La Laponie, où vivent les Samis, est devenue un lieu où l’on expérimente la solastalgie : le mal du pays quand on est chez soi.
L’érosion culturelle du peuple Sami

La Laponie, où vivent les Samis, est devenue un lieu où l’on expérimente la solastalgie : le mal du pays quand on est chez soi.
Cet article a été publié dans notre n°150, au printemps 2022.
Crac, crac, crac. Une épaisse couche de neige crisse sous les pas de Sirpa Rasmus, étouffant le chant des rapides de la rivière Juuta, parsemée de blocs de glace. « On va faire ça ici. » Une petite pelle dans une main, un mètre dans l’autre, cette géophysicienne de l’Université de Laponie creuse un puits. A soixante centimètres de profondeur, la végétation se détache du tapis immaculé. Elle s’agenouille, enlève un gant et plonge son doigt dans la première couche de neige, poudreuse. « Là, c’est parfait. » Elle gratte la seconde, gelée. « C’est un peu trop dur, il y a eu un épisode de gel important. » Elle fouille la dernière et en sort de parfaits cristaux, appelés « givre de profondeur » ou « neige sucrée ». « Sentez ! Le sol est sec, c’est bon signe. »
Ce manteau isolant est crucial : au chaud, l’herbe, le lichen et les arbustes restent vierges de moisissures. « Ces couches, qui peuvent varier d’un endroit à l’autre, sont un indicateur de l’hiver. On peut savoir comment il s’est déroulé en les sondant, examine-t-elle. La quantité et la qualité de la neige dépendent des conditions météorologiques. Et avec le dérèglement climatique, tout change. »
A Rovaniemi, ville du Père Noël traversée par le cercle arctique, à 900 kilomètres d’Helsinki, la neige se fait moins abondante. A tel point qu’en 2018, il n’y en avait pas pour les fêtes, pic de la saison touristique. The Sun, tabloïd de Rupert Murdoch, avait alors titré : « Crapland » (contraction entre « crap » pour merde et « Lapland » pour Laponie). A Inari, capitale des Samis de Finlande, le paysage reste écrasé par la neige pendant sept mois. Mais la hausse constante des émissions de gaz à effets de serre change le visage de cette saison. « Quand j’étais enfant, le thermomètre restait longtemps à – 40°. Je ne me souviens plus de la dernière fois où j’ai connu cela… Cette année, on n’est même pas descendu à -30° », énonce Kaisu Nikula, propriétaire de l’hôtel Kultahovi. Elle raconte ses hivers, anciens et nouveaux. La métamorphose de la couche de gel sur le lac Inari, empêchant désormais les enfants d’y patiner. L’apparition d’arbres venus du Sud, ceux que les rennes ne grignotent pas, transformant les collines blanches rafraîchissantes en taches noires absorbant la chaleur. Le réchauffement du cours d’eau et les mutations de son écosystème. « Vilain petit canard » d’une ancestrale famille de pêcheurs, Kaisu Nikula a dû changer la carte de son restaurant : les truites, vedettes locales proliférant en eau fraîche, ont été remplacées par les brochets, prédateurs moins goûteux. « Au cours de l’histoire, nous, les Samis, nous sommes toujours ajustés, de gré ou de force. J’imagine que servir du brochet est aussi une façon de nous adapter. »
« Le seuil de 1,5 degré est une moyenne planétaire qui ne s’applique pas dans les régions arctiques, où l’on enregistre déjà trois à quatre degrés supplémentaires », Bruce Forbes, professeur et chercheur au Centre arctique de l’Université de Laponie.
Sous les latitudes polaires, le dérèglement climatique est trois fois plus rapide qu’ailleurs. Le seuil de 1,5 degré défini par l’Accord de Paris est déjà largement dépassé. Entre 1971 et 2019, selon une étude du Conseil de l’Arctique, la température de l’air à la surface de l’Arctique a augmenté de 3,1 degrés ; celle au-dessus de l’océan Arctique de 4,6 degrés ; celle dans le nord-est de la mer de Barents de… 10,6 degrés. « Ce fameux 1,5 est une moyenne planétaire qui ne s’applique pas ici. Les changements sont généralisés mais diffèrent d’un endroit à l’autre : disparition de la glace de mer, des glaciers et des calottes glaciaires, du pergélisol, de la couverture neigeuse… », glisse Bruce Forbes, professeur et chercheur au Centre arctique de l’Université de Laponie. L’inertie des changements climatiques est telle qu’un retour en arrière semble impossible, en raison de « l’amplification arctique ». « Ce phénomène a différents moteurs, dont l’un est le réchauffement des eaux, entame-t-il, pointant une carte avec un laser. Un bras du Gulf Stream amène de l’eau chaude vers les mers de Barents et de Kara. La chaleur, qui se dissipe plus lentement dans l’eau que dans l’air, tiédit l’ensemble de l’océan Arctique, ce qui retarde la formation de la glace de mer et déclenche son dégel précoce. » A l’instar des collines blanches d’Inari, la glace réverbère le rayonnement du soleil dans l’espace, empêchant la chaleur de s’accumuler dans l’atmosphère. Le rétrécissement de sa surface et de sa durée de vie provoque un effet domino sans fin : plus la surface de l’eau est noire, plus elle aspire les rayons, plus l’océan chauffe, plus la glace fond… « Ce cycle s’est accéléré et nous sommes entrés dans une période où l’amplification se produit plus rapidement que les modèles le prédisaient, prévient Bruce Forbes. Tous ces processus devraient préoccuper les habitants des régions tempérées, qui en ressentiront un jour aussi les effets. »
Dans le nord de la Finlande, il fut un temps où un « hiver chaud » ne survenait qu’une fois par décennie. Leur fréquence et leur intensité se sont accélérées. 2018, 2020, 2022… Les travaux scientifiques et les observations des éleveurs de rennes convergent : en bouleversant les saisons, les écosystèmes et la biodiversité, l’Anthropocène détricote l’identité collective et le noyau culturel des Samis, dernier peuple autochtone d’Europe. Une subversion lente, pernicieuse et multifactorielle.
Un élément en particulier, lié à une mutation des formations neigeuses, semble toutefois retenir l’attention. « La hausse générale des températures n’a pas le même effet partout. Contrairement à ce qu’on pourrait croire, les modélisations climatiques montrent qu’il y aura davantage de neige ici, développe Sirpa Rasmus. A -20° ou -30°, les jours sont froids, secs et en sont donc dépourvus. A -10° ou -5°, ils sont humides, donc enneigés. Mais ici, ce n’est pas sa quantité qui compte. C’est sa qualité. »
Muohta, la neige, a tant mué qu’elle altère la richesse des langues samies, reflet de connaissances multidisciplinaires et holistiques propagées de génération en génération. Sur les onze enregistrées en Laponie, région s’étalant sur le nord de la Norvège, la Suède et la Finlande ainsi que sur la péninsule de Kola en Russie, neuf sont classées « en voie de disparition ». Deux se sont déjà éteintes. En Finlande, trois sont parlées et considérées comme officielles : le sami d’Inari, le sami Skolt et le sami du Nord, la plus populaire. Chacune compte des centaines de mots pour décrire la neige : ses plaisirs, ses défis, ses chutes, ses fontes mais aussi son métamorphisme, ses microstructures, ses grains, sa formation, sa densité, sa stratigraphie, sa consistance, sa qualité. « La neige épaisse que personne n’a encore touchée. Celle durcie par le vent. Celle dans laquelle une jambe s’enfonce. Celle, douce, tout juste tombée. Celle qui s’accroche aux vêtements sans fondre. Celle, profonde, de l’hiver », énumère Johanna Alatorvinen, chargée de communication du Parlement Sami.
« Souvent, quand on parle du climat, les pires effets mentionnés sont le risque de conflits ou l’augmentation des migrations. A mes yeux, les pertes culturelles font partie du scénario du pire », Jouni Jakkola, professeur de santé environnementale à l’Université d’Oulu.
Les éleveurs utilisent des termes plus techniques : la compréhension de la neige est une condition préalable à leur mode de vie, leurs conditions de travail, la survie et le bien-être des rennes. Guohtun décrit, de manière générale, la facilité ou la difficulté pour les rennes d’accéder à la nourriture en creusant la neige. Gaskageardni, une couche solide de glace entre deux couches de neige plus lâches, qui les en empêchera. A l’inverse, Seanáš se réfère au givre de profondeur. Granuleux, meuble et proche du sol, sa formation est annonciatrice d’excellentes conditions de pâturage. Sábadat pointe des conditions de mobilité difficiles, notamment en cas de vahca (nouvelle neige) à des températures froides. Sievlla symbolise la neige humide dépourvue de structure portante et difficilement praticable pour les hommes et les animaux, qui s’y enfoncent. D’ordinaire, elle se forme avec la douceur du printemps, lorsque les cristaux perdent leurs ponts et leurs liens. « Certaines choses ne se produisant plus, le langage ne peut plus les décrire. Cette diminution du nombre de mots de neige affaiblit la diversité de notre système de connaissance », déplore Johanna Alatorvinen.
D’après divers travaux, la dégradation du manteau neigeux remonte aux années 1970-80. De mémoire de Sami, ses effets sont devenus visibles il y a environ vingt ans. « En tout cas, c’était la première fois que j’ai dû nourrir les rennes de manière artificielle. Comme des vaches », se souvient Petri Mattus. Les grosses bottes noires, importées depuis la Norvège, protégeant ses pieds du froid sont en peau de phoque : la traditionnelle peau de renne n’isole plus suffisamment de la neige, humidifiée par la pluie des jours chauds d’hiver. Dans une forêt bercée par le calme d’une tempête de coton, il décharge deux sacs de pellets de son imposante motoneige. Sans se précipiter, les animaux semi-sauvages plongent leur museau recouvert d’une fine pellicule de flocons dans le sillon de granulés. « Ils en ont déjà eu ce matin », précise-t-il, faisant référence à ce qu’il décrit comme la seconde révolution chamboulant le mode de vie traditionnel des éleveurs. « La première, c’était l’apparition des motoneiges en 1962. Ils ont transformé le paysage sonore. Depuis, on ne doit plus vivre avec le troupeau pendant des mois, sous un tipi. Il faut seulement 30 minutes pour faire 40-50 kilomètres et rentrer au chaud pour manger. Ça a rendu nos vies plus faciles, là où le changement climatique ne fait que les compliquer. »
Pratique controversée, la distribution de nourriture de subsistance est dorénavant incontournable pour la survie des rennes, confrontés à un phénomène devenu récurrent et qu’aucun mot sami ne définit : la « pluie sur neige ». « Aujourd’hui [le thermomètre affiche -9°], il neige. Demain, ça pourrait être +2° avec de la pluie. Et qui sait, il gèlera le lendemain. C’est comme ça maintenant », illustre Petri Mattus. Le scénario est dévastateur : favorisées par des températures chaudes, les précipitations (ou un dégel précoce) « mouillent » la neige. Un tel épisode, suivi d’une chute du mercure, transforme alors l’eau en une coriace croûte de glace. Une barrière physique hermétique défigurant les pâturages : les rennes, qui creusent la neige pour atteindre le lichen dissimulé dans les profondeurs, ne peuvent la percer. « Même s’ils le pouvaient, ils ne le feraient pas : la glace bloque leur odorat. » Ces dernières années, les épisodes répétés de « pluie sur neige » ont déplacé les routes migratoires et des troupeaux entiers ont été décimés. « Désolée, je n’ai pas de temps à vous consacrer. Je prends soin des rennes affamés dans la forêt. On en trouve tous les jours », atteste Anne Karkhu-Angeli, éleveuse, déclinant une demande d’interview. « On dit que perdre un animal, c’est perdre le troupeau tout entier, _ajoute Petri Mattus. Mais il est de plus en plus difficile de subvenir à leurs besoins et aux nôtres, la vente de leur viande ne rapporte plus autant qu’avant. Pour les aider, il faut davantage de nourriture, dont le coût ne cesse d’augmenter. Ce n’est pas subsidié comme dans les autres pays scandinaves. Et la guerre en Ukraine, un de nos principaux fournisseurs, a encore fait grimper les prix… »
« Désolée, je n’ai pas de temps à vous consacrer. Je prends soin des rennes affamés dans la forêt. On en trouve tous les jours », Anne Karkhu-Angeli, éleveuse de rennes.
Selon l’Institut des ressources naturelles de Finlande, l’hiver 2019-2020, 15 000 animaux sont morts. La charge de travail des éleveurs avait alors doublé, tout comme la quantité de nourriture distribuée. Au terme d’un long processus de négociation avec le Parlement Sami, le gouvernement finlandais a alloué six millions d’euros pour compenser des pertes s’élevant à 23 millions. Une première : la loi indemnisant les éleveurs existe depuis six ans. Jusqu’à présent, les dommages liés au climat n’étaient pas couverts. A Inari, siège du Parlement autochtone, on estime que cette intervention doit être pérennisée et revue à la hausse. Et que certaines choses ne peuvent être compensées. « L’argent ne se mange pas. L’argent ne nous rendra jamais tout ce que nous avons déjà perdu », tranche Leo Aikio, vice-président du Parlement.
Dans le silence de l’hémicycle, il pousse un long soupir. « Par où commencer ? C’est une longue histoire. Ma famille vit ici depuis plus longtemps qu’on ne peut s’en souvenir. La chasse, la pêche, l’élevage, la cueillette… Ce qu’on attrape, on le mange. On ne prend que ce dont on a besoin pour nous nourrir. Pas plus. Il en a toujours été ainsi, prêche-t-il. Avant, il n’y a pas si longtemps, c’était simple. On connaissait l’épaisseur et la longévité de la glace sur les lacs. On pouvait lever les yeux au ciel et connaître, avec certitude, quel temps il ferait le lendemain. On regardait la neige et on savait à quelle vitesse elle allait fondre, comment serait le printemps. Des semaines à l’avance, on savait. Aujourd’hui, on ne sait plus comment va se comporter la neige. On ne peut plus lire la nature. Tout ce que nous avons connu n’est plus. Tout a changé. J’ai appris à naviguer dans un Arctique qui n’existe plus. C’est une chose terrible de constater qu’on ne connaît plus son environnement, que les significations apprises dans l’enfance n’ont plus aucun sens. »
« Aujourd’hui, on ne peut plus lire la nature. Tout a changé. C’est une chose terrible de constater qu’on ne connaît plus son environnement, que les significations apprises dans l’enfance n’ont plus aucun sens », Leo Aikio, vice-président du Parlement sami.
Débutant en politique, Leo Aikio semble tiraillé entre un désespoir abyssal, un sentiment d’injustice aigu et une détermination tenace. La gravité de la situation, se souvient-il, est devenue indéniable en constatant l’étendue des dégâts d’une succession d’épisodes de « pluie sur neige ». « Le renne a toujours donné à l’homme tout ce dont il avait besoin. C’est désormais l’inverse. Nourrir les rennes de cette manière n’est pas normal. De génération en génération, ça altère leur comportement naturel. Ça me fait mal… On aimerait préserver notre mode de vie traditionnel mais on doit survivre, on n’a pas le choix, raisonne-t-il. Ou plutôt, chacun choisit et s’adapte comme il peut. Certains se tournent vers le tourisme, d’autres migrent ailleurs. Beaucoup de mes amis ont abandonné. J’ai décidé de continuer l’élevage et de me battre pour nos droits. Est-ce que je veux que ma fille suive ma voie ? Je ne sais pas. C’est une vie difficile. Et en même temps… Ce serait la perte d’un patrimoine immatériel. »
Garants d’une société pastorale menacée, les Sami sont minoritaires en Laponie finlandaise : dix mille, à peine. Plus de 60 % d’entre eux ont quitté leurs terres ancestrales par attrait pour la modernité, peur des mutations environnementales, doute face à l’appauvrissement des moyens de subsistance et des possibilités de maintenir la culture en vie ou affliction face à la puissance de la sylviculture. Parmi les 40 % restés dans leur région, certains développent un stress pré-traumatique appelé « solastalgie ». Fusion entre les termes solace (réconfort) et algie (douleur), ce néologisme désigne une forme de deuil écologique pouvant être défini comme « le mal du pays quand on est chez soi ». La douleur ressentie est liée à la perte de son lieu de réconfort, son refuge, son habitat. « La solastalgie est plus répandue au sein des populations autochtones en raison de leur connexion profonde avec leur environnement, qui imprègne toutes les strates de leur culture. Les symptômes les plus communs sont la tristesse, la colère et la nostalgie. Les plus sévères sont l’insomnie, l’anxiété, la dépression et les comportements auto-destructeurs. Lorsque tant de choses changent, que les menaces sont nombreuses et sévères, qu’une partie d’un mode de vie traditionnel et de l’environnement disparaît, il peut y avoir un défi moral existentiel », détermine Panu Pihkala, professeur de théologie environnementale à l’Université d’Helsinki et spécialiste des émotions environnementales. « Les changements dans le paysage influencent l’esprit. C’est un processus lent qui, avec le temps, peut amener le sentiment d’être un étranger, souffle Jouni Jakkola, professeur de santé environnementale à l’Université d’Oulu et auteur d’une large étude sur les effets holistiques du changement climatique sur les Samis. Souvent, quand on parle du climat, les pires effets mentionnés sont le risque de conflits ou l’augmentation des migrations. A mes yeux, les pertes culturelles font partie du scénario du pire. C’est une question fondamentale, sans doute difficile à appréhender pour celui qui s’est affranchi de son lien avec la nature. Cependant, on ne peut isoler l’influence des altérations environnementales actuelles des autres facteurs, comme la gouvernance verticale peu compatible avec leur modèle sociétal, l’établissement des frontières les forçant à se sédentariser ou les changements socio-économiques liés à la modernisation et au tourisme. »
« Les Samis ont une identité ethnique forte et une capacité importante de résistance face aux discriminations. Mais nous avons suffisamment donné », Anni-Sofia Niityvuopio, influenceuse, éleveuse et présidente du conseil des jeunes.
Dans sa petite maison isolée au bord du lac Mutusjärvi, à 20 kilomètres d’Inari, Tuula Airamo abonde. « Qu’est-ce que la culture ? C’est une grande question. Ce n’est pas quelque chose d’immuable, de figé. Par exemple, nous avons toujours été des cueilleurs de baies, pas des cultivateurs de légumes. Les Finlandais nous ont appris cela et nous l’avons intégré. » Pour conserver un mode de vie traditionnel, cette sexagénaire s’est tournée vers le tourisme et s’attelle à faire découvrir l’artisanat local depuis trente ans. Les quelques rennes dans son enclos, détour prisé des étrangers, sont nourris de manière artificielle depuis belle lurette. « Notre culture remonte à des temps immémoriaux. Avant, les femmes devaient tout fabriquer elles-mêmes. Les vêtements, les chaussures, etc. Il n’y avait pas de magasins. Evidemment, tout cela a changé. La paresse de ma génération et des suivantes et la modernité à laquelle nous aspirons tous n’y sont pas pour rien. Quant au changement climatique… Oui, le printemps arrive plus tôt, avec les insectes et les maladies. Que voulez-vous qu’on y fasse ! Notre empreinte carbone est déjà tellement insignifiante », juge-t-elle, un brin résignée.
Le dérèglement climatique est une préoccupation s’ajoutant à une haute pile de discriminations. Mépris du pouvoir central les intégrant peu dans la gestion de l’aire d’élevage des rennes, christianisation forcée, appropriation culturelle de l’artisanat à des fins touristiques, éradication linguistique évitée de justesse… Jusqu’en 1960, les politiques d’assimilation ont mutilé la culture samie. Envoyés dans des internats, des enfants considérés comme « non-civilisés » ont appris le finnois de force et étaient battus s’ils parlaient leur langue. Il aura fallu encore dix ans pour mettre un terme à un programme de recherche en « biologie raciale ». A l’heure des travaux de la commission vérité et réconciliation, qui rendra ses conclusions en 2023, des excuses publiques se font toujours attendre. La situation des Samis s’est néanmoins améliorée : leurs droits linguistiques et culturels ont été inscrits dans la Constitution, les enfants peuvent être scolarisés en immersion samie dès la maternelle, les revendications politiques sont portées par leurs élus depuis dix ans. La dernière avancée, de taille, est actuellement examinée par le Parlement finlandais : une nouvelle loi prévoit la création d’un conseil sami pour le climat. Son rôle sera d’examiner les politiques climatiques du gouvernement, lequel devra négocier avec le Parlement sami pour élaborer ses futurs plans. Une première mondiale pour un peuple autochtone.
A Inari, le regain de fierté est palpable. Cependant, les espoirs restent fragiles. « Les Samis ont une identité ethnique forte et une capacité importante de résistance face aux discriminations. Mais nous avons suffisamment donné. Nous avons toujours pu nous reconstruire parce que nous avions accès à la terre. Si nous perdons cela, notre culture ne survivra pas », tranche Anni-Sofia Niityvuopio, influenceuse, éleveuse et présidente du conseil des jeunes du Parlement. La Finlande n’a jamais ratifié la Convention des peuples indigènes des Nations unies, garantissant leurs droits en matière d’accès à la terre et à l’eau. Là-haut, 90 % du sol appartient à l’Etat, volontiers qualifié de république bananière, vu les terres concédées aux investissements massifs dans les infrastructures vertes (centrales hydroélectriques, parcs éoliens, exploitations minières, etc.). Paradoxalement, quelques pays arctiques sont à la fois les perdants – d’un point de vue écologique – et les gagnants – d’un point de vue économique – du changement climatique. La fonte des glaces ouvre la voie vers des zones jusqu’ici inaccessibles et inexploitées. De la même manière, la hausse des températures favorise l’expansion de la forêt boréale, créant de nouvelles possibilités pour la foresterie.
« Chaque année, des projets nocifs grignotent notre espace de vie. En protestant contre eux, nous protégeons la terre », bouillonne Anni-Sofia Niityvuopio. Les quelques succès, dit-elle, ne compensent pas les défaites. En 2020, la mobilisation a stoppé la construction d’une voie ferrée entre Rovaniemi et Kirkenes (Norvège) qui aurait fourni aux compagnies minières et forestières les infrastructures nécessaires pour pomper les ressources naturelles de la région et ouvrir de lucratives routes maritimes arctiques vers l’Asie. Pour les Samis, le chemin de fer aurait coupé les zones de pâturages, détruit les marécages et les rivières et violé leur culture, inséparable de l’élevage de rennes, de la pêche et de la chasse. La victoire fut de courte durée : d’autres investisseurs reluquent la Laponie. Déjà révoltée par les ravages de l’industrie forestière, la population craint en particulier l’exploitation minière qui, en répondant au besoin croissant des énergies renouvelables pour s’éloigner des combustibles fossiles, détruit son mode de vie indigène. « Une entreprise a récemment réservé une zone de la taille d’Helsinki à Enontekiö… Pour l’instant, ce n’est qu’une réservation. Mais cela pourrait changer. C’est très inquiétant pour les jeunes qui doivent décider s’ils se lancent dans l’élevage ou non. Nous ne pouvons pas être victimes des détériorations climatiques et du colonialisme vert ! Ce n’est pas ça la justice climatique ! », rappelle-t-elle, se réjouissant de voir la négligence de la communauté internationale mise sous pression par une jeune génération davantage à l’écoute des peuples autochtones.
A l’instar de Jouni Jakkola, les scientifiques comme Bruce Forbes ou Sirpa Ramus admettent volontiers ne faire « que » répercuter ce que les peuples autochtones crient dans le désert. Ils estiment que le dialogue entre les mondes autochtones, scientifiques et politiques doit être, plus que jamais, renforcé. « Les populations indigènes sont rarement impliquées dans les discussions concernant la planification à long terme, regrette Jouni Jakkola. On parle de durabilité sans les consulter. Or, ce qui paraît souhaitable pour les uns ne l’est pas forcément pour les autres. Qu’est-ce qui est destructeur ? Qu’est-ce qui est durable ? Les Samis devront répondre à cette question eux-mêmes. Les écouter ne peut attendre : la vitesse des changements dans le cercle polaire signifie aussi qu’il y a moins de temps pour s’y adapter. »
Crac, crac, crac. Au détour d’une piste près de la rivière Juuta, une paire de rennes racle la neige. Leurs sabots n’en effleurent que la surface, les obligeant à se concentrer sur les troncs d’arbres et la base des rochers. Au bord du chemin, un trou dans le tapis blanc laisse entrapercevoir un amas de lichen noir et filandreux. Il est piégé sous une impénétrable couche de glace. — Sarah Freres
Avec le soutien du Fonds pour le journalisme de la Fédération Wallonie-Bruxelles