L’historienne Ludivine Bantigny, spécialiste des mouvements sociaux et des engagements politiques, explore les liens entre le capitalisme « ensauvagé » et la destruction de l’humanité. Une réflexion percutante qui réinterroge notre modèle néolibéral et puise dans l’histoire des modèles inspirants de transformation collective.
Dans votre dernier ouvrage, vous optez pour le mot « ensauvagement », un terme polysémique controversé qui est utilisé en sciences sociales et politiques et récupéré par la droite et l’extrême droite pour dénoncer la montée de la violence et la délinquance. Pourquoi ce choix sémantique ?
— C’est clairement un retour à l’envoyeur. Ce mot a été utilisé de manière surabondante dans les discours politiques et médiatiques et je voulais le questionner. L’ensauvagement des banlieues, des quartiers populaires, des jeunes… – sous-entendu les jeunes issus de l’immigration. C’est le fameux « sauvageon » de Jean-Pierre Chevènement [ex-ministre et sénateur socialiste]. On assiste ces dernières années à une accélération, une naturalisation et une banalisation de ce mot qui me déplaît. J’ai donc repris l’usage qu’en a fait l’écrivain martiniquais Aimé Césaire dans son Discours sur le colonialisme (1950) qui parlait d’ensauvagement du continent et comparait l’Europe coloniale à un vampire qui suce le sang, les terres et la dignité. Il retournait le stigmate du « bon sauvage » en l’appliquant à la colonisation et à la prédation. J’ai également voulu aussi le relier aux différents mouvements sociaux qui ont émergé ces dernières années en France (le soulèvement populaire des Gilets jaunes, les black blocs…) réduits dans l’espace public à la seule violence de leurs actes. Mais où se trouve la véritable violence sociale, idéologique, économique ? Qui sont les dominants et les exploitants ? En parlant d’ensauvagement, je mets le doigt sur la violence structurelle et globale que nous inflige le capitalisme.
Un processus destructeur et évolutif qui, dès ses origines, s’inscrit dans une « logique d’accumulation primitive incessamment renouvelée », écrivez-vous.
— En effet. Le capitalisme est un système économique qui s’inscrit dans le temps long, avec plusieurs phases, du 16e siècle à nos jours. Il s’est ensauvagé et accéléré au fil des époques, mais cela ne veut pas dire pour autant qu’il était plus soft et plus favorable à ses débuts. A ce propos, je me méfie des discours qui regrettent ou cultivent une certaine nostalgie des premiers stades d’un capitalisme tourné vers le commerce et l’industrie, sous prétexte que ses formes nouvelles – la financiarisation du monde, la mondialisation… – seraient autrement plus destructrices.
Il est bon de rappeler que ce sont l’esclavagisme, la colonisation, le saccage des ressources naturelles et des êtres humains, qui ont accompagné, dès ses débuts, le processus d’accumulation du capital et la volonté de conquérir sans cesse des territoires et des marchés. Avec des conditions de travail et d’exploitation de la main-d’œuvre ultra-violentes et monstrueuses, tant dans les territoires coloniaux que dans les métropoles.
On est bien sûr arrivé à un stade d’expansion généralisée (sinon suprême) induisant une marchandisation du monde à l’extrême, des logiques de spéculation et de rentes, une dérégulation de l’économie, le recours massif aux crédits et à l’endettement, etc. Le processus s’est exacerbé, mais il ne faut pas oublier qu’il est intrinsèquement porteur de violences structurelles et d’injustices sociales.
Le capitalisme n’est-il pas aussi un système ambivalent ? D’un côté, il crée, innove, produit de la valeur et de la richesse, de l’autre il détruit la cohésion sociale et les écosystèmes. D’un côté, il enrichit une minorité de privilégiés, de l’autre il appauvrit les plus pauvres.
— Tout à fait. C’est ce que j’appelle ses « pulsions créatrices » ou ses « destructions créatrices ». Avec la production de biens et d’objets qui sont toxiques, superflus, insensés… ou inventés pour soi-disant enrayer le désastre en cours, alors qu’ils ne font que détruire un peu plus l’environnement, consommer des ressources en abondance. On ne compte plus les inventions en ingénierie qui permettent par exemple d’ensemencer les nuages avec de l’iodure d’argent, d’installer des milliers de miroirs dans l’atmosphère pour protéger la Terre du rayonnement… Derrière toute cette « imagination », il y a d’abord l’idée de profitabilité, de rentabilité et d’appât du gain sans aucune réflexion sur la valeur d’usage, l’intérêt public des objets produits, diffusés, marchandisés… Peu importe que ce soit un gadget ou un bien qui soulage réellement l’humanité, pourvu que ça rapporte.
On l’a très bien vu pendant la crise sanitaire avec la production de vaccins, de médicaments, de guerre des brevets… au profit des grandes sociétés privées.
« Le capitalisme vise-t-il la dignité humaine, la justice sociale, l’émancipation des individus ? Je ne le crois pas ! »
Ses défenseurs plaideront que le capitalisme a apporté le progrès, la croissance, un rehaussement du niveau de vie des populations.
— Certainement. Mais pour évaluer ses apports réels à l’humanité, je rejoins l’idée du sociologue américain Erik Olin Wright qui préconise de mesurer la réduction de la souffrance actuelle non pas par rapport à des états antérieurs du monde mais par rapport aux « états possibles » du monde. C’est l’idée très kantienne de « qu’est-ce qui nous est possible d’espérer ». Autrement dit, comment, avec le niveau de développement, de progrès qui est le nôtre, pouvons-nous construire collectivement un monde plus juste, moins violent, moins inégalitaire… Et là, on est dans une impasse.
Le capitalisme a permis d’indéniables progrès, mais à quel prix ? C’est la fameuse phrase de Voltaire dans Candide « c’est à ce prix que vous mangez du sucre en Europe » que l’on peut facilement appliquer à la modernité. « C’est à ce prix que vous vivez derrière toutes vos nouvelles technologies » : l’extraction des métaux rares, l’exploitation de la main-d’œuvre d’un bout à l’autre de la chaîne de fabrication, la quantité astronomique de déchets produits…
Le capitalisme, ce ne sont pas uniquement de belles courbes de croissance ou de PIB, c’est aussi une vision néocoloniale dans nos rapports aux pays du Sud : une redistribution déséquilibrée des richesses, un impérialisme occidental dans de nombreux coins du monde, une montée vertigineuse des inégalités, un recul de l’espérance de vie et la destruction de la biodiversité entraînant l’émergence de nouvelles épidémies, de virus, de zoonoses dont on n’a pas encore mesuré l’ampleur.
Dans votre ouvrage, vous revenez par ailleurs sur la dette des pays du Sud qui constitue une nouvelle forme « d’asservissement ».
— La dette est une forme post-coloniale de prédation. Dans les années 1980, on a mis en place un système initié par le Fonds monétaire international (FMI) qui a prêté à tour de bras aux pays du Sud et favorisé les privatisations. Aujourd’hui, les populations ont des ressources à portée de main, mais elles n’y ont pas accès. Pire : ces richesses naturelles sont pillées et exportées !
Récemment, on apprenait que la multinationale Coca-Cola s’est emparée de près de 50 % des nappes phréatiques du Mexique pour produire sa boisson phare alors que les populations locales n’ont pas accès à l’eau potable. Dans son livre passionnant Criminels climatiques, le journaliste Mickaël Correia montre par ailleurs comment cent entreprises sont responsables de 70 % des émissions globales de gaz à effet de serre et parmi elles les trois multinationales Aramco, Gazprom et China Energy. Dans tous les cas, ce sont les pays les plus pauvres qui sont les plus touchés par les crises environnementales.
L’ex-président burkinabé Thomas Sankara parlait d’« une reconquête savamment organisée ». C’est de fait une autre manière de faire plier des peuples et de les subordonner, avec de nouveaux pillages à la clé : un asservissement selon d’autres modalités. C’est la fameuse phrase de Bertolt Brecht « Pourquoi envoyer des assassins quand on peut envoyer des huissiers ? », Mais Thomas Sankara, lui, a été assassiné : il a payé pour avoir résisté.
Est-il possible, selon vous, d’intégrer des critères moraux dans le fonctionnement du capitalisme ? Autrement dit, de le rendre plus « éthique » ?
— Il ne s’agit pas d’être moralisateur, de dire le capitalisme est « bon » ou « mauvais ». Il s’agit plutôt de s’interroger sur son rapport à la dignité humaine, à la justice sociale, à l’émancipation des individus. Le capitalisme est-il porteur d’un « bien vivre », le fameux buen vivir comme l’appelle les peuples d’Amérique du Sud ? Sa manière d’organiser la production, les échanges et la redistribution des richesses est-elle organisée de manière éthique, au nom du bien commun, du respect des humains et des non-humains ou de l’épanouissement des personnes ? Non, je ne le crois pas. Ce n’est d’ailleurs pas ce qu’il recherche.
Toutefois, ce n’est pas une question individuelle, mais systémique. Il y a bien sûr de nombreux grands chefs d’entreprises, hérauts modernes du capitalisme, qui sont de très bonnes personnes et qui investissent leurs richesses dans de nobles causes. Le système est en lui-même immoral.
Aujourd’hui, le capitalisme a compris qu’il devait se montrer sous un jour meilleur face aux crises en cours, donner le change, pratiquer s’il le faut le greenwashing. Alors il exploite tous les nouveaux marchés du développement durable (recyclage, économie circulaire…) et continue de reproduire le capital. Ce qui, au final, ne fait qu’entretenir le système en utilisant des méthodes énergivores et émettrices de CO2.
Vous semblez pessimiste quant aux transformations possibles de ce système par ceux qui le dirigent ?
— L’histoire montre qu’on n’est pas parvenu à moraliser le capitalisme au cours du temps. Que ni le réformisme, ni les révolutions, ni la sociale-démocratie n’en sont venus à bout. La plupart des conquêtes sociales sont d’abord le résultat de luttes populaires et collectives. Elles ne sont pas liées à la magnanimité des possédants. Prenons le Front populaire (1936-1938) sur lequel je travaille pour l’instant. A l’époque, le patronat a lâché du lest (interdiction du travail des enfants, réduction du temps de travail…) parce qu’il avait peur des révoltes en cours, mais aussi par pur intérêt. Les gens mourraient précocement. Les femmes et les enfants se tuaient à la tâche. C’était dans l’intérêt bien compris des patrons et du capitalisme d’accorder ces avancées pour préserver les forces de travail et continuer à produire plus et mieux.
L’histoire peut-elle être inspirante pour affronter ce tournant de l’humanité où se conjuguent toutes les crises (environnementale, sociale, démocratique…) ?
— Oui, l’histoire regorge de solutions et d’expériences, de perspectives émancipatrices autour du bonheur humain, et il faut les diffuser, les raconter, les généraliser au maximum. Il y en a dans le passé, mais aussi dans le présent et dans le futur.
Je constate aussi qu’il y a une prise de conscience qui grandit petit à petit. De plus en plus de gens font désormais le lien entre le saccage de notre environnement et le capitalisme. Les lignes bougent doucement, mais cela reste insuffisant.
Personnellement, je ne peux pas me résoudre à la formule inspirée de Churchill selon laquelle le capitalisme est « le pire des systèmes à l’exception de tous les autres ». Ce n’est pas en empruntant cette voie que l’on va sauver l’humanité. Que l’on utilise le mot « communisme », « bien commun », « buen vivir »… peu importe l’appellation c’est dans de nouvelles formes d’organisations économiques, sociales et écologiques que l’on trouvera notre salut.
Dans le même temps, je reste très pessimiste au regard du temps qu’il nous reste pour agir. En face, il y a une telle puissance d’action, des moyens financiers, publicitaires, médiatiques et idéologiques considérables. Avec le risque que les gens se disent : de toute façon, le système est plus fort, on ne parviendra pas à le renverser. Après nous le déluge…
L’histoire nous démontre aussi que les transformations ne sont jamais linéaires. Elles sont toujours le fruit d’une succession de basculements, de ruptures, d’accélérations, de défaites et de victoires… De quoi garder espoir, non ?
— Très certainement, et c’est qui m’anime dans mes recherches historiques. Quand je travaille sur la Commune de Paris, sur Mai 68 ou sur le Front populaire, je découvre des pans entiers de l’histoire qui sont passionnants. Prenons la Commune (1870-1871). Au-delà des soixante-douze jours, il y a un long processus de pratiques et de solidarités populaires (coopératives, mutuelles…), d’écoles émancipées, de partage de savoir, d’associationisme, de gouvernance nouvelle, etc. Cela ne tombe pas ex nihilo. C’est un formidable vivier à l’échelle d’un territoire que l’on peut observer pendant plusieurs décennies avant 1861. A la fin, évidemment, il y a un massacre et un échec immense, qui vont mettre fin à cette longue expérience. Mais cela ne veut pas dire qu’il faut tout jeter pour autant, que du contraire.
Le Front populaire, c’est l’inverse. On a tendance à ne retenir que les souvenirs heureux : la fameuse « échappée belle ». L’augmentation des salaires, la scolarité obligatoire, la réduction du temps de travail, les congés payés… On oublie tout le reste : les grèves réprimées, les journaux censurés, les arrestations… Or, quand on se plonge dans les écrits et les correspondances de militants révolutionnaires de l’époque qui critiquaient leurs propres camarades au sein du parti socialiste et du parti communiste, on découvre de véritables visionnaires qui décrivaient les années à venir : la montée de la guerre, du fascisme, de la collaboration… Tous ces moments charnières sont passionnants à étudier pour mieux appréhender notre futur proche.
Quand on se réfère à l’histoire, y compris dans les milieux de gauche, on a parfois tendance à le faire soit de manière « mythique » ou romantique, soit de manière défaitiste ou idéologique. On ne s’appuie pas assez sur les faits concrets, les soubassements, la sédimentation temporelle, pour puiser des idées utiles pour transformer le monde aujourd’hui.
« Le capitalisme, ce n’est pas uniquement de belles courbes de croissance ou de PIB, c’est aussi une vision néocoloniale dans nos rapports aux pays du Sud »
Pour réussir ce « renversement radical », « à la racine », il est urgent, dites-vous, de sortir des « querelles de chapelles ». Pourquoi ?
— Le déclin de l’humanité est en cours. Nous n’avons plus le temps d’opposer « réforme » et « révolution », « zone d’autonomie » et « élection ». On doit jouer tous nos atouts. Il faut une mobilisation générale, peu importe les moyens et les modes d’action de celles et ceux qui misent sur les grèves, les soulèvements populaires, les ZAD, la désobéissance civile, le communalisme à l’échelle locale, les partis politiques de gauche, les partisans d’une révolution au long cours… Avec un combat commun : réduire les effets délétères du productivisme effréné et destructeur.
En parallèle, nous avons urgemment besoin de réinventer notre gouvernance en mettant en place une double démocratie à la fois élective et délibérative. A ce propos, le 19e siècle est hyper inspirant, avec des alternatives pensées, éprouvées, appliquées. D’un côté, le peuple était mobilisé dans des assemblées, des journaux, des clubs, des associations où il était souverain. De l’autre, il y avait la démocratie élective. Aujourd’hui, notre système représentatif est à bout de souffle. Le peuple se sent dépossédé des décisions, peu ou mal représenté. Et les rares initiatives comme la Convention citoyenne pour le climat sont détournées de leur esprit initial alors qu’elles sont porteuses de changement. Des citoyens « ordinaires » tirés au sort, qui s’organisent, réfléchissent, se documentent ensemble, nourris par des spécialistes d’une question, démontrent leur capacité collective à élaborer des idées et des mesures audacieuses, fortes, voire même impopulaires : réduire la vitesse sur les autoroutes, fixer une limite à la consommation d’internet, limiter les voyages en avion…
Il ne s’agit pas de décisions prises de manière verticale, autoritaire et centralisée. Elles s’appuient sur l’auto-organisation, une prise de décision validée collectivement au nom du bien commun. Tout l’inverse de ce que l’on a fait durant la crise sanitaire : des mesures prises de manière arbitraire, sans concertation ni débats scientifiques, qui engendrent de fortes frustrations et oppositions.
Cet hiver, on risque d’être confronté à des pénuries en matière d’énergie et la question va se reposer. Comment va-t-on procéder pour réduire collectivement notre consommation et appliquer des mesures qui sont justes socialement ?
Vous terminez votre ouvrage en liant les luttes sociales et la quête du bonheur. Les deux étant étroitement liés.
— En effet. Cette question du bonheur m’anime en tant qu’historienne et j’envisage d’ailleurs de plancher sur une histoire politique du bonheur, un angle mort de la recherche. On envisage souvent les événements sous un angle économique, politique, social, idéologique… sans forcément s’interroger sur ce que procure l’émancipation en termes de joies individuelles et collectives, d’affects. Qu’est-ce qu’on éprouve, qu’est-ce que ça mobilise quand on a le sentiment de « faire l’histoire » ?
Derrière l’idée de bonheur, il y a la nécessité d’ajuster notre conscience à notre existence, de cultiver notre droit à la beauté, de retrouver du temps pour mener une vie accomplie. Toutes ces choses qui sont aux antipodes de ce capitalisme sauvage et prédateur qui nous vend du rêve, des addictions et des artifices. — Propos recueillis par Hugues Dorzée
Bio express
Ludivine Bantigny est historienne, maîtresse de conférences à l’Université de Rouen. Elle travaille sur l’histoire des mouvements sociaux et des engagements politiques. Elle s’intéresse aussi aux liens possibles entre histoire, littérature et psychanalyse, ainsi qu’à l’histoire des rapports au temps. Parmi ses publications figurent 1968, de grands soirs en petits matins (Seuil, 2018), La France à l’heure du monde. De 1981 à nos jours (Seuil, 2019), Révolution (Anamosa, 2019) et L’Œuvre du temps. Mémoire, histoire (Editions de La Sorbonne, 2019).