On se croirait dans la caverne d’Ali Baba. A gauche, ce sont des dizaines de meubles, de lits, de tables et de fauteuils alignés. A droite, d’immenses bacs de tri où sont minutieusement stockés le bois, les verres plats, le PVC, les métaux, le carton… Plus loin, des tas de bibelots encore en bon état : objets de décoration, vélos, jouets, vaisselle… Plus on avance, plus il y en a : cuisinières, fours, machines à laver, séchoirs… Bienvenue dans les hangars de la Ressourcerie, à Grâce-Hollogne.
« On n’imagine pas tout ce que les gens peuvent jeter », sourit Michel Simon, le directeur de cette société coopérative spécialisée dans la collecte, le tri et la revalorisation des encombrants dans quarante-cinq communes du Pays de Liège et qui dessert 713 000 habitants.
« Notre job, c’est de collecter tous ces encombrants sans les détruire ni les compacter et de leur donner une deuxième vie. Nous créons ainsi de la richesse et de l’emploi pour des personnes exclues du marché du travail. Nous favorisons la réutilisation et le recyclage en évitant la mise à la décharge et en améliorant la propreté urbaine. Et nous fournissons des biens de seconde main à un public à faible pouvoir d’achat. C’est une économie plurielle et durable qui répond à plusieurs défis urgents : la problématique du chômage, les urgences environnementales et les besoins de la collectivité », se réjouit le patron de la Ressourcerie.
Dans les hangars, une dizaine de travailleurs vêtus d’habits de protection oranges fluo, de gants renforcés et de masques anti-covid s’activent. Les uns manient le transpalette, les autres démantèlent de vieux meubles en mauvais état. « Ça, c’est bien de l’alu ? », demande un manutentionnaire. « Oui », répond le brigadier. Il sera rangé parmi les métaux précieux finement triés avec l’inox, le cuivre étamé, les vieux plombs, le laiton mêlé… « qui se revendront à très bon prix sur le marché », précise-t-il.
Pendant ce temps, un camion rempli à craquer et frappé du logo « R » rentre au dépôt. Une équipe part le décharger. Plus loin, on croise une immense pyramide de caisses « à bananes » héritées des tournées et qui seront réutilisées pour écouler la marchandise dans l’un des magasins de seconde main de la Ressourcerie, le R-Shop city de Liège, un vaste entrepôt de 1 500 m2 situé Quai Saint-Léonard.
Rien ne se perd
Tous les encombrants en bon état et réutilisables sont revendus à prix très bas, ce qui permet de répondre aux besoins d’un public précarisé. « Nos produits attirent aussi des professionnels, brocanteurs, revendeurs et ferrailleurs en quête de bonnes affaires. Des clients pas toujours simples à gérer », nous précise-t-on à la Ressourcerie.
Les encombrants non réutilisés sont recyclés. C’est notamment le cas du bois, qui représente 48 % des matières entrantes, et également du métal (10 %). Environ un cinquième de ceux-ci seront incinérés dans l’unité de valorisation énergétique (Uvélia, à Herstal) et transformés en électricité. Et les inertes, qui constituent une part marginale (2 % en 2019), enfouis en décharge.
Dans cette coopérative où rien ne se perd et tout est valorisé, l’activité est en plein développement : en 2019, elle a employé cinquante-trois travailleurs (35 salariés et 21 contrats Article 60 en collaboration avec les CPAS) – parfois davantage durant les périodes de rush – et récolté plus de 3 800 tonnes d’encombrants, ce qui constitue 17 % de plus qu’en 2018. Son chiffre d’affaires est également en hausse (2,05 millions en 2019), malgré la concurrence, le coût de l’énergie et l’indexation des salaires.
L’année dernière, avec l’arrivée du Covid-19, les confinements successifs et la baisse du pouvoir d’achats des citoyens, l’entreprise a tourné à plein régime, malgré les fermetures temporaires de ses magasins : « Après neuf mois, nous avions réalisé notre chiffre d’affaires de tout l’année précédente. Les gens avaient du temps, ils ont vidé leurs caves et leurs greniers. L’été, on a eu un boulot de fous. »
Au quotidien, le métier reste complexe. « C’est d’abord une énorme logistique à gérer », admet Michel Simon, en ouvrant les portes du call-center où trois standardistes gèrent en continu les contacts avec des milliers de clients.
En 2019, la coopérative a ainsi réalisé 23 150 enlèvements chez des particuliers, soit plus de 90 par jour, avec une moyenne de 165 kilos d’encombrants récoltés.
Sur un énorme écran tactile, on aperçoit une grande carte routière avec les différentes activités en cours. « Nos vingt-cinq camions sont géolocalisés. Nous devons gérer à distance les tournées, les heures d’enlèvement, la liste et la quantité des objets à enlever, les désidérata des clients, les difficultés de mobilité dans les quartiers. » Car le jour convenu lors de la prise de rendez-vous, les encombrants doivent être regroupés, placés au rez-de-chaussée de l’immeuble et pas sur le trottoir pour éviter les dépôts clandestins.
Selon les endroits, ce service est tantôt gratuit, tantôt payant. « Parmi les cinq-neuf actionnaires de la coopérative, il y a Intradel (l’intercommunale qui les gère les déchets sur la province de Liège), différents communes et CPAS. Plus de la moitié des communes desservies demandent une contribution aux citoyens qui peut dépasser 50 euros, ce qui est parfois un frein au développement de notre activité », relève le directeur.
Sofie reconditionne les électros
A côté de la Ressourcerie, une autre coopérative à finalité sociale « sœur », installée sur le même site de Grâce-Hollogne, s’est spécialisée dans les déchets d’équipements électriques et électroniques. Chez Sofie, c’est son nom, on collecte, trie, démantèle, répare et revend des milliers d’électros.
Ici aussi, l’activité est impressionnante. En déambulant dans les ateliers, on slalome entre les lessiveuses, les séchoirs, les congélateurs, les frigos… triés en fonction de leur état.
Tous ses appareils ont été récoltés via les parcs à conteneur et auprès des différents revendeurs. En effet, depuis le 1er juillet 2001, il existe en Belgique un système obligatoire de collecte et de traitement pour les déchets d’équipements électriques et électroniques (DEEE). Recupel, une Asbl créée par les fabricants et importateurs est chargée de la mise en pratique de cette « obligation de reprise » imposée par la législation européenne. Elle a confié à des centres de transbordement régionaux la mission de regrouper et de trier ces « déchets ».
Parmi les opérateurs agréés figure la coopérative Sofie qui a récolté, en 2019, plus de 3 000 unités de « gros blancs », comme on les appelle ici (lessiveuses, lave-vaisselles et séchoirs), frigos/congélateurs et TV, et 1 470 petits électros.
En visitant les immenses locaux de Sofie, on découvre de grands conteneurs chargés d’appareils inutilisables, une vaste chaîne de tri et de reconditionnement, des milliers de pièces de rechanges conservées jalousement sur des étagères… « On a du mal à jeter », sourit Michel Simon.
Des frigos désossés
Dans chaque atelier, des techniciens-réparateurs sont au travail. Chaque appareil est entièrement examiné, dépecé, nettoyé au peigne fin et testé à plusieurs reprises. Seules les marques de qualité (Miele, Bosch, Siemens…) sont valorisées, les autres seront démantelées puis broyées. Le démantèlement des frigos, par exemple, se fera en plusieurs étapes : la dépollution des éléments polluants (mercure, huiles, câbles, verre), la vidange du liquide réfrigérant, le démontage du compresseur. L’appareil est ensuite broyé et les différentes matières sont séparées et récupérées (mousses, plastiques et métaux). « Plus de 95 % du frigo sont ainsi recyclés », explique-ton chez Sofie.
Dans les ateliers, un réparateur nettoie à la brossette tout l’intérieur d’un séchoir. Son collègue fait tourner une machine à laver sur plusieurs programmes différents. On teste les frigos sur la durée à l’aide de thermomètres perfectionnés, réinjecte du gaz dans les moteurs défectueux.
Sofie emploie à ce jour une cinquantaine de travailleurs (techniciens, chauffeurs, manutentionnaires…) et réalise un chiffre d’affaire d’1,34 million (en 2019). « On est dans une philosophie de réinsertion et de remise à l’emploi, explique Michel Simon. Il s’agit de personnes qui étaient éloignées du marché du travail, sans diplôme de secondaire, au chômage depuis au moins deux ans. On vise la qualité technique et on accompagne chacun sur le plan social et psychologique quand c’est nécessaire. On leur propose des formations (chauffeur poids lourd, cariste…). On collabore étroitement avec les CPAS pour les contrats d’insertion dits Article 60. C’est un travail de longue haleine, mais il y a énormément d’enthousiasme et de talents et très peu d’absentéisme dans nos équipes. »
Sofie réalise également des réparations pour les particuliers (390 en 2019) à prix démocratique avec des pièces d’occasion vendues au tiers du tarif neuf. Elle a noué un partenariat avec la firme Bosch-Siemens qui lui fournit les plans-machines, forme des techniciens, écoule ses électros jugés inaptes pour le marché. « Regardez ce four tout neuf, nous montre son directeur général. Il y a un coup dans la vitre, on va le changer et le revendre à bon prix. »
Un détour par son R-Shop country permet de mesurer le résultat final : exposées côte à côte et dans un état excellent, lessiveuses, lave-vaisselles, congélateurs, télévisions, petits électros attendent le client. Tout est fin prêt : ce mardi, les magasins « non essentiels » vont rouvrir leurs portes. « On vise le tiers du prix du marché, avec une garantie d’un an, deux labels de qualité et de contrôle (Electro REV et Rec’UP) et un suivi du travail », plaide Michel Simon. Un marché du reconditionné qui décolle petit à petit : « Les mentalités évoluent, c’est devenu tendance d’acheter en seconde main. Mais surtout, face à la crise, au prix des électros qui augmentent, à leur durée de vie limitée, à l’obsolescence programmée, les clients se tournent vers nos secteurs. »
D’autres Ressourceries tournent à plein régime à Namur et Charleroi. Un projet est en chantier dans le Brabant wallon. Et à Liège, on continue à se diversifier. En créant une nouvelle matériauthèque pour les bricoleurs. En planchant sur l’exploitation des vieux matelas. En gérant la collecte à domicile de déchets verts. En collaborant avec le géant du transport TNT express basé à Liège Airport pour démanteler des conteneurs d’avions et réparer les scanners.
« On cherche, on crée, on innove. Parfois ça marche, parfois pas », reconnait humblement son directeur. Une économie circulaire en perpétuel mouvement. Au service de l’homme, de l’emploi et de la planète. — Hugues Dorzée
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www.electrosofie.be
www.ressourcerieliege.be