C’était il y a onze ans. Un jeune flamand aux longs cheveux noirs commençait à faire parler de lui. Son nom : Amor Mistiaen. Du haut de sa vingtaine d’années, ce féru de deux roues décide seul de lancer le premier service de réparation de vélos à domicile de Bruxelles : Velofixer.
« Après ça, j’ai ouvert un petit magasin, raconte-t-il, et il y a cinq ans, j’ai eu l’opportunité d’acheter les anciens locaux d’une banque ING, Boulevard Anspach. Des locaux plus grands, où je pouvais vendre, stocker et réparer plus de vélos. C’était très important car je sentais que le marché était en train de grandir. »
Amor confirme une tendance claire : depuis quelques années, le vélo a le vent en poupe. « Pour plusieurs raisons, analyse Jean-Philippe Gerkens, gérant des magasins Morning Cycles. D’abord, pour des raisons environnementales, de santé, pratiques ou même financières, beaucoup de gens ne veulent plus de voiture. Ensuite, la pratique du vélo commence à être institutionnalisée avec les plans de réaménagement des villes et les aides financières à la mobilité douce. Et puis, on voit bien que la vision du cycliste change. Maintenant, avoir un bon vélo c’est devenu prestigieux. En plus l’arrivée de l’électrique permet d’attirer ceux qui ont plus de difficultés ou moins envie de fournir un effort. » Voilà donc quelque temps que la demande augmente « mais de manière raisonnable », continue le vélociste. Et puis la Covid est venue tout bousculer.
En mars 2020, les vélocistes (le nom donné aux magasins experts en vélos) gardent porte close, à moins d’une réparation essentielle à faire.
« C’est tombé pile lorsque débutait le printemps qui correspond au pic de vente, explique Guy Crab, consultant pour la Fédération Traxio Vélo. On a eu peur que la pandémie fasse chuter la demande. » En réalité, c’est tout l’inverse qui se produit. Le 11 mai, lorsque le gouvernement siffle la fin du premier confinement, les Belges se ruent sur les bicyclettes. « Les loisirs étaient réduits à leur plus simple expression, insiste le consultant. Alors, pour faire un peu de sport ou simplement prendre l’air tout en évitant le risque de contamination, le vélo c’était parfait. »
Ainsi, devant les magasins, les files s’allongent. « Je n’avais jamais vu ça, raconte Amor Mistiaen. Chaque personne qui entrait chez moi pour acheter ressortait avec un vélo. » « Parfois on disait aux clients : ce vélo n’est pas adapté à votre taille et à votre pratique. On nous répondait : ce n’est pas grave, je le prends quand même », ajoute Jean-Philippe Gerkens. Pendant plusieurs semaines, tous les modèles sortent des rayons. Sur une courte période, certains vélocistes enregistrent une progression de leurs ventes de… 300 %.
Malgré cet engouement, les ventes de vélos sur l’année n’augmentent que très légèrement : + 4 % pour presque 600 000 vélos vendus. En cause, l’épuisement rapide des stocks et la difficulté – voire l’impossibilité – de réapprovisionner. « Quand on a vu que nos stocks se vidaient, on a essayé de commander tout ce que l’on pouvait, se souvient Amor Mistiaen. Mais bien souvent, les vélos n’arrivaient pas. » Car, dans le même temps, les fabricants ne suivent pas la cadence. « Il faut savoir que nous n’avons que très peu de producteurs de vélos ou de pièces en Belgique, rappelle Guy Crab. Tous les éléments de nos engins proviennent principalement d’Asie et très un peu d’Europe. » Problème : certains ports sont bloqués et les producteurs asiatiques ont réduit leurs activités jusqu’à fin 2022, mettant à mal la chaîne de valeur.
Ainsi, la gestion des réserves a dû évoluer. « Avant la pandémie, environ 50 % des vélos que l’on vendait c’était du stock. On les pré-commandait en fin de saison, aux alentours de septembre pour les recevoir en mars, détaille Jean-Philippe Gerkens. Pour les 50 % restants, on commandait au compte-goutte en fonction des demandes. » Mais au vu de l’allongement des délais de livraison et d’une prévision de croissance, tout change. Sur demande des marques ou par choix, les vélocistes doivent désormais commander en une fois et stocker la quasi-totalité des vélos qu’ils veulent vendre. Beaucoup sont confrontés à un manque. « Pour ma part, je n’ai pas les moyens de louer un local, explique Amor. Je venais juste d’acheter un appartement avec ma compagne, alors pendant la durée des travaux on a tout stocké là-bas. Des vélos, il y en avait jusqu’au plafond. »
Et puis les commerces doivent pré-financer une part toujours croissante de stock et s’assurer de pouvoir l’écouler rapidement. « Sinon, vous êtes rapidement confronté à des problèmes de liquidité, explique Philippe Courtois, gérant de Maison du vélo. C’est-à-dire que votre investissement dort dans des vélos et que vous n’avez pas assez d’argent pour payer vos factures, vos employés, vos frais fixes… »
En 2021 et 2022, les livraisons ont pris beaucoup de retard. « Parfois, il manquait une pièce pour que le vélo soit envoyé, explique Jean-Philippe Gerkens. Ainsi beaucoup de vélos que nous avions commandés sont arrivés en août 2021, en fin de saison, là où la demande est la moins forte. C’est aussi ce qui s’est passé en 2022. Du coup les vélocistes ont eu, et ont encore, des difficultés à écouler un stock qui coûte très cher. » Dans le même temps, le prix des vélos n’a cessé d’augmenter (20 % en moyenne en trois ans). En cause, l’explosion de la demande, mais aussi la hausse de taxes liées au Brexit, l’inflation, la crise énergétique, etc.
Ainsi, pour vendre vite, éviter que les vélos ne perdent trop de valeur et dégager des liquidités, certains vélocistes décident de proposer des vélos à prix réduit (de – 5 à – 20 %). « Mais ça c’est un très mauvais signal, constate Guy Crab. Pour les vélocistes d’abord, parce que ce n’est pas du tout rentable. Et ensuite pour le marché, car si tout le monde va dans ce sens pour être aussi attractif que son voisin, les prix s’effondrent, les faillites s’enchaînent et le marché tombe. Pour le moment, il y a peu de risques que le prix chute brusquement, mais il faut être vigilant. »
Certains décident d’emprunter un peu plus à leur banque, d’autres par contre sont obligés de licencier. C’est le choix opéré chez Bike your City où le gérant a dû se séparer de 30 % de son personnel. « On est en pleine restructuration, mais je pense que ça ira mieux l’année prochaine », espère Marcel Goldamme.
Dans ce contexte économique déjà tendu, les petits indépendants sont confrontés à un nouvel enjeu : l’arrivée de puissants opérateurs privés sur le marché. C’est notamment le cas du groupe Colruyt qui a réalisé l’année dernière 10 millions d’euros de chiffre d’affaires dans la grande distribution. En 2019, cette entreprise a décidé de se lancer dans le deux-roues sous l’enseigne Bike Republic et compte aujourd’hui vingt-cinq magasins en Belgique. « L’objectif est d’en ouvrir entre 45 et 65 d’ici cinq à dix ans, nous explique Wim Teerlynck, le patron de Bike Republic. Pour le moment, nous sommes surtout présents en Flandre, mais notre ambition est d’investir pleinement le marché francophone. »
Désormais, il faut aussi compter sur D’Ieteren, la société d’investissement spécialisée dans l’automobile avec ses marques Volkswagen et Audi. En 2021, la société belge (qui pèse 3,36 millions d’euros de chiffre d’affaires en 2021) a décidé de se lancer dans la mobilité douce en créant la chaîne Lucien. Aujourd’hui quatorze magasins portent ce nom.
« L’objectif est d’avoir entre 45 et 65 magasins d’ici cinq à dix ans »
Wim Teerlynck, patron de Bike Republic (Colruyt)
Si ces deux grandes chaînes montrent quelques différences sur les types de vélos proposés, leurs stratégies d’expansion sont similaires : racheter à tour de bras les magasins des petits indépendants. « Moi personnellement, je n’y connais pas grand-chose à la mécanique, reconnaît Karl Lechat, directeur de Lucien. Je pense que si on avait créé tout seul nos magasins, on se serait planté. Ce que nous voulons, c’est travailler avec des gens qui connaissent leur métier, qui savent ce qu’est un bon vélo ou une mauvaise réparation, qui fidélisent leur clientèle et s’occupent bien d’elle. Nous, on leur apporte le reste. »
Le « reste » ? Des sites internet et une communication de qualité, un plan marketing, commercial et logistique servi sur un plateau, des hangars de stocks immenses et surtout des moyens financiers. C’est notamment pour ces raisons, qu’Amor Mistiaen a décidé de vendre il y a quelques mois son « bébé » à Lucien. « Ils s’occupent de tout, gèrent les effectifs, la comptabilité, les factures, les commandes, les stocks. Ça a été dur de vendre, mais honnêtement ça me retire un poids immense. Avant, je devais gérer tout ça en tant que patron. Pendant onze ans je travaillais six jours sur sept et je ne prenais quasiment pas de vacances. C’est pareil pour tous les indépendants. De plus, ces derniers temps ont été durs pour moi, j’ai eu peur pour mes finances. Aujourd’hui en tant que salarié de Lucien et gérant de mon magasin, je suis un peu plus cool. »
Un constat partagé par Isabelle Parmentier. Patronne du magasin everois IMP Bike depuis de nombreuses années, elle a récemment cédé à Bike Republic. « L’idée était de donner un avenir à notre magasin et à nos salariés. Grâce à Colruyt, nous allons pouvoir développer notre activité et évoluer plus sereinement dans ce marché en plein boom. » Dorénavant, être gros est un avantage et permet d’être sur tous les fronts : la location de vélos aux salariés des entreprises (leasing), la vente en ligne, les tests de vélos… Cela permet aussi d’avoir plus de stocks et de voir plus vite et plus grand, comme le soutient de son côté Hervé Reginster, CEO des magasins Bicyclic. L’enseigne détient six magasins et a récemment fusionné avec la chaîne de vélocistes Barracuda. « Au vu de ce qui s’est passé ces dernières années, c’est nécessaire d’avoir les reins solides pour avoir du stock afin de contenter rapidement la demande de nos clients, explique le CEO. Pour cela, il faut de l’argent et des arguments pour convaincre les marques. Se regrouper, c’est pouvoir avoir une force de négociation auprès des fabricants pour avoir autant de vélos qu’on le souhaite. »
Les petits indépendants ont conscience de la force de ces grands groupes. D’ailleurs, ils sont nombreux à entrer en contact avec Colruyt et D’Ieteren pour discuter d’une potentielle vente de leur magasin. « Avec tout ce qui se passe en ce moment, j’ai peur de tout perdre, raconte un vélociste qui préfère rester anonyme. Je pense aussi que mon expérience et ma bonne clientèle peuvent les intéresser. Ça m’enlèverait vraiment un gros poids. »
Du côté de ceux qui ne souhaitent pas se ranger derrière ces grosses enseignes, le regard est double : inquiet, mais déterminé. « Nous devons rester solidaires entre nous comme nous l’avons toujours été, insiste Jean-Philippe Gerkens. Et puis il faut savoir que les petits vélocistes restent largement majoritaires. » En effet, la Belgique compte environ 1 700 vélocistes et la majorité d’entre eux (plus de 90 %) sont de petites entreprises. Les experts du deux-roues gardent également une bonne part de marché face aux magasins de sport et à la grande distribution (environ 60 %).
« Nous devons rester solidaire entre nous, comme nous l’avons toujours été »
Jean-Philippe Gerkens, fondateur de Morning cycles
« Cela permettra à tout le monde de s’améliorer », ajoute Alexandre Le Grelle, aux commandes du magasin Komut à Uccle. Pour beaucoup d’entre eux, leur force se trouve dans l’accueil et la qualité de leurs services : « Ce qui est sûr, c’est qu’il ne faut pas essayer de ‘‘copier les gros’’, ajoute Jean-Philippe Gerkens. Nous devons mettre en avant la spécificité de nos marques, la qualité de notre accueil et de nos services. Le vélo est aussi une histoire de quartier, d’expériences, de gens engagés. Si chacun fait bien son travail, il y aura de la place pour tous. »
Un constat qui met tout le monde d’accord : lorsque le marché sera plus calme, gros et petits opérateurs seront en mesure de cohabiter. A condition qu’ils ne s’écrasent pas. — Robin Lemoine
Manon Brulard :
« Le vélo est un symbole d’émancipation des corps »
C’est l’histoire d’une jeune femme de 34 ans, convaincue que le vélo peut changer le monde. Son nom : Manon Brulard. Originaire de Mons, elle découvre les vertus du deux-roues sans moteur à 18 ans, lorsque ses études de tourisme l’amènent vers la capitale. « J’ai décidé de monter avec le vélo de mon frère, en me disant qu’il pourrait m’être utile, raconte-t-elle. Et puis j’ai commencé à l’utiliser pour aller en cours ou pour sortir le soir. »
Petit à petit, Manon se rend compte des forces de cet engin : le fait d’être libre de bouger partout et tout le temps, de pouvoir s’arrêter quand on veut et de voir son corps en mouvement. _« Un corps qui bouge à vélo, c’est un corps moins contrôlable, libre et indépendant. Surtout quand on est une femme, _dit-elle. Vous évitez de vous faire violemment aborder dans la rue ou de vous retrouver sur des autoroutes vides de sens. Bref, vous choisissez les routes et les personnes que vous avez envie de découvrir. »
Et puis Manon pense à notre planète qui brûle sous les coups des énergies fossiles. Elle décide alors de voyager avec sa bicyclette : en Belgique d’abord, puis en Espagne et en Norvège. Un jour, avec Dries, son compagnon, elle décide de se lancer dans une aventure : parcourir à vélo les 13 000 kilomètres qui séparent Bruxelles de Tokyo et filmer avec sa petite caméra les femmes cyclistes qu’elle rencontre.
« Un outil de lutte »
« L’idée n’était pas de partir en mode compétition, qui est d’ailleurs un concept bien masculin. Mais de prendre notre temps et de découvrir les vraies gens », explique-t-elle. Ainsi pendant onze mois, elle traverse vingt-et-un pays, dont la Turquie, l’Irak, l’Iran, la Chine et le Tadjikistan. Elle parcourt des déserts, gravit des montagnes et parfois s’arrête pour parler avec des femmes qui s’émancipent grâce au vélo. « On ne se rend pas compte à quel point le vélo est un outil de lutte pour les femmes. Il leur permet de prendre l’espace et d’être libres de leurs mouvements. »
Toutes ces rencontres lui ont aussi permis de rebattre les cartes de certains préjugés, notamment sur l’Iran. « On pourrait se dire que dans ce pays, les femmes n’ont pas le droit à ce genre d’activité. Alors oui c’est dur de le gagner là-bas. Mais toutes les femmes le font et d’ailleurs peu importe le pays, elles voyagent avec ou sans enfants, elles font du vélo leur sport, elles montent des festivals et surtout elles se battent. »
De tous ces efforts, ces lieux et ces rencontres, Manon en a fait un film documentaire. Un film de 45 minutes aux images fantastiques qui retrace ce parcours et donne la place « aux citoyens sur sa route », comme elle le dit.
Manon ne s’en cache pas : voyager à vélo c’est dur physiquement. « Il y a des jours où je n’en pouvais plus. J’avais l’impression d’être au bout de mes forces. Alors nous avons réduit le rythme tout simplement. Voyager à vélo, ça ne veut pas dire faire 80 kilomètres par jour. C’est avoir le choix et la liberté. Et puis vous savez, au bout du 10 000e coup de pédale, votre corps devient plus fort. » Il faut aussi du temps et de l’argent pour faire un tel périple. _« Je sais que je suis chanceuse d’avoir pu prendre un an de congé, sans recevoir de salaire, _reconnaît-elle. Mais vous n’êtes pas obligé d’aller à l’autre bout du monde. Faire une semaine de vélo c’est déjà voyager. »
Et puis surtout, c’est toute une organisation. C’est pour cette raison qu’une fois de retour en Belgique, Manon a décidé de faciliter la pratique du « slow travel ». Pendant la première année du Covid, elle lance plusieurs initiatives et projets. « Avec Dries, on s’est dit : comment permettre à tout le monde de découvrir notre magnifique Belgique à vélo ou à pied sans que la charge financière ou mentale ne soit trop importante ? »
Pour cela, les deux amoureux créent d’abord Welcome to my garden. « C’est un réseau de citoyens qui offrent gratuitement un bout de leur jardin aux randonneurs et cyclotouristes pour qu’ils et elles puissent monter leur tente. » Aujourd’hui la plateforme compte plus de 4 500 hôtes et 32 000 utilisateurs. Manon et Dries ont également lancé le Vélo tour Festival et Slowby, un site internet qui organise sur mesure votre slow-travel. « Pour ça vous devez payer une certaine somme. Oui, on ne peut pas tout faire gratuitement », sourit Manon. Des idées, Manon en a plein la tête, avec toujours la même obsession : que les voyages non-polluants et riches en rencontres deviennent la nouvelle norme. — Robin Lemoine
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– welcometomygarden.org
– www.slowby.travel
– velotourfestival.be
– roadtotherisingsun.be
– start.longlife.bike