A peine la guerre en Ukraine avait-elle éclaté que les hashtags pullulaient sur les réseaux sociaux : #BoycottAuchan, #BoycottDecathlon, #BoycottLeroyMerlin, #BoycottRenault. Autant d’appels relayés par des citoyens indignés dénonçant la complicité d’entreprises françaises avec l’Etat russe. Le 23 mars 2022, le président ukrainien Volodymyr Zelensky abondait dans ce sens en demandant explicitement le retrait de ces mêmes enseignes considérées comme autant de « sponsors de la machine de guerre de la Russie ».
Le refus collectif et systématique d’acheter ou de vendre les produits ou les services d’une multinationale est devenu un moyen de protestation de plus en plus fréquent et désormais à portée de main grâce aux réseaux sociaux. Mais cette forme de lutte est-elle pour autant efficace ?
Des récents Jeux Olympiques d’hiver de Pékin jusqu’à la prochaine Coupe du Monde qui se tiendra en novembre au Qatar, les appels au « boycottage », tantôt diplomatique, tantôt économique, se multiplient. Avec des effets relativement limités à ce stade. Malgré l’existence de faits documentés et avérés (violation des droits humains, esclavagisme, corruption, mort de 6 500 travailleurs employés dans la construction des stades depuis 2010…) et les appels répétés d’ONG, de rares joueurs et de supporters, le Mondial 2022 ne semble pas remis en cause à ce stade.
Toutefois, dans l’histoire, on ne compte plus les boycotts politiques d’envergure qui ont contribué à faire bouger les lignes : pour défendre les droits civiques aux USA (1955), contre l’apartheid en Afrique du Sud (1970), pour soutenir le mouvement autonomiste tibétain ou le peuple palestinien (2005)…
Par ailleurs, face à la montée en puissance des multinationales, les consommateurs ont désormais recours à cette mise à l’index de grandes marques. Nike, Coca-Cola, Danone, Nutella, Starbucks, Spotify, Carrefour, Sodastream… font régulièrement les frais de campagnes massives avec, en arrière-plan, la critique d’un modèle de consommation plus global et plus grand, qui semble inatteignable. Parfois, ce chantage au non-achat peut porter ses fruits avec une baisse des ventes pour l’entreprise qui l’oblige à prendre en compte les critiques émises. Parfois pas… « A lui seul, le boycott n’est pas en mesure de détruire des entreprises comme Total ou Microsoft, nuance Bruno Frère, professeur en sciences sociales à l’ULiège, spécialisé dans l’activisme politique. On est face à un capitalisme prédateur et tentaculaire. Quand bien même ces multinationales voient leur consommation diminuer, elles parviennent toujours à réorienter leurs activités. »
_« A un moment où le pouvoir économique a gagné en autonomie face au pouvoir politique, l’électeur n’a d’autre choix que d’agir en tant que consommateur pour se faire entendre » Patricia Vendramin et Ingrid Nyström, autrices du livre Le boycott_
Ce mode d’action non violent, à la fois individualiste et solidaire, émane avant tout de citoyens qui veulent forcer le changement – à la différence de l’embargo (une mesure coercitive prise au niveau militaire, diplomatique ou judiciaire) et du blocus (qui consiste à isoler une région ou un Etat en le privant de ravitaillement et de communication). Avec un objectif : dénoncer publiquement les pratiques de telle ou telle entreprise jugées néfastes pour l’homme et l’environnement (pillage des ressources naturelles, pollution, travail forcé, exploitation animale…).
Ainsi, dans une économie de marché mondialisée, le citoyen a compris qu’il disposait d’un contre-pouvoir basé sur la puissance collective du non-achat. « A un moment où le pouvoir économique a gagné en autonomie face au pouvoir politique, l’électeur n’a d’autre choix que d’agir en tant que consommateur pour se faire entendre », relèvent Patricia Vendramin et Ingrid Nyström dans leur livre Le boycott. Le consommateur devient ainsi « consomm’acteur » : son acte d’achat s’apparente à un engagement « idéologique », un « bulletin de vote » en (dé)faveur des entreprises visées. D’aucuns y voient ainsi une forme de « démocratie dans l’économie » et estiment que le boycott est à la société civile mondiale ce que fut la grève à l’origine du mouvement ouvrier.
Fondé sur le renoncement, le boycott a aussi son versant positif : le « buycott », qui consiste à acheter un bien plutôt qu’un autre pour promouvoir une cause. Par exemple, le consommateur renonce à acheter de la viande industrielle en grande surface et décide de se tourner vers de la viande bio dans un commerce local. Le professeur de psychologie Monroe Friedman (Université du Michigan), auteur du livre Consumer boycotts, résume cette pratique à l’ensemble d’« efforts effectués par des consommateurs activistes pour amener à acheter les produits ou services de sociétés sélectionnées, de façon à récompenser ces firmes pour leur comportement conforme aux buts de ces mêmes activistes ».
Militantisme paresseux
Dans une société individualiste et globalisée, le boycott du 21e siècle s’inscrit par ailleurs en droite ligne du « slacktivisme » (contraction de « slacker », fainéant, et activisme) ou « militantisme paresseux » : « Je n’ai pas besoin de participer à une manifestation ou à un piquet de grève. Sans m’inscrire dans aucune forme de collectif, j’agis et j’ai le sentiment d’entretenir mon esprit critique », analyse Bruno Frère. A coups de clics, de hashtags et autres pétitions en ligne, le boycott transcende les frontières étatiques et lie ceux qui le pratiquent sans réelle concertation. « Le boycott individuel n’a pas de sens, il s’inscrit toujours dans des dynamiques collectives », rappelle le sociologue de l’ULiège.
Avec désormais une professionnalisation de ses modes d’action : créée en 2015, I-boycott est la première plateforme participative de lancement de campagnes de boycott en France. Elle entend offrir aux citoyens « un outil leur permettant d’agir concrètement contre les grands acteurs économiques à l’origine de scandales éthiques ». De son côté, l’association I-buycott, qui gère la plateforme, souhaite « redonner du pouvoir au consommateur ». « On joue le rôle d’intermédiaire entre les actions de boycott individuelles et collectives et on s’efforce de leur offrir une visibilité et une audience », explique Anatole Tilly, chargé de communication d’I-buycott.
Le fonctionnement est simple : un citoyen lance une campagne et à partir d’un certain seuil de boycotteurs, l’entreprise est contactée. « La réponse de l’entreprise est soumise à l’approbation des participants qui décident, en fonction de leurs revendications, de poursuivre la campagne ou non », complète Anatole Tilly. Par ailleurs, l’organisation propose aussi d’autres formes d’actions : les « consomm’actions ». _« Avec des bénévoles, on se place devant les portes d’un commerce boycotté et on réalise des micros-trottoirs avec les clients qui en sortent. On leur demande ce qu’ils aiment dans cette marque, on leur expose les raisons du boycott et, à la fin, on leur demande s’ils seraient prêts à rejoindre la campagne. » Ces micros-trottoirs sont ensuite diffusés sur les réseaux sociaux où ils génèrent jusqu’à deux millions de vues sur YouTube.
« Dans chaque action de boycott, il faut identifier une cible et des responsabilités » Fiona Ben Chekroun, coordinatrice de la campagne européenne BDS
Une de ces vidéos vise ainsi la filiale française de Starbucks, la chaîne de café américaine qui utilise des mécanismes d’optimisation fiscale depuis plus de dix ans pour échapper au fisc. « C’est révoltant, je ne savais pas du tout », s’indigne une consommatrice. « Au vu de ce que vous dites, je n’irai plus ! », lance une autre. Le boycott a, ici, une fonction d’information et de sensibilisation : « Si les gens savaient que Starbucks ne paie pas ses impôts, peut-être qu’ils ne s’y rendraient plus », achève Anatole.
Depuis que la plateforme existe, I-boycott a recensé huit victoires sur une cinquantaine de campagnes. Certaines ont eu un impact concret comme ce fut le cas des campagnes menées contre la marque de jeu JoueClub et de boisson Oasis, partenaires des cirques Pinder épinglés pour leur maltraitance animale. La victoire des activistes s’est traduite en une adaptation de la loi française qui ne tolère désormais plus l’exploitation des animaux à des fins de divertissement. « On agit ainsi sur l’opinion afin qu’un problème posé devienne un enjeu de politique publique », résume Anatole Tilly.
D’autres organisations s’inscrivent dans une démarche politique encore plus radicale. C’est le cas de la campagne BDS (Boycott, Désinvestissement et Sanctions) lancée en 2005 par la société civile palestinienne pour pousser la communauté internationale à exercer diverses pressions économiques, académiques, culturelles et politiques sur l’Etat d’Israël. Son objectif : mettre fin à la complicité internationale avec le régime israélien d’occupation militaire.
Parmi les moyens utilisés, il y a le boycott commercial. « Il s’agit d’un appel clair à boycotter tous les produits israéliens, mais on demande aux citoyens de soutenir des campagnes à l’échelle de leur zone géographique », explique Fiona Ben Chekroun, coordinatrice européenne du mouvement. Ainsi, en Belgique, des campagnes comme « Stop Sodastream », « Stop G4S » ou « Boycott HP (Hewlett-Packard Company) » ont été menées. La dernière en date, et toujours en cours, vise la compagnie d’assurances AXA qui investirait 5,95 millions de dollars dans quatre banques israéliennes. Ces actions sont conduites, d’une part, par un appel au boycott et, d’autre part, par un travail de lobbying auprès d’élus locaux : « Nous avons des partenaires et des alliés un peu partout et nous construisons des alliances afin d’obtenir des sanctions claires à l’égard d’Israël », explique cette activiste d’un mouvement qui se veut intersectionnel, à la croisée des luttes anti-raciste, féministe, queer et écologique.
Depuis que la campagne BDS a été lancée, l’économie et les entreprises israéliennes ont été directement impactées. Parmi les victoires engrangées, on notera le retrait du marché de la compagnie française Veolia, qui déploie des solutions pour la gestion de l’eau, des déchets et de l’énergie.
Par ailleurs, le mouvement poursuit son lobbying autour de grandes revendications politiques (le démantèlement du Mur et la levée du blocus sur Gaza, la reconnaissance des droits fondamentaux des citoyens arabo-palestiniens d’Israël, etc.).
Ce moyen d’action n’est évidemment pas du goût de tous. En France, le mouvement BDS a fait l’objet de poursuites judiciaires depuis 2010 sur base notamment de l’article 225-2 du Code pénal qui précise qu’« entraver l’exercice normal d’une activité économique quelconque » est une forme de discrimination. Ce que contestent formellement les organisateurs de la campagne : « BDS n’a jamais eu la volonté d’être discriminant. Nous ne ciblons pas des individus, mais uniquement des institutions », insiste Fiona Ben Chekroun.
Pourtant, entre le boycott – entendu comme la volonté de cesser toute relation avec un tiers – et la discrimination, la frontière est parfois ténue. En témoignent de récents événements antirusses survenus depuis le début de la guerre en Ukraine. A Munich, une femme médecin a refusé des patients russes. En France, à Lille, deux commerçantes – l’une Russe, l’autre Ukrainienne – ont reçu une lettre anonyme de menace leur indiquant que «_ leur présence n’était absolument pas souhaitée en France ».
Fiona Ben Chekroun tempère : « Une action de boycott identifie une cible et des responsabilités. Ici, nous sommes dans un autre cas de figure. La vraie cible, ce sont les complices de la guerre, pas le peuple russe. »
Une autre critique émise à l’égard du boycott commercial concerne leurs conséquences sociales. C’est notamment l’avis d’AchACT, le réseau international qui vise à renforcer les conditions de travail dans les secteurs de l’industrie légère tels que l’habillement, le sport, l’électronique et le jouet : _« Le boycott n’est très souvent pas la solution pour les travailleurs, les laissant du jour au lendemain sans revenu. » L’organisation qui a notamment porté la campagne Clean Clothes défend ce mode d’action « lorsque toutes les autres options ont échoué ou lorsque les travailleurs le demandent explicitement ». Au final, AchACT considère que « le boycott n’est pas la meilleure piste » pour ces derniers.
Quoi qu’il en soit, des centaines de campagnes sont à l’œuvre à travers le monde. Elles visent des entreprises, des institutions ou des Etats et leur nombre croissant est la preuve que le boycott a rejoint l’univers de l’activisme contemporain. Certains appels sont efficaces, d’autres moins. Mais, comme le souligne le sociologue Bruno Frère (ULiège), l’essor de cette nouvelle forme d’engagement « est le signe que les citoyens réfléchissent au sens et_ à la force de leur action de manière collective. » — Laura Dubois (stag.)
JO de Pékin et Qatar 2022 : De l’éthique et du business
A travers toute l’histoire contemporaine, les grands événements sportifs (Mondial de foot, Jeux Olympiques…) furent le théâtre de boycottages sportifs ou diplomatiques. Récemment, les JO d’hiver de Pékin ont été la cible d’une campagne mondiale #BoycottBeijing. Avec, en ligne de mire : la violation des droits humains (en particulier à l’égard des Ouïghours dans la région du Xinjiang), la situation de Hong Kong, l’impact environnemental désastreux de la compétition (recours à la neige artificielle, érosion des sols…), etc. Le prochain Mondial de football est également visé via #BoycottQatar2022.
Dans tous les cas, parallèlement aux enjeux éthiques, il y a d’énormes enjeux économiques et diplomatiques. « Un pays qui boycotterait les Jeux prendrait le risque de perdre des marchés avec le pays organisateur », rappellent Patricia Vendramin et Ingrid Nyström, dans leur livre Le Boycott (2015). « Le Qatar finance un certain nombre de clubs de football en France. Il est évident que ce serait compliqué pour la France de ne pas envoyer son équipe à partir du moment où elle est financée par l’argent qatari », note pour sa part Pierre Baudewyns, professeur de sciences politiques à l’UCLouvain.
Certaines équipes, comme la Suède et la Norvège, ont ouvertement pris leurs distances. La banque ING, sponsor principal de l’équipe nationale des Pays-Bas, a récemment annoncé qu’elle n’allait pas promouvoir l’événement et offrir des places à ses collaborateurs. D’autres sponsors s’interrogent sur l’idée d’un boycott partiel pour soigner leur image. De timides avancées qui ne devraient toutefois pas remettre en cause la tenue de l’événement. — L.D.