Les vols ne contrarient pas seulement les cyclistes qui en sont victimes. Ils compliquent aussi l’expansion du vélo dans les villes, et donc la réduction des émissions de CO2.
Les vols ne contrarient pas seulement les cyclistes qui en sont victimes. Ils compliquent aussi l’expansion du vélo dans les villes, et donc la réduction des émissions de CO2.
Vingt mois de transhumance. Quatorze pays traversés. Plus de 15 000 kilomètres avalés, au départ de Shanghaï, à destination de Paris. Une tente légère sur le porte-bagage, quelques vêtements et ustensiles logés dans les fontes. Des moments de grâce, de la douleur physique, des rencontres à tire-larigot, des paysages enchanteurs. Le voyage d’une vie. Jusqu’à ce brutal coup d’arrêt sur le sol belge, le
18 novembre dernier. Vers 10 heures du matin, aux abords de la gare de Bruxelles-Midi, le cyclo-aventurier chinois Junjie Lu se fait dérober son robuste vélo rouge. « Quand je suis arrivé à la gare, j’ai mis un cadenas sur ma roue et je suis rentré dans un atelier pour réparer mon sac, expliquera-t-il. Cela a duré dix à quinze minutes. Quand je suis ressorti, mon vélo avait disparu. »
Comme Junjie Lu, ils sont des milliers à avoir éprouvé l’amère incrédulité que ressent tout cycliste face au vide laissé par son vélo volé, envolé. Pour l’année 2017, les statistiques policières rapportent 3 500 vols en Région bruxelloise. A Gand, la ville la plus cycliste de Belgique, les données pour les neuf premiers mois de l’année 2018 faisaient état de
1 939 vélos volés (et seulement 106 retrouvés). De source policière, on estime toutefois qu’il faut multiplier ces chiffres par quatre pour obtenir une estimation juste de l’ampleur du phénomène. Selon une étude publiée en novembre 2017 par la compagnie d’assurances Ethias, 8 % des ménages belges ont déjà subi au moins un vol de vélo.
Si une partie des délits sont commis par des voyous isolés, d’autres sont planifiés par des bandes criminelles. En 2015, sur une place de Watermael-Boitsfort, dix-sept vélos ont été raflés d’un seul coup. Un magasin de Schaerbeek a fait l’objet en 2014 de deux cambriolages au cours desquels entre dix et quinze vélos ont été dérobés. Plus récemment, plusieurs dizaines de cas ont révélé l’apparition d’un nouveau modus operandi à Bruxelles. Les voleurs ne s’attaquent plus aux cadenas mais directement aux arceaux des parkings vélo. Ils utilisent pour cela des disqueuses portatives comme en emploient les chauffagistes pour couper des tuyaux. De la sorte, un tube en acier peut être scié en deux endroits en une minute à peine, sans que cela ne fasse quasi aucun bruit. Les pouvoirs publics s’emploient à imaginer des parades. Plusieurs communes ont commencé à remplacer leurs arceaux, qui ne seront plus ronds mais carrés.
« Ce problème a un impact considérable sur la cyclabilité des grandes villes, et en particulier de Bruxelles », alerte Jean-Philippe Gerkens, chef d’atelier pour l’association Cyclo et fondateur de la défunte marque de cycles Velofabrik. De nombreuses recherches ont mis en évidence que la possession d’un vélo en bon état et la possibilité de le stationner en sécurité sont deux critères décisifs pour que croisse la part modale du vélo dans les déplacements urbains. « Pour qu’une ville offre un contexte favorable au vélo, il ne suffit pas de multiplier les pistes cyclables, comme on le croit parfois, la cyclabilité d’une ville, c’est une chaîne. Si on enlève un maillon – et l’objet vélo en est un –, on fragilise l’ensemble de la chaîne. »
« Un vol, cela choque les gens, poursuit Jean-Philippe Gerkens. Et quand les gens sont choqués, ils modifient leur comportement. Parmi les cyclistes débutants qui se déplaçaient jusqu’il y a peu en voiture ou en métro, une proportion non négligeable, de l’ordre de 25 %, est tellement dégoûtée qu’elle arrête le vélo après avoir subi un vol. »
Autre effet néfaste : la multiplication des vols pousse les cyclistes à rouler sur un matériel de qualité inférieure à ce qu’ils souhaiteraient, avec pour corollaire de saper l’image de coolitude et de modernité associée au vélo. Selon une étude publiée en 2003 par deux spécialistes français des questions de mobilité, Frédéric Héran et Laurent Mercat, 23 % des victimes de vol renoncent à remplacer le vélo perdu. Et parmi les personnes qui acquièrent un nouveau vélo à la suite du vol, environ 50 % préfèrent acheter un modèle d’occasion plutôt qu’un neuf. « Cela plombe le secteur, insiste Florine Cuignet, chercheuse au Gracq, l’association qui fédère les cyclistes quotidiens. Les cyclistes chevronnés sont en général convaincus que le vélo, c’est génial. C’est très rare qu’un vol les conduise à renoncer à leur pratique. Par contre, ils auront tendance à racheter un vélo moins cher, de piètre qualité, en grande surface. Cela tire tout le marché vers le bas. »
La seule perspective de se faire voler dissuade par ailleurs de nombreux cyclistes potentiels. « Il y a des gens qui aimeraient se mettre au vélo mais qui n’osent pas, par crainte de cette éventualité-là, atteste Florine Cuignet. C’est particulièrement vrai avec le développement des vélos électriques. En théorie, ça devrait permettre d’élargir la pratique du vélo à tout un nouveau public. Mais ces modèles coûtent cher. Du coup, on hésite à franchir le pas, car on n’a pas envie de se faire voler. »
Contrairement à une idée reçue, la majorité des vols ne sont pas perpétrés la nuit, mais en plein jour, surtout entre midi et 18 heures. D’où la nécessité de concevoir des stationnements sécurisés aux abords des gares, des commerces, des entreprises, des écoles… Deuxième étape : permettre aux cyclistes de stocker leur vélo de manière sûre à l’intérieur même de leur domicile, ou à proximité immédiate de celui-ci. « En principe, un vélo ne devrait jamais passer la nuit dehors, commente Benoît Velghe, conseiller en mobilité de la commune de Schaerbeek. Pour les habitants, une partie de la solution passe donc par des boxes fermés à clé, et installés sur la voie publique. Mais à mon sens cette option est limitée, car dans les quartiers densément peuplés, l’espace est précieux, et ces boxes entrent en concurrence avec d’autres usages, notamment le stationnement. La vraie solution doit donc être trouvée en dehors de l’espace public. Selon moi, elle passe en priorité par le respect des permis d’urbanisme. » En Région bruxelloise, la législation impose désormais de prévoir un local vélo pour toute nouvelle construction. Sur plan, la règle est presque toujours respectée par les architectes. Dans les faits, le local est très souvent détourné de son usage théorique.
Volontiers provocateur, Jean-Philippe Gerkens suggère par ailleurs de considérer le problème sous un angle nouveau. « Beaucoup de cyclistes, d’une part, anticipent mal le danger et, d’autre part, anticipent trop le danger », résume-t-il d’une formule lapidaire. Anticipent mal ? « Le cas classique : on rend visite à un copain, on dépose son vélo dans le couloir, et un autre locataire laisse la porte entrouverte. Ou alors on achète des cadenas à spirales totalement insuffisants, que n’importe quel gamin peut sectionner en trente secondes. » Anticipent trop ? « On te pique ton vélo une fois, deux fois, ça te refroidit, c’est légitime. Mais ça ne devrait pas prendre tant de place dans la décision de rouler à vélo, ni même dans celle d’acheter ou non dans un nouveau vélo. Si on compile les statistiques belges et néerlandaises, on peut estimer qu’un cycliste régulier se fait en moyenne voler une fois tous les sept ans. D’accord, le risque est bien réel, mais c’est un risque raisonnable. Si tu as investi 1 000 euros dans un vélo neuf, ça représente 150 euros par an pour un moyen de transport qui ne coûte presque rien par ailleurs. »
Comment enrayer le problème ? L’exemple pourrait venir de Londres. Dans la capitale britannique, le nombre de vols de vélos a chuté ces dernières années. Ce succès découle d’une politique volontariste promulguée par Kulveer Ranger, directeur du transport auprès de Boris Johnson, maire de 2011 à 2018. Ce dernier a initié la création d’une véritable « task force vélo » au sein de la police londonienne, avec pour mission de s’attaquer aux gangs spécialisés dans les vols. Le plan échafaudé comprenait notamment des patrouilles fréquentes, et très visibles, sur les lieux publics les plus touchés par les vols, de façon à impressionner les malfrats. Il impliquait aussi de laisser sur la voirie des vélos-appâts, munis de traceurs GPS, pour ensuite démanteler les filières de revente illégale.
« Chez nous, la problématique des vols de vélos n’est une priorité ni policière, ni politique, ni judiciaire, regrette Florine Cuignet. La justice est noyée sous les dossiers et n’a pas les moyens de poursuivre les auteurs de délits. De cette sorte de laxisme naît un sentiment d’impunité : les voleurs savent qu’ils ont très peu de chance de se faire prendre, et quand bien même ça arriverait, ils savent qu’ils ne seront pas punis. »
Benoît Velghe se montre moins pessimiste : « La police prend de plus en plus le problème au sérieux, en particulier dans les zones de police qui disposent d’une brigade cycliste. Cet élément-là, de façon sibylline, aide à la prise en compte des enjeux de mobilité douce. Les policiers comprennent mieux ce qu’est la vie d’un cycliste si eux-mêmes pratiquent le vélo au quotidien. » — François Brabant