Quand elle parle de « souveraineté alimentaire », ce ne sont pas des paroles en l’air. A 53 ans, Blandine Sankara, sociologue de formation, est passée depuis longtemps de la théorie à la pratique. A Loumbila, près de Ouagadougou, elle a créé en 2012 l’association Yelemani (« Changement », en langue Dioula). Dans cette ferme de 2 hectares, elle a développé avec d’autres femmes un projet inédit d’agroécologie. Elles cultivent des légumes locaux et de qualité (betterave, oignon, carotte, oseille, piment de Turin…), travaillent en circuit court, s’inscrivent dans l’économie non marchande et veillent à préserver, d’un bout à l’autre de leur chaîne de production, la santé des consommateurs et de leur environnement. Avec des formations, des ateliers, de la sensibilisation dans les écoles…
Ce droit des peuples et des Etats à déterminer eux-mêmes leurs politiques alimentaire et agricole, Blandine Sankara l’a compris dès son plus jeune âge : « Tous les jours à l’école, on recevait le couscous d’une organisation d’aide américaine », nous raconte-t-elle au cœur de l’été par écran interposé. Si ces aides lui permettent de nourrir son entourage, elle mesure assez vite que ce système de dépendance n’est pas durable. « Un jour, ces aides se sont effectivement arrêtées. »
Au fil du temps, la jeune Burkinabé découvre la précarité alimentaire de ce pays d’Afrique de l’Ouest sans accès à la mer qui compte aujourd’hui plus de 20 millions d’habitants régulièrement privés de produits sains et nutritifs, confrontés à la famine et à la malnutrition, avec de lourdes conséquences sanitaires. Une situation d’autant plus choquante que l’agriculture est, de loin, le plus grand secteur économique de cette république : « Comment un pays à 80 % agricole peut se retrouver avec des problématiques alimentaires pareilles ?, s’interroge-t-elle. Au Burkina comme ailleurs, on produit pour exporter et on importe pour manger. »
Ce modèle, qui semble tellement absurde ainsi posé, est pourtant celui qui a été largement promu par les institutions financières internationales ces soixante dernières années. Pour Blandine Sankara, les différentes crises géopolitique, économique, climatique et sanitaire ont désormais montré les limites de ce système : « il est urgent de se tourner vers des systèmes alternatifs ! », martèle l’intéressée.
Pour s’en convaincre, elle revient sur la crise de 2008 et les manifestations « contre la vie chère » qui ont éclaté sur le continent africain : « Cette crise a provoqué une flambée des prix des produits de base en Afrique de l’Ouest. Dans le hameau le plus reculé du Burkina, le four à pain ne tournait plus car le prix du blé, qui était importé, avait trop augmenté ! » Suite aux politiques agricoles de rente, les champs burkinabés, eux, ne produisaient par ailleurs que du coton. « Mais qu’est-ce que vous faites avec du coton alors que vous avez besoin de manger ? Le coton, ça ne se mange pas ! », lance-t-elle, consternée.
Désormais, sa religion est faite : « A travers cette crise, on a vu les limites de notre dépendance alimentaire envers les produits importés. »Elle mesure par ailleurs l’importance du projet politique entamé dans les années 1980 par son frère, le président Thomas Sankara. A l’époque déjà, « il tenait à la recherche de solutions locales pour limiter cette dépendance envers l’extérieur, poursuit sa sœur cadette. Grâce à lui, le Burkina avait assuré sa souveraineté en refusant tout prêt qui condamnait le pays à des conditionnalités intenables ».
Cette « période de la révolution », qui a bercé l’enfance de Blandine Sankara, aura montré qu’« il faut accepter de prendre des décisions fortes maintenant pour y arriver demain ». Mais la révolution n’a pas duré et le Burkina s’est rapidement fait rattraper par les intérêts régionaux et internationaux. Thomas Sankara, la figure panafricaine du non-alignement, dérangeait en cette période de Guerre Froide. Celui qui ne voulait pas être une simple marionnette à la solde des Nations unies est finalement assassiné en 1987. Blandine Sankara se désole : « Ses successeurs ont tout laissé tomber au niveau politique, mais fort heureusement, les initiatives locales ont perduré », ajoute-elle.
Malgré ça, la fondatrice de l’association Yelemani va se forger une conscience politique, écologique et sociale. A travers ses études de sociologie à Genève et ses lectures altermondialistes – dont les ouvrages de Pierre Rabhi –, elle va progressivement déconstruire les concepts normalisés jusque-là par les discours officiels en questionnant la mondialisation, la libéralisation du commerce, la coopération au développement… « Au fil du temps, j’ai mieux compris d’où venait le problème. On voit bien que les aides profitent aux seules multinationales et que les politiques libérales inondent les marchés de produits venant de l’extérieur et qui défient toute concurrence. Ces politiques étouffent les initiatives locales et forcent la dépendance envers les grandes puissances agricoles. » Nourrie ensuite par ses rencontres avec des agriculteurs suisses, elle réalise que « la problématique est globale parce qu’elle touche tous les paysans, même ceux du Nord ».
Blandine Sankara se met alors en tête de se battre pour la souveraineté alimentaire – « le droit des peuples à décider de leur alimentation »,comme elle le rappelle. Elle soumet des projets à des partenaires potentiels, mais se heurte à un mur : « Ça n’est pas pour des pays comme le vôtre »,lui répond-on. « Quand on est pauvre, on a faim, on n’a pas le luxe de choisir ce qu’on nous donne. »
Déterminée, la jeune femme lancera, à Ouagadougou, un projet de boissons à base de produits locaux. Avant de créer Yelemani, sa ferme d’agroécologie implantée à Loumbila, dans la région Plateau-Central, qui vise la production de produits sains et durables, des champs à l’assiette : « La souveraineté alimentaire, c’est la capacité autonome à produire et à disposer de biens et de services locaux, c’est donc toute la chaîne qu’il faut viser. »
A la question de savoir si l’agroécologie peut nourrir le monde, Blandine Sankara a une réponse très claire : « C’est une question de choix : soit on a le regard uniquement tourné vers le présent, soit on réfléchit à l’avenir. » A ses yeux, l’agriculture conventionnelle basée sur l’emploi de variétés et de races à haut rendement et l’apport d’intrants (engrais, pesticides, aliments concentrés) dégrade non seulement les sols, mais ne permettra pas de nourrir correctement les générations à venir. « Si c’était aussi bon et aussi bien que ses défenseurs le disent, nos paysans n’en souffriraient pas »,ajoute-t-elle. Et si ce type d’agriculture reste dominant et attractif, c’est parce qu’on a investi des moyens considérables dans la recherche et l’innovation. « La recherche est souvent orientée par ceux qui la financent or dans nos pays, elle est financée par ceux qui n’ont pas intérêt à ce que les choses changent. »
Avec Yelemani, Blandine Sankara constate que « l’agroécologie est un modèle qui a fait ses preuves à condition d’avoir le courage de se lancer et la volonté d’investir ». Au départ de cette ferme, elle espère amorcer un changement en profondeur dans tout le Burkina. Avec une certitude : cette transformation passera par les femmes, qui occupent une place centrale en Afrique : « Au Burkina, toute la chaine alimentaire tourne autour de la femme. Ce sont elles qui vendent, qui achètent, qui cuisinent. On ne peut pas parler d’alimentation, de souveraineté alimentaire en laissant les femmes de côté. »
Son autre credo ? Sensibiliser les populations à l’importance de consommer local. En effet, à l’inverse de la tendance actuelle en Europe, les produits locaux ne sont pas populaires au Burkina Faso. « Chez nous, quand on dit qu’un produit est ‘‘local’’ c’est perçu négativement. »Pour Blandine, il s’agit là d’un héritage colonial. « Pendant des décennies, voire des siècles, on nous a fait croire que ce que nous avions au Burkina n’était pas bon. Ces croyances ont été transmises de génération en génération. Résultat, aujourd’hui, on ne croit pas en nous-mêmes. On importe au profit de multinationales et des géants agricoles. Cette colonisation mentale, c’est la façon la moins coûteuse et la plus efficace de nous dominer. »
« Chez nous, quand on dit qu’un produit est ‘‘local’’, c’est perçu négativement »
Derrière Yelemani, il y a donc une réflexion politique : « On est obligé d’associer la problématique de souveraineté alimentaire à la décolonisation », dit-elle sur un ton grave. L’agriculture était en effet un pilier de l’entreprise coloniale. « A l’époque, il y avait dans chaque village un encadreur agricole en charge de moderniser les pratiques paysannes. Pour des questions sûrement économiques, les méthodes ancestrales ont été abandonnées au profit des technologies comme les pesticides chimiques et les OGM. » Pour Blandine Sankara, ce sont bien les puissances coloniales et leurs alliés multinationaux qui ont défini le système agricole et les habitudes alimentaires des Burkinabés. Se (re)tourner vers l’agroécologie aujourd’hui permet donc « un retour aux sources » : « Les méthodes ancestrales abandonnées par le développement correspondent à l’agroécologie d’aujourd’hui. Pratiquer ce type d’agriculture, c’est un acte décolonial. »
A tous ceux qui affirment que le Burkina Faso est un pays souverain, Blandine Sankara rétorque : « Nous sommes toujours colonisés dans beaucoup de domaines. Il y a par exemple une domination technique. Les experts continuent de tenir les rênes de l’agriculture burkinabé. Ils viennent avec leurs connaissances et affirment ‘‘c’est nous qui savons’’. Les paysans ne font qu’écouter. On préfère dire qu’ils ne peuvent pas comprendre et on s’arrête là. »Adopter le modèle agricole conventionnel, c’est se plier à des technologies importées « qu’on ne maîtrise pas » et permettre ainsi une domination extérieure du système en place. Or, ces techniques ne correspondent pas à la réalité du terrain. « Les produits chimiques, illustre-t-elle, assèchent la terre dans un pays qui connait déjà de fortes sécheresses chaque année. »
Dans ce contexte, une mission clef de son association consiste à revaloriser le savoir-faire et les connaissances des acteurs locaux : « Les paysans sont les experts de leur propre milieu. Ils ont vécu au contact de leur environnement pendant plusieurs décennies. Ils connaissent bien les changements et les comportements de leur terre. » Elle souhaite aussi intensifier les alliances entre scientifiques et paysans : « Un de nos souhaits serait de créer une école ou un mouvement plaçant côte à côte universitaires et paysans afin de rassembler nos intelligences », nous explique Blandine. Yelemani, le « changement », encore et toujours. Pour défendre, au Burkina Faso et ailleurs, la terre nourricière et tous ceux qui en vivent. — Gaëlle Dubot (stag.)