Le rendez-vous était fixé à l’Université des Femmes, dans la bibliothèque Léonie La Fontaine, à qui l’on doit notamment la création de l’Office central de la documentation féminine au Mundaneum. Entre Le Consentement de Vanessa Springora et Femmes divorcées et Sécurité sociale de Catherine Pauchard, Imagine a croisé les regards de deux féministes issues d’horizons très différents : Valérie Piette, historienne (ULB), proche de l’univers de Virginie Despentes, et Maguy Ikulu, chargée de plaidoyer chez Bepax et militante intersectionnelle et décoloniale.
Bell Hooks a défini le féminisme comme « un mouvement qui vise à mettre fin au sexisme, à l’exploitation et à l’oppression sexiste ». Cette définition permet de souligner que les féministes luttent contre le sexisme, d’où qu’il vienne, et non pas contre les hommes. Pensez-vous que c’est compris aujourd’hui ?
— Maguy Ikulu : Dans ma génération, ce n’est pas encore acquis. Beaucoup pensent que le féminisme est un mouvement qui cherche à prendre le pouvoir au détriment des hommes. C’est très étrange. D’un côté, le féminisme est davantage revendiqué. De l’autre, certaines féministes ne comprennent ni le mouvement, ni son fondement, ni son essence même.
— Valérie Piette : S’afficher féministe a toujours été extrêmement difficile. Il y a vingt ou trente ans, dans le milieu académique, parler de féminisme ou d’histoire des femmes faisait sourire. Aujourd’hui, presque toutes mes étudiantes – voire mes étudiants – se disent féministes. On peut l’affirmer publiquement, c’est désormais une identité positive. C’est un moment béni ! Nous sommes passés d’une phase d’émancipation à une phase de libération, grâce au féminisme des années septante. Il faut se rendre compte d’où on vient. L’accès à l’enseignement, aux droits civils, à la citoyenneté, à la contraception, à l’avortement… Tout ça n’est pas né par hasard. La force et le problème du féminisme, c’est qu’il s’agit d’un mouvement individuel et collectif. Et au niveau du collectif, ce qui se passe en ce moment est fascinant : depuis #Metoo, il y a une vraie prise de conscience globale que nous partageons toutes, ou presque, certaines conditions et certains vécus. Ce « nous ne sommes pas toutes seules », c’est très puissant.
Quelles sont les grandes différences entre la quatrième vague féministe et les précédentes ?
— M.I. : J’ai grandi avec les réseaux sociaux qui confèrent un aspect performateur au militantisme. On essaie de suivre la tendance, on met des hashtags parce que tout le monde le fait… Je crois que c’est une des spécificités de ma génération. Une autre caractéristique, c’est l’entrée de certains termes dans la sphère publique grâce à la mondialisation de l’information. L’intersectionnalité, par exemple, ou la décolonisation. Ces éléments existent en fait depuis longtemps mais ne sont apparus que récemment.
— V.P. : Chacune a ses spécificités et ses évolutions propres. La première : les droits civils et politiques. La deuxième : le corps, les violences faites aux femmes, le droit à la contraception. A mon sens, la troisième, celle qui mène à #Metoo, c’est l’accès à l’information, au savoir, aux textes grâce à Internet. Il y a de grandes penseuses dans le féminisme – Françoise d’Eaubonne, Simone de Beauvoir, Angela Davis – auxquelles on a désormais accès. Evidemment, les vagues refluent et chaque avancée est rapidement suivie d’un backlash [un retour de bâton]. Mais l’essentiel, c’est que vague après vague, la mer monte.
Quelles sont les « victoires » engrangées par la dernière vague ? On peut penser à la popularisation de la notion de consentement ou du terme féminicide… Ou encore à celle du concept d’intersectionnalité.
— M.I. : Il y aussi la déconstruction du genre. On lutte désormais contre le fait d’assigner les petits garçons et les petites filles dans certains rôles, des parents refusent de donner une éducation genrée à leurs enfants. Cela étant, il reste énormément de choses à déconstruire dans les mouvements féministes. A la base, #Metoo a été créé par des femmes noires, trans et de la communauté LGBTQIA+ ! Ça a été repris par des femmes blanches qui ont été mises en avant au détriment des femmes noires. Certaines victoires invisibilisent encore d’autres formes de féminismes. Il y a des victoires communes mais… Le chemin est encore long pour que les féministes issues des minorités soient entendues. Et ça n’a rien de nouveau. Au 19e siècle, Sojourner Truth [militante pour les droits des femmes et abolitionniste afro-américaine née esclave] en parlait déjà dans son texte « Ne suis-je pas une femme ? » !
— V.P. : Toutes ces thématiques ont déjà été pensées par la deuxième vague. Le consentement, le colonial, le féminicide… La différence, c’est que ça devient un débat dans l’espace public. Ça, c’est vraiment passionnant ! Cependant, rien n’est acquis. Et il y a un côté décourageant parce qu’on a l’impression que chaque génération découvre des choses déjà théorisées, sans qu’on avance. Je crois – et c’est l’historienne qui prêche pour sa discipline – que ce qui manque vraiment aux féministes, c’est l’histoire. Un des premiers ouvrages du MLF, publié dans les années septante, s’intitulait « Libération des femmes : année zéro ». Les militantes y commençaient l’histoire du féminisme en faisant table rase du passé. Pourtant, il y avait eu une première vague… Alors, on peut ne pas être d’accord avec ce qu’elles ont dit et fait, les taxer de petites bourgeoises blanches – ce qu’elles étaient pour la plupart. N’empêche, elles ont fait bouger les choses avec les moyens qu’elles avaient. Bref, je pense qu’on est parfois très dures avec certaines féministes.
— M.I. : Evidemment, il y a eu des avancées. Et comme vous dites, rien n’est jamais acquis. Simone Weil disait qu’il suffira d’une crise économique pour que les droits des femmes régressent. On a pu le vérifier avec le Covid. Les bonds en arrière en termes d’égalité sont énormes ! Il faut donc toujours rester vigilantes, notamment au sein des minorités.
— V.P. : C’est sûr ! Il y a eu une cécité terrible au sein du mouvement féministe qui ne voyait pas et n’arrivait pas à penser les doubles, triples discriminations dont certaines étaient victimes. Et il y a encore du travail à faire de ce côté-là… C’est tout un cheminement de dire « le fait d’être Blanc m’offre des possibilités », comme celle d’avoir un appartement plus facilement qu’une personne avec une autre couleur de peau. C’est ce qu’expliquait le black feminism, lequel pointait déjà le biais du féminisme blanc. Qu’est-il arrivé à ces militantes noires américaines ? Elles sont tombées dans les failles du discours féministe monopolisé par les Blanches et du discours antiraciste monopolisé par les hommes. Et hop, elles sont devenues invisibles. Cette invisibilisation-là touche aussi aux questions d’orientation sexuelle, au handicap, à l’âge… Ce qu’apporte l’intersectionnalité aujourd’hui, c’est l’idée d’une convergence de luttes.
Cette convergence des luttes, cette volonté d’être sur tous les fronts, ne risque-t-elle pas de déforcer certains combats ?
— M.I. : Si, c’est un risque. Je le vois au quotidien au sein de la coalition NAPAR : quand on essaie de faire converger les luttes de différentes associations, certaines se sentent déforcées. Qu’on le veuille ou non, quand on est en groupe, des mécanismes de pouvoir se reproduisent. Même dans des mouvements militants qui luttent pour l’égalité. C’est le propre de l’être humain, je pense. Personnellement, je préfère donc parler de mise en commun plutôt que de convergence afin d’éviter l’invisibilisation.
— V.P. : Là encore, l’histoire est utile. Les tensions ont toujours existé entre les différents féminismes grâce aux piliers belges, ou à cause d’eux. Au début du 20e siècle, on avait le féminisme dit libéral, le féminisme socialiste et le féminisme chrétien, un des plus importants. Les divisions qui peuvent exister aujourd’hui existaient déjà hier, sous d’autres formes. En fait, on ne peut parler de féminisme qu’au pluriel. Il y a autant de féminismes qu’il y a de féministes, ce qui explique aussi les tensions. Si vous mettez une différentialiste, une universaliste et une inter-sectionnelle autour d’une table pour parler du voile ou de la prostitution, ça risque de mal se passer. Mais c’est passionnant : il y a un débat, on discute ! Les désaccords sont régulièrement mis en avant et j’estime qu’on doit aussi montrer ce qui rassemble. L’humour, par exemple, qui a vraiment marqué l’histoire du mouvement. On l’oublie souvent mais le féminisme est très drôle et foisonnant !
Pourquoi, dans le débat public, y a-t-il cette tendance à insister sur les différences entre les féministes et à les monter les unes contre les autres ?
— V.P. : Le mot féminisme naît très tardivement, à la fin du 19e siècle, et est utilisé pour critiquer des hommes considérés comme un peu efféminés ou ceux qui, trompés, ne lavent pas leur honneur en se battant en duel. Les féministes françaises vont reprendre ce mot pour se l’approprier. Ce genre de démarche est toujours intéressant : on l’a vu avec le mot « sorcière ». Ou encore le mot « nègre » et la négritude qui naît avec Senghor et Césaire. Avec les mots « féministe » ou « queer », c’est la même chose : ce sont des injures qu’on se réapproprie. Et dès que le féminisme nait, l’anti-féminisme suit. Directement. Les suffragettes étaient considérées comme vieilles, desséchées, moches, franchement mal-baisées, peut-être pas très hétérosexuelles et donc, anti-hommes. Cet anti-féminisme est véritablement marqué dans la société. Il induit cette idée qu’être féministe, ça cache quelque chose. Aujourd’hui, on voit de plus en plus de mouvements masculinistes portant des attaques de plus en plus fortes. La sororité entre femmes est donc très importante. Or, dans la réalité, cette solidarité est complexe à mettre en œuvre.
Ressentez-vous cette sororité ?
— M.I. : Non et c’est une des raisons pour lesquelles j’ai fondé mon association. Je ne retrouvais pas cette solidarité chez les femmes qui me ressemblent ou dans d’autres mouvements féministes auxquels j’ai pu appartenir. C’est grave ! Il faut qu’on soit aussi confiantes et solidaires que les hommes cisgenres (rires) ! Les mécanismes d’invisibilisation que je mentionnais, pour moi, sont un marqueur de ce manque de sororité. Vous parlez de la naissance de la négriture avec Senghor et Césaire. Mais les sœurs Nardal les précèdent en créant les premiers salons dédiés à la Négriture. Sans ces salons, le mouvement ne serait peut-être pas né. Ce sont deux femmes dont on ne parle jamais alors que leur apport est considérable !
Nous vivons un moment intense en termes de remise en question et de déconstruction de nos stéréotypes. Comment le traversez-vous ?
— M.I. : Cela dépend des périodes. En ce moment, c’est difficile. J’ai l’impression que l’on répète toujours les mêmes choses. Parfois, je me demande si je suis folle. Quand on se dit féministe intersectionnelle et décoloniale comme moi, il y a toujours quelqu’un qui te dit que tu exagères, que tu te plains trop. Quand on se bat contre le sexisme, le patriarcat, le racisme, ce backlash constant est extrêmement violent. Et on ne peut pas l’empêcher ! Ça fait partie de la vie et des différentes forces qui existent. Dans la rue, on vit des violences tous les jours. Au travail, avec les collègues qui n’ont pas encore déconstruit certains biais racistes ou sexistes. Sur les réseaux sociaux, où tout est permis. Ça ne s’arrête jamais.
— V.P. : La déconstruction, c’est vraiment le mot. On déconstruit tout, ou presque, aujourd’hui. Je trouve ça passionnant. Individuellement, c’est difficile. Il s’agit de savoir qui on est et de garder à l’esprit qu’on a plusieurs marqueurs identitaires. On est femme, blanche, mère. On est trans, cis, hétéro, bi. Nous sommes mille choses et une identité peut l’emporter sur une autre à un moment donné, avant qu’une autre ne la remplace. Comment fait-on pour jongler avec ça ? Certaines jeunes peuvent ouvertement être femme, trans et lesbienne et affirmer leur couleur de peau… Ce n’est pas anodin. La nouvelle génération ne cache plus toutes ces identités et je trouve que, pour pouvoir vivre pleinement ce que nous sommes dans une société, ce n’est pas plus mal. En cela, l’intersectionnalité bouscule et apporte véritablement quelque chose.
— M.I. : Pour moi, l’apport de l’intersectionnalité est de mettre en avant certains privilèges dont on n’avait pas conscience auparavant. Quand on se rend compte qu’une seule personne peut vivre à la fois le sexisme, le racisme, l’âgisme, le validisme, le classisme… On peut aussi se rendre compte qu’en tant que femme blanche, cisgenre, hétéro et issue d’une classe moyenne, on a quand même pas mal de privilèges.
— V.P. : A la fin du 19e siècle, la science a véritablement catégorisé les races et les sexes. En haut de la pyramide, il y a l’homme blanc, bourgeois, la cinquantaine, cisgenre, hétérosexuel, etc. Tout en bas de l’échelle, on va trouver la femme noire ou asiatique. Cette échelle a été pensée à une époque où on a comparé des crânes, des cerveaux entre races et entre sexes. On lutte donc contre des constructions qui datent d’un siècle et demi ! Même si ces croyances scientifiques ont bougé depuis, certaines restent ancrées dans l’inconscient collectif. C’est terrible !
Qu’est-ce que l’antiracisme peut apprendre au féminisme ?
— M.I. : Je ne dissocie pas les deux, je ne les hiérarchise pas. Pour moi, ce sont deux combats indissociables et complémentaires.
— V.P. : Peut-être le fait de ne pas parler à la place des autres ?
— M.I. : Ah oui, c’est vrai.
— V.P. : On le voit souvent dans les débats médiatiques. On parle d’avortement avec cinq hommes et une femme, du foulard sans femme voilée, etc. Il y a encore pas mal de combats structurels à mener et étant enseignante, je suis persuadée que la prise de conscience se fera à l’école. Nous avons besoin de cours sur l’antiracisme, le racisme, le colonialisme, le féminisme, l’émancipation et la libération des femmes, sur ce que ça a induit comme combats, sur d’où on vient, sur le consentement, sur l’EVRAS… Tout ça passe évidemment aussi par la formation des enseignants. Et là, ce n’est pas simple de faire bouger les choses.
Une personne blanche peut-elle être antiraciste ? Ou un homme féministe ?
— M.I. : Oui. Cependant, il y aura toujours des limites quand on n’est pas impacté, au quotidien, par le racisme. En tant que personne blanche, on ne peut pas comprendre, ou même envisager, à quel point le racisme aura une influence considérable sur un parcours de vie. Et ce, avant même la naissance ! Tes parents vont faire des choix parce qu’ils savent que tu nais dans une société structurellement raciste. C’est ça la limite.
— V.P. : Je suis tout à fait d’accord. On peut lire tous les romans de la terre et se dire de tous les combats mais il y a une limite : celle du vécu, de l’intimité. Il y a quelques mois, on a eu ce débat – virulent – avec mes étudiants. Un homme peut-il être féministe ? A mon sens, les hommes peuvent comprendre, manifester avec nous… Mais être une femme au quotidien, qu’est-ce que ça signifie ? Sortir en rue le soir, chercher un travail en se demandant si le patron va demander quand on voudra des enfants, avoir ses règles… Il y a beaucoup de choses qu’un homme comprendra ou pensera difficilement. — Propos recueillis par Sarah Freres
Maguy Ikulu
Juriste et politologue de formation, Maguy Ikulu est une réfugiée de guerre, originaire de la République Démocratique du Congo. Elle est arrivée en Belgique à six ans, âge où elle voulait entreprendre un travail qui changerait le monde pour les femmes et les enfants. Au choix : présidente ou fondatrice de sa propre association. « Survivre aux violences de la guerre, en tant que femme et en tant qu’enfant a forgé mes ambitions. Je ne suis pas encore présidente (rires) mais j’ai fondé mon association pour les femmes victimes de discriminations multiples. » Le Dada’s Club (
dada
signifie soeur en swahili) veut aider les femmes à mieux s’insérer dans le marché professionnel, leur donner des outils de développement personnel et combattre certains traumatismes liés aux discriminations et aux violences qu’elles ont pu subir. Maguy Ikulu est par ailleurs chargée de plaidoyer chez Bepax et chargée de projet pour la coalition Napar, qui milite pour un plan interfédéral de lutte contre le racisme.
Valérie Piette
Historienne, Valérie Piette est doyenne de la faculté de Philosophie et Sciences sociales de l’ULB. Et une militante « proche du féminisme de Despentes, qui a une portée révolutionnaire, qui met le bordel et peut tout foutre en l’air parce qu’il remet en cause – comme l’écoféminisme – les fondements mêmes de notre société ». Après son doctorat, elle devient enseignante à l’ULB. Elle a créé des centres de recherche s’intéressant à l’histoire des femmes –
« c’est ce qu’on appelait les Women’s studies à l’époque »
– et s’est battue pour que l’histoire du colonialisme soit enseignée. Plus récemment, elle a été l’une des initiatrices du master interuniversitaire de spécialisation en études de genre, lequel a un succès grandissant. Ses recherches, qui ont longtemps porté sur l’histoire du colonialisme, se concentrent aujourd’hui plus sur l’histoire des femmes, du féminisme et de la sexualité. Actuellement, elle prépare une exposition sur les sorcières qui sera inaugurée en octobre.
Perspectives
- La pandémie a drastiquement fait reculer les droits des femmes et des filles. Elles ont été plus nombreuses à perdre leur emploi et auront moins de chances d’être recrutées, ont vu la charge entre le travail et les responsabilités à la maison augmenter, ont plus de risques d’être définitivement déscolarisées dans certains pays et ont été confrontées à une augmentation des violences intrafamiliales pendant les confinements. Selon le Forum économique mondial, il faudra 135 années avant de parvenir à l’égalité homme-femme à l’échelle mondiale.
- Une des caractéristiques de la quatrième vague féministe est l’utilisation des réseaux sociaux pour s’opposer à la mysoginie, notamment en témoignant. Une attention particulière est portée au harcèlement (et au cyber- harcèlement) ainsi qu’aux violences faites aux femmes, thème déjà central de la deuxième vague.
- La fin de l’écart salarial, vieille revendication féministe, n’est toujours pas atteint. Il figure pourtant dans de nombreux textes législatifs. En Belgique, cet écart est de 9,2 % pour le salaire-horaire selon l’Institut pour l’égalité des hommes et des femmes. En prenant en compte les salaires annuels, l’écart grimpe à 23,1 %.