Après le projet “biosphère du désert”, l’éco-designeuse liégeoise Caroline Pultz cherche à transformer nos modes de vie en milieu urbain face aux crises écologiques. Cette férue de low tech explore des procédés utiles, accessibles et peu énergivores.
Caroline Pultz, exploratrice de l’adaptation
Peut-on être heureux, en bonne santé et bien, voire mieux vivre grâce aux low tech ? Caroline Pultz, éco-designeuse, en est absolument convaincue. « La low tech, entame-t-elle avec un enthousiasme contagieux, c’est un concentré des meilleurs savoirs qu’ait produits l’humanité. Les savoirs ancestraux en font partie ! »
Séchoir solaire, frigo du désert – un réfrigérateur qui fonctionne sans électricité –, isolant ou packaging à base de mycélium de pleurotes, filtre céramique pour purifier l’eau, mini-éoliennes pour charger un téléphone… Ces basses technologies reposent sur trois critères : l’utilité, l’accessibilité et la durabilité. « Elles nous poussent à repenser nos modes de vie en profondeur et de façon systémique, à l’inverse de la high-tech qui ne les remet aucunement en question. Par exemple, on nous incite à récolter l’eau de pluie grâce à des citernes, mais on ne nous conscientise pas forcément sur notre consommation quotidienne. [En Belgique, celle-ci est en moyenne de 96 litres par jour et par personne, soit cinq fois plus que le minimum vital recommandé par l’Organisation Mondiale de la Santé pour répondre aux besoins fondamentaux d’hydratation et d’hygiène personnelle] Une chasse de WC, c’est au moins six litres d’eau potable gaspillée ! »
« La low tech nous pousse à repenser nos modes de vie en profondeur et de façon systémique, à l’inverse de la high-tech qui ne les remet aucunement en question »
Après des études en design d’intérieur à Saint-Luc, l’Ecole supérieure des arts de Liège, Caroline Pultz s’est rapidement tournée vers la low tech. « A l’unif et dans mes différents projets, je ressentais systématiquement le besoin de ramener la nature, ou au moins le potager, dans la maison. J’avais envie de construire avec des matériaux biosourcés plutôt que pétrosourcés », se souvient-elle. Fraîchement diplômée, son job dans un magasin de carrelages et de sanitaires au Luxembourg ne lui permet toutefois guère de tester ses idées. Puis un jour, au cours de ses différentes recherches en vue de construire un abat-jour organique et compostable à base de champignons, elle découvre des reportages sur le Nomade des mers, ce catamaran parti de Concarneau (Bretagne) en 2016 et qui a effectué un tour du monde des explorations low tech pendant cinq ans (lire Imagine 131, janvier-février 2019). Caroline écrit alors à l’équipe, qui l’invite à bord. Le coup de cœur est immédiat, le champ des découvertes immense. Dessalinisateur, biodigesteur, aquaponie, filtre à eau en céramique, élevage de grillons… Les idées brassées à bord et lors des différentes escales (Maroc, Cap Vert, Sri Lanka, Japon, Guatemala…) plus séduisantes les unes que les autres. Ni une, ni deux, elle rentre au Luxembourg, démissionne et repart sur le Nomade des mers, sur lequel elle restera trois ans. La biosphère du désert De retour sur la terre ferme, Caroline Pultz se lance dans une nouvelle aventure avec Corentin de Chatelperron, ingénieur et initiateur du Nomade des mers : la biosphère du désert.
« Certaines low tech fonctionnant mieux ensemble que seules, nous avons voulu créer un biotope vivant, avec toutes les richesses qu’il contient. » Les deux explorateurs, membres du Low Tech Lab, établissent alors un scénario et choisissent un horizon, en se basant sur les projections scientifiques du GIEC : aujourd’hui, les zones arides recouvrent 41 % de la surface terrestre. Mais qu’en sera-t-il en 2090 ? Comment s’intégrer dans un écosystème qu’il faut préserver, en prélevant un minimum de ressources et en produisant un minimum de déchets ? A quoi ressemblera un habitat autonome dans un monde post-pétrole ? Pour le savoir, Caroline et Corentin se sont installés dans le désert du Mexique, au bord de la Mer de Cortès, pendant quatre mois. Le tout en mode low-tech. Avec un four-parabole, des toilettes vivantes, des dessalinisateurs solaires… « On s’est beaucoup inspirés de ce que fait la Nasa, qui crée des écosystèmes fermés où chaque déchet est transformé en ressource », sourit-elle. Première étape de cette aventure : déterminer les besoins essentiels, à commencer par les besoins nutritionnels. Leur nourriture tourne autour d’une poignée d’éléments : riz, pois chiches, haricots, maïs, mais aussi champignons, grillons, légumes feuilles et spiruline – à la fois microalgue et cyanobactérie, capable de photosynthèse, elle est un concentré de nutriments. Ils ont ensuite conçu des recettes de cuisine avec un chef écoresponsable. « Vous saviez que l’on peut faire une mayonnaise avec le jus de cuisson des pois chiches ? », se réjouit l’exploratrice. Ils vont également s’entretenir avec des spiruliniers professionnels pour déterminer comment cultiver cette microalgue dans la biosphère, concevoir un protocole scientifique pour suivre de près leur santé physique et mentale, construire des matériaux biosourcés… « On avait surtout peur d’avoir des carences en vitamines B12, nous raconte Caroline Pultz, rencontrée à Saive (Liège), en février dernier, lors du Salon des métiers de l’alimentation durable. Au début, je craignais aussi de me retrouver si loin de la civilisation, dans le désert. Mais finalement, le corps s’adapte : au bout d’un mois et demi, on se sentait chez nous et on avait l’impression de véritablement faire partie de l’écosystème. Finalement, nous sommes ressortis de cette expérience en bonne santé ! »
Sur place, la biosphère low tech de 60 m² leur demande une heure par jour et par personne de travail. A l’intérieur de leur tente aux allures futuristes, chaque goutte d’eau est recyclée – ils arriveront à une consommation quotidienne de 15 litres –, leur urine apporte l’azote nécessaire (mélangée avec du jus de clous rouillés, pour le fer) à la croissance de la spiruline cultivée dans un bassin. Leur compost – les restes et le contenu de leurs toilettes sèches – nourrit des larves, qui nourrissent elles-mêmes les grillons, qui nourrissent eux-mêmes Caroline et Corentin, qui nourrissent eux-mêmes le compost… Sans oublier que les larves transforment les déchets en engrais, utilisé comme substrat pour faire pousser des champignons. « On adorait nous occuper des grillons ! Avant, ça me rebutait un peu. Mais on mange bien des crevettes et des escargots, alors pourquoi pas ? Et puis, les grillons au reblochon, c’est vraiment quelque chose, salive-t-elle. C’est une source de protéines avec un impact carbone très bas, ça met une ambiance dingue le soir quand ils chantent et la relation inter-espèces avec eux est vraiment spéciale. »
« Les villes ont une mauvaise gestion de leurs ressources. Et si de plus en plus de personnes y vivent, on a tout intérêt à les repenser ! »
Une expérience utile par ailleurs : la revalorisation de leurs engrais, par exemple, a attiré l’attention de la CNES, l’agence spatiale française. « La low tech fait souvent peur, constate l’éco-designeuse. En réalité, elle est très accessible à tous. Connectée à la nature, tu es moins centrée sur toi-même. Dans nos sociétés matérialistes, nous nous considérons comme les rois de tout. Dans le désert, c’est une autre affaire… On a pris le temps d’observer les animaux, d’étudier notre environnement. J’ai ainsi appris que les blaireaux creusent des tunnels sous terre et qu’ils font des colocations avec les coyotes ou que les bernard-l’ermite se rassemblent de temps en temps pour que chacun déménage de coquille et en trouve une plus grande, comme s’ils jouaient à la chaise musicale ! A travers cette expérience, je me suis sentie propulsée sur une autre planète. »
Des explorateurs dans la ville
Au final, quitter le désert n’a pas été facile. De retour en ville, le ciel étoilé est invisible, l’humain redevient central, le béton est partout, et il y a « un tas d’odeurs étranges ». L’expérience de la biosphère désertique laisse à Caroline Pultz un espoir dont elle a longtemps douté : « Nous allons nous en sortir, prédit l’exploratrice. Jusqu’il y a peu, le futur ne me faisait pas envie et me faisait même peur. Cette expérience m’a permis de prendre du recul. L’espèce humaine peut, comme d’autres, s’adapter à un environnement qui change. Mais aussi réduire drastiquement son empreinte carbone pour tendre vers les deux tonnes recommandées ! » En 2024, toujours avec Corentin de Chatelperron, l’expérience de la biosphère va être prolongée. L’horizon et le scénario seront différents : cette fois, les deux explorateurs low tech se projettent en ville, en 2040. La biosphère s’installera dans la région parisienne densément peuplée. L’objectif : « Concevoir un mode de vie qui ne produise pas de déchets, divise par dix la consommation d’eau, réponde aux objectifs 2050 de l’ONU pour les émissions de gaz à effet de serre et qui soit à la fois désirable et accessible à tous et toutes. » Tous les concepts « validés » dans la première biosphère pourront ainsi être testés en milieu urbain, et même améliorés : « Par exemple, on va voir si les larves tolèrent les menstruations, qui sont considérées, au même titre que les selles, comme des déchets. Mais qui pourraient s’avérer être aussi des ressources ! Et puis, les femmes font partie de l’écosystème, avec leurs particularités. On a aussi pensé la douche du futur : ce sera une douche champignonnière, utilisée à la fois pour nous doucher avec des brumisateurs et pour faire pousser des champignons, qui ont besoin d’humidité. »
Dans un appartement de Boulogne-Billancourt, le duo d’éco-bricoleurs prévoit de réfléchir au futur des villes, alors que l’urbanisation se fait croissante. « Comment fonctionne la ville ? D’où vient l’eau qui la traverse ? Des nappes phréatiques ? De la pluie ? Les villes ont une mauvaise gestion de leurs ressources. Et si de plus en plus de personnes y vivent, on a tout intérêt à les repenser ! Mais pour améliorer la ville, nous devrons d’abord la comprendre, résume Caroline Pultz. Cela nous permettra alors d’imaginer la fonctionnalité d’un logement, qui ne devrait pas se limiter à nous chauffer et nous abriter. Est-ce qu’un habitat peut produire de la nourriture ? Quels sont les systèmes low-tech qui sont faciles à y mettre en place ? Affronterons-nous des freins, sociaux, psychologiques, juridiques, etc. ? Le fait qu’on soit en milieu urbain dense est un véritable challenge… » Une vingtaine d’acteurs devraient graviter autour de ce projet pour l’élevage de larves, la production de biogaz, un fablab pour la production et la réparation d’objets, une ferme bio, etc. « On a toujours voulu en inspirer d’autres, créer des réseaux, pousser les entreprises à se poser des questions, échanger et innover. » La suite n’est pas encore écrite mais les deux « astronautes de l’adaptation » semblent décidés à explorer une multitude de futurs désirables. Et imaginent déjà l’utilisation concrète des low tech à plus large échelle. « La biosphère désertique pourrait inspirer les camps de réfugiés, où la gestion de l’eau pose de sérieuses questions, avance Caroline Pultz. On pourrait aussi imaginer une biosphère tropicale, ce qui permettrait à des scientifiques de rester davantage au plus près de leurs objets d’étude, en vivant en autonomie… » — Sarah Freres
Pour aller plus loin
- lowtechlab.org
- Les aventures de Caroline et Corentin dans la biosphère ont été suivies par Arte. « La biosphère du
désert : prépa d’une mission low-tech » est à visionner sur le site d’Arte, sur Auvio (RTBF) ainsi que
sur Youtube. - Toutes les informations sur la biosphère urbaine sont disponibles sur : www.biosphere-experience.org