L’aide alimentaire concernerait 600 000 personnes en Belgique. Le Covid n’a fait que renforcer leur nombre, mais les a aussi rendues visibles.
Les invendus à l’aide (alimentaire)

L’aide alimentaire concernerait 600 000 personnes en Belgique. Le Covid n’a fait que renforcer leur nombre, mais les a aussi rendues visibles.
Ce dossier a été publié dans notre n°148, à l’hiver 2022.
L’aide alimentaire concernerait 600 000 personnes en Belgique. La crise du Covid n’a fait que renforcer leur nombre, mais les a aussi rendues visibles, obligées de faire la file dans la rue. Derrière les comptoirs des associations, ce sont des milliers de bénévoles ou salariés des services sociaux qui se démènent chaque jour pour récolter toujours plus de vivres – pour beaucoup des invendus de l’industrie agroalimentaire, de la grande distribution ou de petits commerces. Un système qui tourne à plein régime.
Marché matinal de Bruxelles. Dans le hall G, en face de la cafeteria, quelques volées d’escaliers mènent à une longue mezzanine. Des caisses en plastique vert s’empilent, pleines de salades, d’autres débordent de brocolis ou de courges. Bouba, Ahmed et les autres sont déjà affairés. Il faut compter, trier, enlever les quelques légumes en trop mauvais état qui se cachent ça et là. Christine, elle, commence sa tournée. « Je suis la fille de l’équipe, très sociable, c’est parfois plus facile de négocier. » De commerçant en commerçant, elle interpelle : « Vous avez des choses à me donner aujourd’hui ? » Une palette de mélange ici, quelques caisses de tomates par là, des mangues en bon état. Une caisse de choux-fleurs glisse sur le sol : les feuilles sont jaunies, mais les choux nickels. Elle ausculte rapidement les palettes, refuse les offres trop abîmées. Des cagettes de raisins inutilisables, des cartons pleins de trompettes de la mort malheureusement bonnes pour le compost… « C’est un grossiste qui travaille avec les restaurants gastronomiques, sourit Christine, je suis contente d’avoir réussi à le convaincre, il a souvent de très beaux produits. »
Ce sont ainsi entre 40 et 60 tonnes de légumes et de fruits qui, au lieu de partir à la poubelle, sont récupérées chaque mois par Dream (Distribution et Récupération d’Excédents Alimentaires à Mabru). Financé par le CPAS bruxellois, le service est un projet d’insertion par le travail. Grâce à ses collectes en grandes quantités, l’opération permet à une septantaine d’associations actives dans l’aide alimentaire de se fournir gratuitement en produits frais. « Nos dons sont composés de 80 à 90 % de légumes, nous sommes l’une des rares plateformes à en donner autant, remarque Esteban Jaime Tornin, responsable de Dream. En plus du marché matinal, nous avons aussi accès une fois par semaine à la criée de BelOrta, à Sint-Katelijn-Waver, pour récupérer des surplus des producteurs. Mon job, c’est de trouver de nouveaux fournisseurs. Nous avons perdu Colruyt, qui a décidé de ne plus travailler qu’avec les Banques alimentaires, nous tentons une expérience pilote sur les produits surgelés avec Carrefour. On collabore aussi avec un traiteur, Grains Noirs, les sandwichs ou plats préparés frais c’est important pour les personnes qui n’ont pas accès à une cuisine… Il faut chercher sans arrêt, et le Covid a interrompu pas mal de coopérations. »
Un appel de la Croix-Rouge : ils ont récupéré trop de lait, dont la date limite de consommation est dans quatre jours… Esteban en accepte six cents litres.
Tous les produits récoltés sont encodés dans le système de la Bourse aux dons, une plateforme informatique qui centralise les offres de nombreux donateurs. Dès le clic sur le bouton « envoyer », les associations réagissent et transmettent leur liste de commande. « On a oublié de mettre les litres de lait ! » En deux minutes, la moitié a déjà trouvé preneur. Pour permettre au plus grand nombre de recevoir une part de la récolte du jour, les quantités sont limitées. « Je préfère que trente assos’ aient droit à une caisse plutôt que quinze à deux », argumente Esteban. L’équipe prépare les commandes sur des palettes, les chauffeurs des associations commencent peu à peu à arriver. Celui de l’Aseb (l’Association pour la solidarité étudiante en Belgique) est le premier. Il vient pour alimenter les différentes épiceries solidaires destinées aux étudiants. « Leur précarité est parfois folle. Certains sans l’épicerie ne mangeraient jamais que des tartines… » Redouane le suit dans le monte-charge. Lui vient du centre de Bruxelles, où son association Chicago Back distribue entre autres chaque mercredi 700 repas à la mosquée, et chaque soir 200 dans le parc Maximilien auprès des migrants en transit… « L’association est née pendant le confinement, mais à force de voir les gens, dont beaucoup de mamans seules avec leurs enfants, des liens se créent, alors on a continué. » Dans sa camionnette, il y a des caisses de bananes. Elles viennent de la Banque alimentaire. Chaque collectif a son réseau et trouve ses sources d’approvisionnement à divers endroits. « On récupère aussi des invendus auprès des commerçants du quartier », ajoute Redouane.
Centre de distribution alimentaire gratuite, Uccle. Derrière la grande porte d’un garage attenant aux locaux du CPAS, quelques personnes attendent leur tour en ligne. Un jeune homme présente une petite carte à Franck, préposé à la distribution. « Elle est jaune, c’est pour les jours pairs, vous devez revenir demain. » Pour répartir les bénéficiaires de l’aide alimentaire – quelques 150 familles quotidiennement – des cartes pour les jours pairs et d’autres pour les impairs ont été créées. « Je peux aussi y voir la taille du ménage », dit Franck. Et déterminer ainsi si on propose un peu plus dans le colis.
A la naissance du CDAG, en 2011, l’objectif était de lutter contre le gaspillage, tout en donnant ainsi aux bénéficiaires du CPAS « les moyens d’accéder à une alimentation plus saine et équilibrée, raconte Alain Cochez, son responsable. Parce que les produits du FEAD [Fonds européen d’aide aux plus démunis, qui finance des achats d’aliments non périssables ou en conserve dans les pays de l’Union] c’est bien mais ça ne nourrit pas… » Il a donc démarché commerçants et grandes surfaces de la commune et conclu un partenariat avec le groupe Delhaize pour avoir la priorité sur certains magasins. Alain passe aussi à la Banque alimentaire et à la criée de Sint-Katelijn-Waver. « Là on emporte une tonne ou une tonne et demie de légumes chaque semaine. Comme ils sont au tout début de la chaîne de distribution, leurs invendus sont très beaux ! Ils jettent malgré tout encore des quantités étonnantes – les dons sont réglementés, ils ne peuvent pas en distribuer davantage. »
Dans les réserves, les congélateurs sont aujourd’hui pleins de pilons de poulet. Une aubaine, car les protéines animales sont les invendus les plus rares. Une promotion qui a manqué de succès, une gestion de stock un peu hasardeuse, une fois arrivés à la date limite de consommation les produits sont donnés. Ne pouvant être ici distribués le soir même, ils sont congelés à cœur, au moins 48 heures. « Il faut encore mettre une étiquette dessus, pour signaler quand ils ont été congelés, avant de les proposer à la distribution. »
Dans un carton, des dizaines de bouteilles de purée de tomate attendent d’être lavées : il y a visiblement eu de la casse et de la purée répandue. « Si on nous donne, on prend. Et dans l’ensemble, ça se passe bien – on a parfois dû faire comprendre que nous ne servions pas de poubelle, reconnaît le responsable du CDAG, ou arrêter une collaboration, mais globalement ça va. Les magasins ne doivent plus gérer la logistique des invendus, ça les arrange bien. Et c’est à présent entré dans les mœurs, puis il y va sans doute de leur image de marque. »
Les acteurs sont de plus en plus nombreux dans ce secteur de la récupération des invendus. En Région bruxelloise, la Fédération des services sociaux a répertorié plus d’une centaine d’initiatives actives dans l’aide alimentaire, près d’un demi-millier en Wallonie. D’autres acteurs, non enregistrés, s’y ajoutent encore. Et si tous n’ont pas recours aux invendus, c’est tout de même le cas de la majorité d’entre eux. « Il y a une forme de concurrence, constate Alain Cochez, et c’est un peu le commerçant qui décide. Nous avons l’avantage d’être liés à un CPAS important, avec deux camionnettes, du personnel… » Les très grandes surfaces préfèrent alors ne pas prendre le risque d’une plus petite association qui tourne avec des bénévoles, pas systématiquement disponibles. Pour contrer ce biais et avoir plus de poids au niveau des commerçants comme des autorités, un réseau d’antennes logistiques locales – dont le CDAG est le représentant au sud de la capitale – s’est ainsi constitué. Le réseau Logistique collaborative (Loco) permet de mutualiser les forces, les moyens de transport ou les espaces de stockage. Et de se répartir les trouvailles trop volumineuses… comme les hectolitres de lait de la Croix-Rouge ce matin-là.
L’envie du CDAG était de fonctionner plutôt comme un magasin, en laissant aux personnes le choix de ce qu’elles désirent emporter, plutôt que le classique colis au contenu imposé. « Les colis, c’est très impersonnel, estime Alain Cochez. Il y a deux façons de penser : soit ‘‘ils n’ont qu’à prendre ce qu’on leur donne et c’est tout’’, soit ‘‘ce n’est pas parce que ça leur est donné qu’ils doivent tout prendre – y compris ce dont ils n’ont pas envie’’. »Avant l’irruption du Covid, les personnes se servaient dans des rayons. « Cela donnait moins l’impression de venir chercher une aide alimentaire… »
C’est à présent un système un peu hybride qui est mis en place : derrière son comptoir, Mohammed dresse à chacun la liste de ce qu’il peut prendre. Et certains ressortent parfois avec pas grand-chose…
Espace Libellule à Etterbeek. Madame Hassan vient ici une fois par semaine. « Je fais 80 % de mes courses ici, pour moi, mes deux fils encore à la maison, et mes deux petits-fils qui sont là quinze jours par mois. Il n’y a pas de viande halal, je dois l’acheter ailleurs, mais du coup quand il y a du poisson ils m’en donnent. » Les invendus répondant à des prescriptions religieuses ne sont pas très courants – poissons et crustacés sont ainsi souvent distribués en priorité aux musulmans, histoire de leur offrir un peu de protéines animales.
Ramos vient d’arriver avec les légumes récupérés au marché matinal. Ils sont rapidement répartis dans des caisses, qui seront proposées aux bénéficiaires. Ils sont une soixantaine à passer chaque jour, leur carte d’accès reçue après l’examen de leur situation et l’accord du CPAS. « Nous avons aussi des ‘‘colis d’urgence’’ pour ceux qui ne sont pas encore dans le système ou des sans-papiers, explique Simon Delvax, le coordinateur. Cela commence à se tasser, mais avec la crise du Covid les demandes ont augmenté d’un quart… »
Même s’il y fait un peu froid ce matin-là – ce n’est pas plus mal pour la conservation des légumes – l’espace Libellule ressemble assez à une boutique classique. Derrière un comptoir fait de caisses, Olivier propose à Elisabeth, une retraitée qui passe chaque semaine, les produits du Fonds européen (strictement comptabilisés par personne et par an). Rowaisah s’occupe de ceux récupérés dans des supermarchés du quartier, et puis des légumes – en provenance de Mabru, de la criée de BelOrta ou d’un projet de formation au maraîchage bio de la commune. « Ça me suffit pour la semaine, témoigne la pensionnée. Le matin du café avec des biscuits, le soir des corn-flakes, et à midi différents légumes – je les stocke sur mon balcon. »
« Les produits sont rationnés, pour que même le dernier ait encore de tout, précise Simon Delvax. Cela nécessite pas mal de personnel, une vingtaine de bénévoles – des retraités, des (anciens) bénéficiaires – nous donnent un coup de main. » D’autres rayons proposent aussi des produits à la vente, à très bas prix, façon épicerie sociale. « Plus les invendus sont nombreux, moins les gens doivent acheter, mais certains articles ne sont pas disponibles dans les récupérations, cela permet de compléter la gamme. »
« Vous n’avez pas des bonbons pour mes petits-enfants ? »,demande Madame Hassan. Olivier lui propose des chocolats. « On est bien gâtés ici », sourit la grand-mère, qui cuisine parfois pour toute l’équipe. « Avant le Covid, nous servions le café avec un croissant, raconte le coordinateur, les gens se retrouvaient ici, pensionnés, familles marocaines, quelques étudiants… Pour certains c’est le moment de socialisation de la semaine. Tous les mardis, un monsieur vient ainsi passer la journée ici, pour papoter. » Aujourd’hui, pas plus de deux clients à la fois dans l’épicerie et tous doivent attendre en file à l’extérieur. « Mais nos ateliers de cuisine ont été maintenus, et nous allons reprendre ceux de couture et de tricot. »
Dépôt de la Banque alimentaire du Brabant. Des chocolats, il y en a par palettes entières dans ce gigantesque bâtiment de l’un des acteurs historique et majeur de l’aide alimentaire. C’est ici que sont stockés les pâtes, riz, raviolis, petits pois et carottes en conserves ou bocaux de confiture du FEAD, produits frais venus des dépôts centraux de Delhaize ou Colruyt, de la criée de Sint-Katelijn-Waver (encore!), ou ponctuellement de producteurs de chocolats, gaufres, hamburgers ou autre. Deux camions tournent ainsi toute la journée pour la « ramasse ». Les palettes du jour sont disposées près des quais de chargement : le ballet des camionnettes, voitures et transpalettes va bientôt commencer. « Nous fournissons cent trente associations, quelque trente mille personnes, compte Pierre Labouverie, administrateur délégué de l’antenne brabançonne. Nous redistribuons immédiatement les invendus que nous recevons. Ce sont les très grandes quantités d’un même produit qui sont les plus difficiles à gérer : nous avons récemment reçu quinze palettes de hamburgers, à consommer très rapidement, ce n’est pas toujours facile à écouler… » Jean, un retraité pour le moins actif, vient tous les matins de Couillet pour donner un coup de main. « Je préfère ça que de rester chez moi à ne rien faire, ici l’ambiance est bonne ! » Il répartit avec ses collègues boîtes de houmous, sachets de carottes râpées, poivrons, choux de Bruxelles, américain préparé ou bananes. « On essaye de ne pas faire de jaloux, explique Karim. Il faut être rapide et efficace, sinon on y passe la journée. » Chaque association fait selon ses moyens – un chauffeur professionnel et une camionnette chez les uns, un bénévole et sa voiture chez les autres. L’un d’entre eux n’a pas de caisses pour transvaser les produits, et bourre en vrac son coffre de boudins aux fines herbes, tranches de jambon et hamburgers… Il n’y a pas ou peu de musulmans bénéficiaires dans son association, il se retrouve chargé d’écouler la charcuterie.
Permanence Vincent de Paul de Lessines. Anny et Yvan attendent le retour de la camionnette, partie pour son troisième aller-retour à la Banque alimentaire. La distribution d’une centaine de colis aura lieu vendredi, il faut tout préparer. Enzo, Anja, Benny et Henri arrivent avec le dernier chargement. Une chaîne s’organise. « Moi cela m’aide d’être utile ici », constate Enzo, bénévole et bénéficiaire comme ses compagnons. Les produits secs sont rangés sur de grandes étagères, avec ses marques inconnues venues du FEAD, mais aussi boîtes de Kellogg’s en tous genres ou chocolats « Kinder Happy moments ». « Leur date ‘‘à consommer de préférence avant le…’’ est dépassée, remarque Anny. On peut toujours les manger, mais je n’aime quand même pas donner ça… » Les produits « frais », récoltés chaque jour au Delhaize, Colruyt ou Aldi et surgelés, sont dans les congélateurs, pâte à pizza, jambon, margarine, plats préparés – « beaucoup de végétariens » – munis d’une petite étiquette blanche : « Consommation immédiate après décongélation. Congelé le jour de la date limite de consommation. »
Les colis sont préparés dans une caisse que les bénéficiaires transvasent dans leur sac ou caddie. « Moi je les prépare un à un, explique la bénévole, comme ça le suivant ne voit pas ce que l’autre a reçu. On essaye de mettre un peu la même chose à tous, selon le nombre de personnes dans la famille… Elles sont plus de 250 à venir ici, une semaine sur deux, et il y a tout le temps de nouvelles inscriptions. Pour le moment c’est notamment à cause de l’augmentation du gaz et de l’électricité. » Tout est en ordre, Anny ferme le local. Ce soir, comme tous les soirs de la semaine, c’est la « ramasse ». Ce n’est pas elle qui s’en occupe, elle reviendra demain. — L.d.H.