Emballement collectif, indignation facile, opposition systématique… Sur Twitter, comme sur Facebook, les émotions sont à fleur de peau et l’ambiance parfois délétère. Pendant ce temps, les plateformes privées récoltent les fruits de cette nouvelle forme de démocratie directe.
« Twitter déraille encore, c’est vraiment pénible. » Cet anecdotique constat, formulé un vendredi d’avril, n’est pas anodin. La twittosphère belge s’écharpait alors sur les derniers propos (déformés par ses détracteurs) de George-Louis Bouchez, président du MR, lequel évoquait un “petit monde” qui définirait la bonne façon de penser (dans ce cas-ci, sur l’utilisation de la voiture). La veille, la polémique tournait autour du « SofaGate » à Istanbul, chacun expliquant ce qu’il eut fallu faire à la place d’Ursula von der Leyen, présidente de la Commission européenne, ou à la place de Charles Michel, président du Conseil européen face à Recep Tayip Erdogan, président turc. L’avant-veille, la « discussion » tournait autour de la différence de vocabulaire utilisée par des médias et des personnalités politiques pour décrire les (jeunes) responsables des incidents lors de « La Boum » à Uccle et les (jeunes) responsables de dérapages post-manifestations à Liège. Emeutes versus cohue, racaille versus manifestants.
Ainsi, la twittosphère vogue d’épiphénomène en épiphénomène et d’indignation en indignation. « Le moindre événement, aussi banal soit-il, se transforme en enjeu moral impératif sur lequel tout le monde doit prendre position. Chacun de ces événements donne l’occasion aux individus d’exhiber leur intransigeance et la beauté de leur âme. Comme il se passe toujours quelque chose qui mérite notre désapprobation, […] nous sommes en rage sans discontinuité », résume le sociologue Gérard Bronner dans un ouvrage intitulé Apocalypse cognitive. De nombreux sujets sont écorchés, de la gestion de la crise sanitaire aux pistes cyclables à Bruxelles, en passant par les questions de genre ou de racisme. Un point commun entre les trois exemples précités : ces « polémiques » ont toutes essaimé sur Twitter et ont été reprises dans la presse. Dès lors, les réseaux sociaux fixent-ils l’agenda du débat ? Ils l’influencent, indubitablement mais pas systématiquement. Ces espaces clivent, renforcent les stéréotypes, donnent l’impression d’un monde de plus en plus binaire et polarisé, où faire œuvre de nuance « relève de la bravoure », lit-on justement sur Twitter. Cependant, « il ne faut pas confondre la polémique et le débat rationnel d’idées, prévient Laura Calabrese, professeure d’analyse de discours et de communication à l’ULB. Si les réseaux sociaux cultivent plutôt les polémiques, c’est notamment parce que notre cerveau n’est pas programmé pour parler avec des personnes qu’on ne voit pas. Cela explique d’ailleurs l’agressivité qu’on peut observer sur ces réseaux : on ne discute plus avec des personnes, on discute avec des lettres. »
« Attention, je vais tenter de faire dans la nuance, et je sais que ce n’est pas ce qui marche le mieux en ce moment »
Parmi les réseaux sociaux, Twitter est l’un des plus influents sur le débat public, notamment en raison du profil de ses utilisateurs. « En Belgique, Twitter est très marginal. C’est une petite bulle de journalistes, de politiques et d’activistes », jauge David Domingo, de la chaire du journalisme à l’ULB. Pour la première fois cette année, des étudiants ont refusé de s’inscrire, dans le cadre de son cours, sur Twitter. « Ils ne veulent pas être exposés à un espace qui cultive la colère et où ils risquent d’être harcelés. Ils sont tout à fait conscients de l’ambiance toxique qui y règne, surtout vis-à-vis des journalistes. »
Cette ambiance toxique découle, entre autres, des émotions véhiculées sur les réseaux sociaux. Cette ambiance entraînerait-elle aussi le besoin – parfois fugace, parfois tenace – de déconnexion, dont beaucoup témoignent aujourd’hui, y compris sur ces mêmes réseaux ? Ces dernières années, plusieurs recherches ont démontré que la contagion émotionnelle sur Facebook et Twitter existe et qu’elle se répercute sur le bien-être général mais aussi la santé des utilisateurs. L’intensité émotionnelle y est forte et plutôt négative. Une recherche neuroscientifique a ainsi démontré que la lecture d’une timeline sur Twitter mobilise davantage les parties émotionnelles du cerveau qu’une autre activité sur le Web. Et d’après une étude menée sur Weibo, le Twitter chinois, la colère est plus virale que la joie, la tristesse ou le dégoût. « Ce n’est pas étonnant. La colère est une émotion qui sert à mobiliser. Tweeter, c’est mobiliser. C’est dire ‘’pensez comme moi’’. Quand on est en colère, on souligne une injustice pour inciter à lutter contre cette injustice. En revanche, quand on est triste, on ne demande pas nécessairement aux autres d’être tristes avec nous », analyse Olivier Klein, professeur de psychologie sociale à l’ULB et l’UMons. Et si la colère mobilise, le partage, le like ou le retweete de cette même colère la valide. « Il y a un côté très narcissique : être retweeté, c’est être validé socialement. »
« Féminazies »
L’indignation – qu’elle soit consciente ou inconsciente, individuelle ou collective – s’immisce ainsi dans nos conversations quotidiennes. Lesquelles, en période de pandémie, se déroulent davantage… Sur les réseaux sociaux. « Ce sont de puissants outils pour regrouper des personnes. Evidemment, pendant la crise, l’impossibilité d’avoir des contacts physiques a entraîné l’élaboration de nouveaux espaces de socialisation, pour permettre à des personnes qui ont un vécu, des attitudes ou une expérience similaire de se regrouper. Il y a donc une transformation de la socialisation, enchaîne Olivier Klein. Cette sociabilité est fondamentale pour la santé mentale, la compréhension du monde et même pour la survie. Dans une situation d’incertitude, nous avons besoin des autres pour comprendre le monde. Et sur les réseaux sociaux, des influenceurs d’opinion vont permettre à des collectivités de se souder. Ces personnalités sont centrales et sont capables de proposer une lecture, un point de vue sur une situation. Et en tant que membres d’une communauté, ils vont structurer notre point de vue sur divers sujets, comme la gestion de la pandémie par exemple. Des études ont montré que ces influenceurs sont déterminants et peuvent pousser à la polarisation parce qu’ils structurent le débat. Cela se remarque notamment dans les débats sur la laïcité ou l’écologie. Et puis, il ne faut pas oublier que si l’indignation est favorisée, c’est aussi parce que notre attention est limitée et qu’elle est donc plus facilement attirée par des contenus percutants ou indignés que par des propos nuancés. »
« Bonjour Twitter, je cherche un endroit où me faire insulter en exprimant mon opinion, c’est ici ? »
Comment se traduit cette indignation hors de l’espace numérique ? Pour Laura Calabrese, il faut d’abord distinguer deux types d’indignation : l’indignation sélective – un groupe contre l’usage du masque, un autre contre les vaccins ou les décisions du gouvernement, etc. – et l’indignation collective, c’est-à-dire un phénomène d’emballement de la masse, une réaction qui va au-delà d’une addition des individualités.
Cette indignation commune, porteuse de luttes, de révoltes et de changements, mobilise-t-elle autant que la colère ? Déborde-t-elle hors ligne ? « Il y a deux théories contradictoires sur l’interaction entre les réseaux sociaux et l’action collective, répond Olivier Klein. Selon la première, les réseaux sociaux favorisent l’action collective, en ce qu’ils sont un prélude qui permet aux gens de se connaître puis de se mobiliser. Selon la seconde, c’est qu’en s’indignant sur les réseaux sociaux – par exemple pour une cause écologique -, on a l’impression qu’on agit et qu’une action ‘‘hors internet’’ n’est donc plus nécessaire. C’est ce qu’on appelle le slacktivisme, qui permet donc, à bon compte, de s’indigner sans agir sur le monde. En réalisant une étude de psychologie sociale, nous avons remarqué que ceux qui s’impliquent sur Internet pour défendre une cause ont moins de chances d’aller manifester par la suite pour défendre cette même cause. Comme s’ils avaient fait leur dû. Mais ce n’est pas de la paresse. Ils sont convaincus que leur action a été utile pour la collectivité ou la cause qu’ils représentent. S’ils avaient conscience que cela ne suffit pas, ils agiraient autrement. »
La fabrique des indignations a plusieurs rouages. Le plus important : la logique commerciale sur laquelle reposent les réseaux sociaux. Pour injecter de l’apaisement, de la nuance, de la réflexion dans nos réseaux sociaux, il faudra se pencher en priorité sur la dynamique économique à l’œuvre. Basée sur l’attention, celle-ci joue un rôle crucial : le but étant que les usagers restent sur les plateformes le plus longtemps possible, elles privilégient les informations virales qui se diffusent rapidement et massivement. « Comme les contenus exprimant de la colère suscitent plus ‘‘d’engagement’’ [c’est-à-dire des réactions, des partages, des likes, NDLR], ils sont favorisés par les algorithmes. Ce qui ne facilite certainement pas les débats constructifs », développe David Domingo. « Cet aspect économique est très important. Si un réseau non commercial était créé, peut-être y aurait-il plus de place pour des contenus nuancés », imagine Olivier Klein. C’est justement l’alternative qu’a lancé, fin 2019, Jimmy Wales, le créateur de Wikipédia, convaincu que les molosses que sont Twitter et Facebook sont nocifs pour nos démocraties. Baptisé WT.Social, ce réseau ne diffuse pas de publicités, ne revend pas les données, n’est pas régi par un algorithme et est centré sur une approche participative anti-fake news… A l’instar de l’hyper-consultée encyclopédie en ligne, son modèle économique repose uniquement sur les dons des usagers. — Sarah Freres
« On appelle drogue toute substance qui modifie la manière de percevoir les choses, de ressentir les émotions, de penser et de se comporter. Twitter est une drogue, une addiction collective que partage non pas la majorité de la population mais son élite politique, financière, économique, universitaire, culturelle, journalistique. Twitter est le crack des gens qui ont des choses à dire, des opinions à tweeter et retweeter, des commentaires de commentaires à liker, des perles à enfiler en threads [suite de tweets pour développer un propos, NDLR]. Et qui participent, chacun à leur niveau, à ce grand jeu de l’emballement et de l’indignation généralisée. Qui parmi eux mesure pleinement à quel point la grammaire même du réseau social, sa logique de clashs, de camps, d’opposition systématique, de dictature de l’émotion, en vient à modeler le débat public ? L’enjeu est de taille : Twitter est peut-être en train de s’imposer comme une nouvelle forme de démocratie directe » — Extrait de J’ai vu naître le monstre : Twitter va-t-il tuer la #démocratie ? (Les Arènes) de Samuel Laurent, journaliste au Monde.