« Quelle merveille, n’est-il pas ? » Sous sa binoculaire, Alain Drumont explore le monde des scolytes. Alignée, chaque espèce est épinglée pour l’éternité dans une boîte entomologique. Le biologiste de l’Institut royal des sciences naturelles détaille les subtilités de cette collection issue du Jardin Massart, à Bruxelles. « C’est incroyable, notre recensement a permis d’y découvrir une quarantaine d’espèces de scolytes. C’est énorme !, s’exclame-t-il en focalisant son regard sur un individu. Celui-ci, c’est le typographe, l’espèce qui ravage les épicéas dans les Ardennes. Mais en forêt de Soignes, il est peu destructeur. Les scolytes ont un rôle majeur lorsque les écosystèmes sont en équilibre. Ce sont les premiers recycleurs de bois ! »
Accompagné par des dizaines de bénévoles, ce travail de fourmi effectué par les chercheurs de l’Institut aura permis de réaliser, en huit ans, un inventaire exhaustif de plusieurs groupes d’insectes présents dans ce jardin botanique aux portes de la forêt. « Les résultats obtenus sont exceptionnels, explique la biologiste Isabelle Coppée, coordinatrice de la Société royale d’entomologie. On a déjà publié un ouvrage sur les abeilles. Cent et douze espèces, soit près de 50 % de celles qui sont recensées en Belgique y ont été découvertes. Nous venons de publier une étude sur les insectes volants à deux ailes, les diptères. Quelque 1 191 espèces appartenant à septante familles ont été trouvées. »
Les auteurs, Alain Drumont et Patrick Grootaert, notent que 129 espèces sont signalées pour la première fois en Belgique, dont trois nouvelles pour la science. Loin de l’idée de collections de boîtes poussiéreuses pleines de spécimens hérités de l’âge d’or des taxonomistes, nos interlocuteurs mettent en avant une science vivante et connectée aux risques majeurs de notre époque. Mais derrière ce volontarisme affiché, les couloirs du premier étage de l’Institut des sciences naturelles semblent désertés. En quelques années, l’équipe d’entomologie a vu ses effectifs divisés par quatre et ses plus grands experts partir à la pension ou s’éteindre les uns après les autres sans être remplacés. Deux chercheurs et six techniciens y officient encore. Des moyens dérisoires face à l’ampleur de l’enjeu : « Comment protéger la biodiversité si on ne connaît pas bien ce que l’on veut sauvegarder ?, s’inquiète Isabelle Coppée. Il y a plus de 18 000 espèces d’insectes en Belgique et un grand nombre sont non identifiées à ce jour. Un million d’espèces sont décrites dans le monde mais on estime entre 5 et 80 millions le nombre d’espèces possibles. »
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« Des étudiants ne sont même plus capables de distinguer certains insectes d’espèces différentes. Comme si on confondait un berger allemand et un renard »
Alain Drumont, entomologiste
Le peuple de l’herbe magnifié par le documentaire Microcosmos, en 1996, ne semble guère passionner les foules alors que les macro indicateurs sont plus inquiétants que jamais, comme le rappelle Dave Goulson dans son ouvrage, Terre silencieuse. « Depuis que j’ai ramassé mes premières chenilles dans la cour de l’école, il y a cinquante ans, le nombre de papillons, de bourdons, de presque toutes les myriades de petites bêtes qui font tourner le monde décroît un peu plus chaque année, raconte le chercheur anglais. Ces belles créatures fascinantes sont en train de disparaître, fourmi après fourmi, abeille après abeille, jour après jour. Les estimations varient, mais il est fort probable que les insectes aient diminué de 75 % ou davantage depuis mes cinq ans. »
Dave Coulson sait de quoi il parle. Ce déclin, il l’a mesuré avec d’autres chercheurs en Allemagne où deux études au long cours ont démontré coup sur coup, en 2017 et 2019, l’effondrement de près de 75 % de la biomasse totale (le poids) des insectes en une trentaine d’années. Signe tangible de cette disparition : le phénomène des pare-brise de voitures criblés d’insectes en été ne reste vivace que dans la mémoire des anciens conducteurs. « Le verdict est sans appel, rappelle Dave Coulson. En Allemagne, le déclin des insectes est bien réel et aussi grave qu’on le craignait. » Se passe-t-il quelque chose de spécial chez nos voisins ? « Peu probable, tranche-t-il. La seule différence notable entre l’Allemagne et nos pays, c’est que les Allemands furent assez clairvoyants pour commencer à surveiller leurs insectes et pas nous, à l’exception de quelques groupes privilégiés. »
« Pour former un taxonomiste sur une famille de coléoptères, par exemple, il faut cinq ans, note Alain Drumont. Or, les universités se focalisent aujourd’hui sur l’écologie chimique, l’ADN… Et je constate que des étudiants ne sont même plus capables de distinguer certains insectes de grande taille d’espèces différentes. Comme si on confondait un berger allemand et un renard ! »
Hormis quelques îlots comme le Jardin Massart, la Belgique n’échappe pas au constat d’un manque cruel de données sur les insectes. Les diagnostics régionaux demeurent peu documentés à ce sujet. « L’argent qui est consacré au monitoring de la biodiversité et aux insectes en particulier est ridicule, analyse le professeur Denis Michez (UMons), spécialiste des pollinisateurs. Il nous faudrait plusieurs centaines de millions d’euros pour faire quelque chose d’ambitieux. Or, il n’y a pas d’institutionnalisation du monitoring qui nous permettrait d’avoir une vision sur les dynamiques d’abondance des insectes. »
Ridicules, les moyens consacrés au suivi des populations ? Le Département de l’étude du milieu naturel et agricole (Demna), en Région wallonne, consacre 500 000 euros, chaque année, pour établir des conventions externes liées au monitoring des différents groupes d’animaux. La part des insectes est inversement proportionnelle au rôle qu’ils jouent dans le maintien des équilibres du vivant. A peine 6 000 euros sont consacrés dans ce budget au suivi des libellules et papillons de jour.
« Le système de suivi des espèces d’insectes repose en grande partie sur des bénévoles, constate Roland de Schaetzen, président de Canopea et animateur du groupe Gomphus (libellules). Des plates-formes d’observation citoyennes existent aujourd’hui et permettent d’encoder de nombreuses données. Mais il y a un moment où la science et les pouvoirs publics doivent prendre le relais. A ce jour, il n’y a pas de protocoles standardisés de suivi des populations, comme c’est le cas aux Pays-Bas. »
En charge notamment du suivi des groupes d’insectes au Demna, Philippe Goffart confirme cette tendance : « Nous avons de bonnes données pour les libellules et les papillons de jour. Il y a une forme d’engouement autour de ces espèces plus faciles à observer et à appréhender sans devoir recourir à des binoculaires ou à la capture pour les identifier. Un protocole européen pour le suivi des papillons de jour, auquel la Belgique participe avec vingt-et-un pays, permet de faire des comptages le long d’itinéraires pendant quinze minutes. Les données météo et les points GPS sont enregistrés sur une application smartphone. Ce genre de protocole assez simple pourrait permettre d’enrichir les données d’autres groupes. »
De son côté, Denis Michez évoque le nouveau pacte adopté par l’Union européenne en janvier 2023 en vue de « sauver les pollinisateurs » qui constitue un enjeu économique considérable pour l’Europe. Cette initiative, non contraignante à ce stade, évoque les mesures de suivi pour inverser un déclin qui menace une espèce d’abeilles, de papillons et de syrphes sur trois en Europe. « Les nouveaux outils impliqueraient assez clairement les citoyens pour couvrir un grand nombre de sites », souligne-t-il.
« Le système de suivi des espèces d’insectes repose en grande partie sur des bénévoles »
Roland de Schaetzen, président de Canopea
Démonstration pratique : le projet européen transfrontalier Sapoll (Sauvons nos pollinisateurs), coordonné par l’UMons (2016-2021), a permis de recueillir plus d’un million de données sur les papillons, abeilles sauvages et syrphes à travers 580 sites en Belgique et dans le nord de la France.
Fragmentation du territoire, usage des pesticides, appauvrissement des sols… Les pressions exercées sur le monde des insectes sont plurielles et constantes. Parmi celles-ci, le dérèglement climatique démultiplie les menaces. Philippe Goffart fut un des premiers à constater avec Roland de Schaetzen, en 2001, l’apparition de neuf espèces méridionales de libellules en Wallonie. Depuis lors, les annonces de nouvelles arrivées sont régulières, comme celle du Trithémis à ailes ambrées, libellule d’origine africaine, observée pour la première fois en Belgique l’été dernier.
Cet effet du dérèglement climatique n’a rien de réjouissant, contrairement aux apparences : « La hausse des températures moyennes en Europe est actuellement plus rapide que la modification observée des aires de répartition des papillons et des oiseaux, expose Philippe Goffart. Il y a davantage d’espèces de libellules et de papillons de régions chaudes en augmentation que de celles, issues des régions froides, en déclin. Mais ces données pourraient être inversées par le dérèglement climatique. »
« On a souvent des parents qui déposent leurs enfants en préférant regarder le plafond plutôt que les espèces que nous hébergeons »
Lara De Backer, directrice d’Hexapoda
Constat partagé par l’ensemble de nos interlocuteurs : ces tendances négatives en matière de biodiversité peuvent être atténuées, voire renversées, dès lors que des actions de préservation des habitats naturels sont mises en place à différentes échelles. Le projet Life papillon (2009-2015) a par exemple permis de restaurer 600 hectares de milieux ouverts riches en fleurs dans vingt-cinq zones Natura 2000 en Wallonie. « Cela a renforcé significativement la présence des populations de papillons, dont trois espèces menacées, dans les secteurs cibles, expose Roland de Schaetzen. Cela montre que les insectes peuvent réagir assez vite à des actions de conservation et de restauration. » « Quand on diminue le stress, la nature recolonise très vite les espaces, appuie Denis Michez (UMons). C’est cela le message d’espoir. On attend à ce sujet l’adoption par la Wallonie d’un nouveau plan de protection des pollinisateurs préparé par Natagriwal. Tout est sur la table du gouvernement. »
Si les autres familles d’insectes n’ont pas la même aura que les pollinisateurs, elles exercent néanmoins un rôle crucial dans la chaîne alimentaire. Comment ouvrir les consciences à l’importance de mieux surveiller et protéger ce petit monde vivant ? C’est la mission du musée des insectes Hexapoda, à Waremme. Treize ans après son ouverture, ce lieu insolite agrandit ses salles destinées à un public scolaire et familial grâce, principalement, à des fonds régionaux. Entre l’installation de nouveaux modules didactiques et la chambre froide, sa directrice, Lara De Backer, s’enthousiasme : « Nous allons accueillir 10 000 boîtes qui proviennent de l’Aquarium, des universités de Liège et de Mons et de différentes collections privées. Hexapoda devient le plus grand conservatoire d’Europe d’insectes. L’ensemble des boîtes sont en train d’être digitalisées et seront ouvertes aux chercheurs et amateurs qui travaillent sur des groupes ou familles spécifiques. »
Ancienne chercheuse en entomologie, Lara De Backer considère que la protection des insectes, au-delà d’un bon monitoring et des mesures de terrain, passe au départ par l’émerveillement, ce que l’extension du musée devrait procurer aux petits et grands. « Les enfants sont toujours ravis de venir ici, constate-t-elle. Par contre on a souvent des parents qui déposent leurs enfants en préférant regarder le plafond plutôt que les espèces que nous hébergeons. » Denis Michez abonde en ce sens : « Les insectes sont trop souvent encore considérés comme des nuisibles, une importante barrière psychologique demeure. Toute l’histoire de la conservation s’est construite autour des oiseaux et des mammifères et il y a encore beaucoup de chemin à parcourir pour rééquilibrer ce capital sympathie. » — Christophe Schoune
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– Dave Goulson, Terre Silencieuse, empêcher l’extinction des insectes, Rouergue, 2023.
– www.hexapoda.uliege.be, rue de Grand’Axhe, Waremme. Tél. 019 32 49 30