, abonde également dans ce sens : « Dieu nous a aidés à vivre ensemble pendant trente ans. C’est long et court à la fois. Plus personne ne souhaite revivre ça, mais la cruauté, ça ne se voit pas forcément à l’œil nu. »

« Rebâtir une nation »

Le Rwanda, laboratoire d’une fragile et ambivalente cohabitation ? « L’expérience rwandaise est effectivement inédite à plusieurs égards, résume Hélène Dumas, historienne, chargée de recherches au CNRS. Si l’on considère différents génocides comme ceux des Juifs d’Europe ou des Arméniens de l’Empire Ottoman, les survivants ont, pour la plupart, quitté les espaces de l’extermination. Au Rwanda, c’est l’inverse, avec un choix politique fort posé dès 1994. Il s’agissait de rebâtir en son sein une nation qui réunisse à la fois les tueurs et les victimes et d’associer les Rwandais autour des ferments culturels et sociaux qu’ils ont en commun. Un pari singulier dans l’histoire post-conflits pour sortir de la division raciale instaurée par le colonisateur et reconstruire un nouveau mythe national autour de ce qui unit et non de ce qui a divisé. »

Le premier temps fut celui de la justice dite « réparatrice », avec les juridictions gacaca créées en 2001 et officiellement fermées en 2012. Une impressionnante entreprise de lutte contre l’impunité. Avec l’ouverture de 12 000 tribunaux communautaires présidés par des juges non professionnels, près de 2 millions d’auteurs jugés et un taux de condamnation de 65 %, selon les chiffres du gouvernement. Avec ses victoires et ses revers.

Procès expéditifs, partialité des débats, victimes négligées, aveux et demandes de pardon expédiés… Face aux critiques, le président Kagame a admis le 18 juin 2012, lors de la clôture du processus, une série d’« imperfections », tout en déclarant que le Rwanda était, selon lui, confronté à « trois choix » après le génocide : « Le premier, le plus dangereux, était le chemin de la revanche. Le deuxième, celui d’une amnistie générale. Nous avons choisi la troisième voie, la plus difficile, celle consistant à traiter la question une fois pour toutes et à rétablir l’unité et l’intégrité de la nation. »

Au Rwanda, 72 % de la population a moins de 30 ans. Dans Kigali-la-moderne, la jeunesse va de l’avant, embarquée dans un processus d’ouverture du pays, malgré l’héritage d’un sombre passé et les affres du régime autoritaire en place.

Pour Valérie Rosoux, professeure de sciences politiques à l’UCLouvain et spécialiste en négociation internationale, « les limites des juridictions gacaca découlent en grande partie de leurs ambitions : découvrir la vérité, retisser le tissu social, réconcilier. N’est-ce pas trop demander à un tribunal, fut-il enraciné dans une coutume conciliatrice ? », s’interroge la philosophe.

A Arusha, en Tanzanie, le Tribunal Pénal International pour le Rwanda, installé par le conseil de sécurité de l’ONU, a également fait œuvre de justice en poursuivant nonante-trois génocidaires présumés (une procédure qui a débouché sur soixante-trois condamnations). Lent, coûteux (près de 2 milliards d’euros dépensés en dix ans), peu au fait des réalités rwandaises, le TPIR va, lui aussi, essuyer différentes critiques.
Quoi qu’il en soit, à côté du temps judiciaire, l’Etat rwandais a entrepris depuis une vingtaine d’années un vaste programme d’unification « par le haut » via divers canaux (commissions nationales, sites mémoriaux, commémorations officielles…). L’objectif affiché ? Renouer avec l’idée « d’unité rwandaise » détruite avant, pendant et après le génocide.

« Les colonisateurs ont brisé l’‘‘ubumwe’’, l’unité, un principe au cœur de l’histoire rwandaise »
Assumpta Mugiraneza, enseignante en psychologie sociale

« L’ubumwe, l’unité, est au cœur de notre histoire, rappelle Assumpta Mugiraneza, enseignante en psychologie sociale et en sciences politiques. Dans ce petit royaume, on a toujours cherché à inclure et unifier. Avec un roi pour tous, un dieu unique (Imana), une seule langue extrêmement sophistiquée (le kinyarwanda), des rites et des codes communs. La rupture progressive de cette unité va s’opérer au contact de l’homme blanc, au début du 20e siècle, avec l’arrivée des colonisateurs allemands puis, en 1916, de la colonie belge, de ses théories raciales et de cette division en trois ‘‘ethnies’’ (Hutu, Tutsi, Twa). Les colonisateurs découvrent une société complexe, un ‘‘royaume nègre’’ qu’ils ne comprennent pas. Alors, ils simplifient, déstructurent, divisent et sèment les graines de la discorde », développe la directrice du centre Iriba.

Pour réconcilier les agresseurs et les victimes – kwiyunga (réduire la fracture) ou kwigorora (se remettre droit) –, les autorités vont prendre des mesures tantôt draconiennes, tantôt symboliques. Et assurer ainsi un imposant vivre-ensemble.

Ici, c’est le retrait de la mention ethnique sur les cartes d’identité. Là, des gouvernements « mixtes » et un hommage aux Justes, ces héros de la nation, figures morales et positives de la réconciliation. Plus loin, les programmes nationaux Ndi Umunyarwanda (« Je suis Rwandais ») et Itorero (éducation civique) et la diffusion à large échelle des « valeurs rwandaises » via des danses guerrières, des chants patriotiques, un soutien marqué à l’équipe nationale de football, les Amavubi (Les guêpes)…

Sur le plan législatif, la Constitution sera modifiée (article 10) et une loi spéciale « relative au crime d’idéologie du génocide » promulguée, visant sept infractions connexes (négation, minimisation, justification, violence contre un survivant…). Enfin, le Rwanda va se doter d’un baromètre national évaluant « l’état de la réconciliation », affichant des taux de confiance particulièrement élevés (92,5 % en 2015 et 94,7 % en 2020) – un outil original, mais contesté, construit sur base d’un sondage réalisé auprès de 12 600 ménages sélectionnés dans 416 secteurs.

« Des antagonismes invisibles »

Durant les trois semaines d’une enquête menée à travers tout le pays et au contact d’une septantaine de sources croisées, Imagine a pu mesurer l’ampleur et la richesse de ce laboratoire politique, social et mémoriel rwandais, mais entrevoir aussi les fractures et les non-dits. « Il y a toujours des antagonismes, surtout dans le chef des anciennes générations, même si ceux-ci n’apparaissent pas au grand jour. Ils sont invisibles, dans les pensées et les imaginaires. Comme le dit notre proverbe, ‘‘Les pleurs de l’homme coulent à l’intérieur du ventre’’ », résume Célestin Sebuhoro, clinicien thérapeute et ancien sénateur, rencontré sur les collines de Gihindamuyaga.

Du côté d’Ibuka et des associations de survivants, on reste vigilant et pointe du doigt les obstacles à la réconciliation encore nombreux. L’impunité dont bénéficient certains auteurs (« trente ans après, il y a encore des génocidaires libres et impunis », déplore Naphtal Ahishakiye, secrétaire exécutif d’Ibuka). La libération mal préparée d’anciens détenus (« parfois, les survivants les croisent en rue et ils n’étaient pas au courant »). La disparition d’archives et une transmission parcellaire de l’histoire (« il faut tout faire pour éviter que les traces (écrits, photos, objets…) disparaissent »). La recherche complexe des cadavres enfouis (1 400  dépouilles ont été encore exhumées en 2023 et un tiers seulement ont pu être identifiées). Sans oublier la prise en charge des traumatismes encore béants : « S’ils ne sont pas soignés en profondeur, ils continuent à générer de la rancœur et du rejet. Le Hutu reste l’agresseur, ce qui ne permet pas les rapprochements ».

A Mushubati, au sud-ouest du pays, Emilienne Mukansoro, organise des thérapies collectives avec des femmes victimes de violences sexuelles pendant le génocide. Un travail en profondeur pour soigner « les plaies béantes ».

Selon une étude de 2018 du ministère rwandais de la Santé, 35 % des survivants connaissent des épisodes dépressifs majeurs et 28 % sont toujours en état de stress post-traumatique. Un chiffre huit fois plus élevé que dans le reste de la population. Avec des traumas « transgénérationnels » ou « indirects » transmis au fil du temps et encore mal connus.

Sur les hauteurs de Mushubati, à l’ouest du pays, dans sa paisible maison-refuge baptisée « Ejo Hacu » (qui signifie à la fois « hier » et « demain ») où elle réalise un impressionnant travail d’accompagnement des femmes victimes de viol, Emilienne Mukansoro, thérapeute, confirme : « Les survivants ont appris à se taire. Beaucoup vivent avec la culpabilité d’être en vie, de n’avoir pu sauver les leurs, de cacher l’indicible à leurs enfants, etc. D’autres craignent les représailles, la colère des familles des bourreaux qui leur reprochent d’avoir envoyé un père ou une mère en prison. Si l’on ne parvient pas à soigner ces blessures en profondeur, le raccommodement sera superficiel. »

En 2023, environ deux cents dossiers ont été ouverts auprès du Rwanda Investigation Bureau pour des faits qui relèveraient de la loi punissant l’idéologie du génocide (agressions de rescapés, destructions de plantations et de biens, distribution de tracts haineux, profanation de tombes…).

« Ne pas être prisonniers de l’histoire »

Pendant ce temps, au Kivu, à l’est du Congo voisin, une guerre sanglante et interminable fait rage et inquiète les Rwandais face à la résurgence de haine anti-Tutsi ou anti-Hutu selon les cas. « On a pu documenter de nombreux cas de viols, de déplacements forcés de familles, d’incendies de maisons, de destruction de bétail, nous rapporte Aline Umutoni, journaliste, manager de la Kivu Press Agency qui a mené plusieurs investigations pour dénoncer le « génocide en cours » et les horreurs commises par les milices en place. Des jeunes sont enrôlés dans des camps. On leur enseigne la violence et les armes. Et la communauté internationale ne fait rien, c’est sidérant. »

Pendant ce temps, dans ce « Petit pays », comme l’appelle le chanteur Gaël Faye, si beau et attachant, la société rwandaise va de l’avant. Avec un atout majeur : sa jeunesse. Selon le dernier recensement, 72 % de la population a moins de 30 ans. Une génération qui n’a donc pas vécu directement le génocide, et loin d’être homogène. D’un côté, il y a une jeunesse urbaine, formée, connectée au monde et anglophile. De l’autre, celle des campagnes, précaire, vulnérable et vivant de petits boulots (travaux agricoles et manuels, livraisons…).

« Nous ne pouvons pas traîner sans cesse le poids du passé, nous devons regarder vers le futur », commente Cédric, serveur à Kigali. « Entre nous, on ne s’arrête plus à ces vieilles histoires de Hutu/Tutsi, c’est un truc de vieux », estime Fabien, conducteur de moto-taxi. « C’est important de bien connaître notre histoire, mais pas d’en être prisonniers », recommande Théogène, guide-nature. « Nos parents se sont sacrifiés. Ils nous ont protégés en gardant le silence sur tant de choses. Il est temps d’apprendre à dire, déconstruire, transmettre à notre tour à nos enfants », plaide Claudia, comédienne.

Une génération post-génocide décomplexée, mais dépositaire d’un lourd héritage, et qui puise sa part d’espoir dans la terre rouge des mille collines ou dans la révolution ultramoderne de ce Rwanda « où coule le lait et le miel » meurtri dans sa chair, mais éternellement debout.

Un texte de Hugues Dorzée avec des photos de Patricia Alen


Pour aller plus loin

Documentaires:
– Une des mille collines, du réalisateur belge Bernard Bellefroid
– Des Cendres dans la Tête (Instants Productions, 2011)

Essais :
Sans ciel ni terre, Hélène Dumas, La Découverte, 2020.
Enseigner l’histoire et la prévention des génocides, Assumpta Mugiraneza et Joel Hubrecht, Hachette Education, 2009.
– Les œuvres du journaliste Jean Hatzfeld (Dans le nu de la vie, Là où tout se tait, Une saison de machettes…)

Romans :
Ceux, notamment, de Scholastique Mukazonga (La Femme aux pieds nus, Inyenzi ou les Cafards, Notre-Dame du Nil…), Dominique Cellis (Ainsi pleurent nos hommes) et Beata Umubyeyi Mairesse (Tous tes enfants dispersés, Ejo…).