Marcela se lève à 4h20 du matin. Elle prépare à manger pour elle, son mari et ses enfants, avant de les conduire à l’école et de prendre le train vers Louvain. Ou Tervuren. Ou Wavre, tout dépend de son lieu de travail du jour. Là-bas, elle nettoie pendant quatre à cinq heures le foyer de ses patrons. « D’abord, je dois me déchausser devant la porte, parce que je ne peux pas entrer dans la maison avec mes chaussures », explique-t-elle. Elle doit ensuite ranger, prendre les poussières, aspirer, nettoyer le sol, les toilettes, la salle de bains, puis l’étage, quand il n’y en a qu’un. Parfois, le repassage et la cuisine. « Je cours tout le temps. »
Quand Marcela a terminé l’ensemble de ses tâches, elle reprend la route vers une deuxième habitation. La jeune femme gagne environ 550 euros par mois, quand elle travaille six jours sur sept. Le septième jour, c’est sa maison qu’elle nettoie. On la paie toujours en cash, elle n’a pas de contrat, et trouve ses clients grâce au bouche-à-oreille.
Marcela fait partie de ces milliers de personnes en séjour irrégulier qui alimentent l’économie informelle ou souterraine. Parmi celles-ci, on compte de nombreuses femmes, dont une vingtaine sont membres de la Ligue des travailleur·ses domestiques sans papiers de la CSC (Confédération des Syndicats Chrétiens), un sous-groupe syndical spécifique lancé en 2019. Marcela l’a rejoint il y a un mois.
Infirmière spécialisée en radiologie, elle a accepté ce boulot de nettoyage dès son arrivée en Belgique, il y a quatre ans. « Si j’avais des papiers, je ne le ferais pas. Mais je n’ai pas le choix, si je ne travaille pas, nous ne pouvons pas vivre », nous confie la jeune femme. Avec sa famille, elle a fui le Salvador et les menaces de mort. « Une histoire de gang » résume-t-elle. L’Etat belge a déjà refusé à deux reprises leur demande d’asile. Son mari travaille dans la construction, un secteur qui, comme ceux du nettoyage et de l’horeca, a massivement recours aux personnes sans papiers.
Précarité et corps usé
Le travail domestique recouvre une série de tâches manuelles effectuées au sein d’un foyer et au service d’un particulier : le nettoyage, la cuisine, le repassage, la garde d’enfants, l’aide aux personnes âgées… Ces travailleuses s’occupent en moyenne d’une à trois maisons par jour, pendant quatre à six heures chacune, sans compter le temps du trajet. Le plus souvent, elles sont seules, ce qui contribue à leur isolement social. Leur rémunération ? Entre six et quinze euros de l’heure, maximum. « Ça dépend des patrons. Souvent, ils ne paient pas beaucoup, mais c’est déjà mieux que rien », se désole Ching.
Cette Philippine presque sexagénaire travaille depuis l’âge de 13 ans, et se rêve juriste depuis la petite enfance. Elle a été vendeuse, plongeuse aux Philippines, interprète, coiffeuse et couturière à Taïwan, puis, cueilleuse de tomates et de champignons en Pologne. Du travail forcé. « On nous exploitait. J’ai vécu moi aussi de près ce qu’on appelle la traite des êtres humains. » Il y a treize ans, elle est arrivée en Belgique et n’a guère eu le choix. « Le travail domestique, c’est le seul job qu’il y a pour nous ici ». Un boulot fastidieux et éreintant : « Le matin, j’ai mal aux mains, elles sont gonflées. J’ai mal aux genoux aussi, parce que je deviens vieille. Mais je fais encore de la couture. J’ai cousu plein de masques pendant la pandémie ! », nous confie-t-elle fièrement.
« Quand je nettoie les toilettes, j’ai les yeux qui pleurent et parfois le nez qui saigne
tant les produits sont agressifs » – Marcela, travailleuse domestique sans papiers
Nina confirme ces conditions de travail pénibles et l’absence de protection sociale : « Je suis debout toute la journée, je ne prends jamais de pause. Le soir, j’ai mal à la tête, au dos, à l’épaule, aux pieds ! », raconte cette jeune équatorienne de 26 ans.
Les maladies professionnelles, encore peu reconnues comme telles, sont plus que courantes dans le secteur du nettoyage. Syndrome du canal carpien, tendinites, lumbagos… Autant de troubles musculosquelettiques causés par un rythme de travail tendu, la fatigue accumulée, des mouvements répétitifs, des postures prolongées et du matériel souvent inadapté. « Je me suis fait opérer du coude, mon bras avait doublé de volume à cause du repassage intensif », explique Ching, en montrant du doigt les stigmates de son opération.
« Mon corps a changé, abonde pour sa part Marcela. Je ne reconnais plus mes mains. J’ai perdu une partie de mon odorat. Quand je nettoie les toilettes, j’ai les yeux qui pleurent et parfois le nez qui saigne tant les produits sont agressifs. » En effet, les produits d’entretien contiennent des substances chimiques tantôt irritantes, tantôt neurotoxiques, voire cancérigènes. L’utilisation cumulative et répétée de ces substances peut provoquer des maladies respiratoires, des problèmes cutanés, oculaires et parfois même intestinaux. Bien souvent, les employeurs ne mettent pas de matériel de protection à disposition des travailleuses. Alors, Marcela achète elle-même ses masques et ses gants…
À cela s’ajoutent les violences morale, physique ou sexuelle générées par les patrons. « Un jour, au travail, le grand-père est venu, et comme je n’avais pas déjeuné, il m’a invitée à manger des tapas avec eux. Mais mon patron m’a dit “non, tu ne manges pas”. Je n’ai même pas pu parler, raconte Marcela avec émotion. Je m’occupais de leur bébé tous les jours, et il me traitait comme une moins que rien ! »
Nettoyer est un métier pénible, en grande partie lié aux mauvaises conditions de travail. Lorsqu’on est sans papier, c’est encore pire : ces travailleuses ne bénéficient ni de la sécurité sociale, ni du système de pension, ni de protection juridique face aux abus de leurs employeurs. « Mais on n’a pas le choix : si on ne travaille pas, on n’a pas d’argent et pas de quoi manger », résume Ching.
Vivre et travailler illégalement plonge la plupart de ces femmes dans un état de stress constant. « J’ai tout le temps peur de la police », confie Nina. Sa collègue Marcela vit, elle aussi, avec la crainte d’une expulsion. « Dans mon pays, les gangsters nous cherchent encore. Ils ont tué la sœur de mon mari car elle refusait de dire où nous étions. Ils ont aussi menacé ma sœur. Je veux juste une vie normale, surtout pour mes enfants. Parfois, je perds espoir, mais la Ligue me donne de la force. Il y a ce slogan “nadie es ilegal”. Ce serait bien que l’on en fasse une réalité. Que personne, réellement, ne soit illégal. »
Des témoignages qui font écho au constat d’Eva Jimenes Lamas, responsable syndicale à la CSC Bruxelles du groupe des travailleurs migrants avec et sans papiers, et de la lutte contre le racisme : « Les maladies mentales sont en hausse parmi les personnes sans papiers. Quand on vit dans l’illégalité depuis tant d’années, on est obligé de mettre une grande partie de son existence sur pause, d’être sans cesse sur le qui-vive, d’évoluer dans un état de survie permanente. »
Tous les lundis matin, la syndicaliste Eva Jimenes Lamas tient une permanence juridique à la CSC où elle tente de trouver des pistes de solutions. « Je suis toujours sincère avec chacune et chacun : je ne peux pas faire de miracles ! » Chaque cas est forcément spécifique et les procédures d’obtention des papiers sont complexes et peu lisibles.
Souvent, les personnes ne connaissent pas ou mal leurs droits. À cela s’ajoutent la méconnaissance de la législation belge et européenne et la barrière de la langue. Démunies, les personnes sans papiers sont très vulnérables. De frêles oiseaux pour le chat. « Je lui ai donné 3 000 euros et il n’a rien fait. Une assistante sociale m’a dit d’arrêter de le payer car il arnaquait les gens », illustre ainsi Nina, qui a eu affaire à un avocat véreux dès son arrivée en Belgique.
« Plus je travaille sur ces questions, plus je vois le continuum entre l’exploitation économique, patriarcale et colonialiste de ces femmes qui travaillent dans le care »
– Magali Verdier, coordinatrice de la Ligue des travailleur·ses domestiques
Ce n’est pas un hasard si la grande majorité des travailleuses domestiques sont des femmes. En effet, le travail du soin est fortement marqué par une division genrée, avec une dévalorisation importante à la clé. « Plus je travaille sur ces questions, plus je vois le continuum entre l’exploitation économique, patriarcale et colonialiste de ces femmes qui travaillent dans le soin au sens large. Parce que le soin a toujours été assumé “naturellement” et gratuitement par les femmes », constate Magali Verdier, formatrice au sein du Mouvement ouvrier chrétien (MOC), qui coordonne la Ligue depuis ses débuts.
À cette division genrée s’ajoute la division raciale : la majorité du travail du care est assuré par des femmes migrantes et racisées. En interne, on observe aussi une ethno-stratification du marché. Ainsi, les femmes asiatiques et latinas prédominent dans le secteur du travail domestique.
« Les Philippines ont plus de travail, parce qu’elles sont anglophones, catholiques et perçues par les patrons comme étant soumises, obéissantes et travailleuses. Les femmes noires sont victimes du racisme, ont moins de travail et sont moins bien payées. Elles sont plus présentes dans le soin médical et le soin aux personnes âgées. Parce que c’est le travail le plus dur et le plus dégradant », complète Magali Verdier.
Si les travailleuses domestiques sans papiers sont bien conscientes de l’exploitation, des mauvaises conditions de travail et des violences qu’elles subissent, elles ne tiennent pas leurs patrons pour responsables. Au contraire, elles leur sont plutôt reconnaissantes. « Tous mes patrons sont bons avec moi », assure Ching, avant d’avouer que l’un d’eux ne lui payait pas complètement ses heures.
C’est là toute l’ambivalence des travailleuses domestiques. « Elles ménagent la chèvre et le chou. Elles doivent sans cesse temporiser et ne peuvent pas s’opposer frontalement à leurs patrons parce qu’elles en sont trop dépendantes, constate la formatrice du MOC. Il y a souvent un rapport affectif avec ces familles. Elles évoluent dans une zone grise. »
Un ovni syndical
Pour les travailleuses domestiques de la Ligue, une chose est claire : c’est le manque de statut qui rend leur vie difficile, non pas leurs patrons. Les responsabilités sont avant tout politiques. « Le gouvernement est aveugle, il ne voit pas combien nous travaillons durement !, s’énerve Ching. Il faut leur dire que nous voulons juste travailler et payer des taxes. »
La Ligue doit donc déployer une stratégie syndicale spécifique : « On ne peut pas travailler comme les syndicats le font d’habitude, poursuit Magali Verdier. Tout d’abord, parce qu’il n’y a pas de centrale professionnelle pour les travailleuses domestiques et qu’elles effectuent des tâches très différentes. Par ailleurs, ces femmes sont éparpillées dans différents lieux de travail. Ce n’est pas comme dans un hôtel ou une usine, où les employées sont rassemblées au même endroit face à un même patron. »
À la CSC, comme à la FGTB, il existe bien des groupes syndicaux pour les travailleurs migrants sans papiers, mais pas de collectif spécifique pour les femmes. « On s’est rendu compte qu’elles avaient besoin d’un espace en non-mixité pour se retrouver autour d’autres modes d’action et échapper aussi à la domination masculine », explique Eva Jimenes Lamas.
Dès 2019, la Ligue a donc vu le jour. Sa mission ? Rassembler les travailleuses domestiques et lutter pour de meilleures conditions de travail et de vie. Pour recruter ses membres, Magali Verdier a commencé par placarder une petite annonce en face d’un hôtel bruxellois. « Une personne a repéré l’appel et m’a contactée. On a commencé avec un petit groupe de cinq, six personnes dans une cuisine. Ching en faisait déjà partie. Ensuite, on est allées manifester une première fois, à l’occasion du 1er mai. Ensuite, via les réseaux sans papiers, d’autres femmes nous ont rejointes, et la Ligue est née. »
Si le groupe est très volatile, son noyau central, lui, est solide. Pas simple, en effet, de rassembler les travailleuses : il faut composer avec leurs horaires lourds et flexibles, leur fatigue récurrente, les problèmes de traduction. « Nos réunions, c’est une véritable Tour de Babel !, sourit la coordinatrice. On trouve des interprètes bénévoles et on bricole. »
Qu’importe les différences culturelles, les membres de la Ligue y ont trouvé un espace sûr, où elles peuvent créer du lien et briser leur isolement. « J’ai découvert que je n’étais pas seule, qu’il y en avait d’autres comme moi. Ensemble, on se sent plus fortes. On est devenues amies. Et j’adore crier en manif ! », confie Nina en riant.
Depuis sa création, la Ligue bouillonne : ses membres sont présentes aux grandes manifestations du 1er mai, du 25 novembre, du 8 mars… Elles y scandent fièrement leur slogan phare : « Vos toilettes propres, nos propres papiers ! »
Pour visibiliser l’invisible, la Ligue utilise un outil auquel les syndicats ne sont pas habitués : l’art. C’était le cas le 16 juin 2022, lors de la Journée internationale du travail domestique où elles ont eu recours au théâtre-fiction pour organiser un Parlement alternatif sur la place du Luxembourg, à Bruxelles, en face du Parlement européen. Une grève historique, et une action hautement symbolique, qui a mis la Ligue à l’agenda politique.
Depuis, pas à pas, le collectif structure son action, entre interventions artistiques et plaidoyer juridique. « On cherche les failles dans la législation, les erreurs politiques, la mauvaise application des directives européennes… » Ensemble, elles ont écrit une motion, que la Ligue a déposée au Parlement bruxellois en novembre dernier. Le texte met en lumière les manquements de l’Etat belge concernant la convention n°189 de l’Organisation Internationale du Travail et la convention d’Istanbul sur les violences faites aux femmes.
Leur motion porte trois revendications claires : l’accès légal à un permis de travail, la protection des plaignantes contre les patrons abuseurs, et l’accès aux formations professionnelles. Le 26 avril dernier, la Ligue a été auditionnée à la Commission des affaires économiques et de l’emploi du Parlement bruxellois pour y présenter son plaidoyer.
Les travailleuses domestiques « cochent toutes les cases, conclut Eva Jimenes Lamas. Elles subissent le sexisme, le racisme, l’exploitation capitaliste… Elles sont à la marge de la marge. On essaie de ramener cette marge au centre et, ainsi, conscientiser un maximum de monde à leur cause. »
— Juliette Cordemans (stag.)
Certains prénoms ont été modifiés pour préserver l’anonymat des travailleuses interviewées.