Leur sourire semble en dire long sur le bien-être procuré par leur insertion sur le marché du travail. Face à leurs machines à coudre, Elena, Harpreet et Eve évoquent tour à tour les projets de housses pour ordinateur, les sacs, trousses et nouveaux cabas qu’elles confectionneront bientôt avec des bâches recyclées pour le catalogue du comptoir Duchamp. Dans leur petit local du 13e arrondissement parisien, les machines sont en pause ce mardi matin. Coordinatrice d’activité, Marion Fermon passe en revue les besoins techniques liés aux commandes. Avec les couturières, elle organise le planning de la semaine. « Vendredi, n’oubliez pas qu’on aura une formation sur les ciseaux électriques, on devra préparer les pinces de coupe, les poinçons… » Médiatrice culturelle, Marion n’était pas outillée, techniquement, pour monter cet atelier ou d’autres services de proximité rendus par le comptoir Duchamp : « A la base, ce comptoir s’adressait aux familles et aux habitants du quartier, explique cette permanente de l’entreprise à but d’emploi (EBE) 13 Avenir. Grâce à la création de cette EBE nous proposons, depuis octobre 2019, une série de services comme la vente de matériel informatique reconditionné, une blanchisserie, de la location de matériel de puériculture, un service Mondial relais et cet atelier de couture. »
Dans cette fabrique de liens, tout se tisse au gré des idées et des besoins exprimés par les demandeurs d’emploi. Ceux-ci sont orientés vers 13 Avenir par un comité local pour l’emploi qui rassemble une diversité d’acteurs du territoire (voir infographie ci-dessous). D’origine russe, Elena fut la première à frapper à la porte du comptoir Duchamp en 2019 : « J’étais styliste diplômée en Russie et je travaillais dans une petite entreprise, raconte-t-elle. Mais je ne trouvais pas de travail à Paris vu la concurrence dans le domaine. Lorsque j’ai été contactée par Pôle emploi en 2018, j’ai été accompagnée et puis j’ai formulé la proposition de monter cet atelier. »
Egalement employée, Eve se désespérait au chômage. Solaire et assertive, elle mesure le chemin parcouru : « Moi, je ne savais pas mettre un fil dans une aiguille !, s’exclame-t-elle. Ici, il y a une bonne ambiance, une chouette équipe de six couturières et une excellente référente. J’ai trois enfants et je peux travailler en respectant mes croyances personnelles [Eve porte le hijab]. Le matin, je ne viens jamais en trainant les pieds. »
Figurant parmi les dix territoires pilotes zéro chômeur de longue durée mis en place depuis 2016 en France, les périmètres Oudiné-Chevaleret et Bédier-Boutroux, dans le 13e arrondissement, recensaient au début de l’expérience 360 chômeurs de longue durée (13 % du chômage local). Près d’un ménage sur deux y vit sous le seuil de pauvreté. « La particularité de ces deux quartiers, qui dénombrent 3 600 habitants, c’est la cohabitation entre des poches de population plus fragilisée et une zone d’affaires qui se développe fortement le long de la Seine, explique Pierre Mahé, stagiaire à 13 Avenir et guide lors de cette immersion. L’objectif de l’entreprise à but d’emploi est de faire en sorte que le tissu économique soit solidaire à travers les partenariats de différentes natures, dans une logique de non-concurrence. »
« Les entreprises à but d’emploi constituent une innovation sociale majeure »
Maximilien Tutard, 13 Avenir
Cap sur « Plan libre », situé quelques îlots plus loin. Logé dans la cité du Refuge, vaste bâtiment art-déco de l’Armée du Salut dessiné par Le Corbusier en 1933, ce nouveau tiers-lieu, dernier-né de 13 Avenir, abrite un atelier de menuiserie, un restaurant solidaire, un espace de coworking, des ateliers informatiques et de médiation culturelle. Lumineux, aéré, cet espace meublé en partie avec les productions de la menuiserie inspire la quiétude : « Le démarrage n’a pas été évident avec la crise du Covid, expose Maximilien Tutard, responsable du développement de Plan libre. Sept salariés nous ont rejoints pour le moment. Trois sont en cuisine, trois en salle et une autre en animation. Le principe est à chaque fois le même : si les personnes sont volontaires et motivées, elles sont recrutées à durée indéterminée. »
Débordant de fruits et légumes invendus, le vélo-cargo poussé par Alexandre et Oumar revient de la tournée des marchés locaux. C’est sur cette base végétarienne qu’Harry, le chef, compose ses recettes. Menu du jour : quiche aux carottes, omelette-pommes-de-terre et fondant au chocolat. Le tout pour six euros autour d’une table conviviale. « Cela démarre doucement. Notre objectif, à terme, est d’atteindre vingt-cinq couverts, poursuit Maximilien. On essaie de pousser la vente à emporter via les comptoirs seniors. Les structures associatives manifestent de l’intérêt pour construire des ateliers de formation ici. L’objectif, avec les recettes liées à l’activité et aux partenariats, ne sera jamais de faire du bénéfice, mais d’essayer d’équilibrer le budget. Nous devons couvrir les coûts de gestion, le temps de formation au-delà de ce que les pouvoirs publics versent aux entreprises à but d’emploi. Il faut prendre en compte l’innovation sociale majeure que constituent ces EBE. Les besoins existent et cela crée de la valeur économique. »
Parmi les principes de l’entreprise, le temps de travail choisi par les salariés est un élément déterminant de leur motivation. « J’ai travaillé pour des grands hôtels, mais ma vie de famille était devenue impossible en raison des horaires coupés, raconte Sharanjit, serveur en salle à Plan libre. Ici, j’ai pu aménager mon temps pour être disponible pour ma famille en fin de journée. Je gagne moins qu’avant, mais je me sens bien. »
Installée devant un ordinateur, Mireille Djedje, ancienne aide-soignante, nous interpelle, ravie de prendre la pose pour une séance photos : « J’ai arrêté de travailler en hôpital pour des raisons de santé avant de me retrouver au chômage et j’ai été recrutée par 13 Avenir comme médiatrice culturelle, explique cette grand-mère, dont les petits enfants résident au Cameroun et en Côte d’Ivoire. Mon job consiste à sensibiliser les personnes qui souhaiteraient se faire vacciner dans les cités. La possibilité de construire mon projet a été déterminante pour moi. »
« Le premier vecteur de développement de nos activités sur les territoires, c’est le bouche-à-oreille » Justine Evrard, 13 Avenir
Incubation de services de quartier, mise en relation avec des artisans locaux, services de livraison « dernier kilomètre », ateliers de bien-être, balades commentées par des habitants du quartier travaillant pour l’EBE… En moins de cinq ans, 13 Avenir a démontré sa capacité à mettre en œuvre une dynamique de réduction forte du chômage de longue durée sur un territoire réduit avec une grande diversité de programmes.
« Nous intervenons de façon souple et réactive face aux besoins ponctuels des acteurs locaux et des entreprises du territoire, analyse Justine Evrard, directrice des opérations de 13 Avenir. On développe une série d’actions utiles et innovantes autour de l’économie circulaire, de l’écologie en ville… C’est stimulant intellectuellement et on s’ennuie peu. On a réussi à structurer une organisation du travail avec soixante salariés, recrutés sans sélection, qui étaient souvent éloignés de l’emploi. Cela reste la grande différence avec les autres dispositifs d’insertion. On inverse la logique et on adapte les emplois aux personnes et pas l’inverse. »
Ce changement de paradigme ne va pas sans difficulté pour des personnes confinées dans des rôles d’exécutants ou qui ont perdu confiance en elles. La mobilisation est donc un enjeu crucial dans un processus où chaque demandeur d’emploi est accompagné individuellement. Avec, parfois, des profils étonnants, comme celui d’Asma, docteure en biologie d’origine tunisienne, au chômage en raison d’une non-reconnaissance de diplôme. Asma a été recrutée par l’EBE pour construire ses programmes de formation. « _Et cela me plaî_t, confie-t-elle. Même si à la base je rêvais d’enseigner en France. »
L’expérience de la première phase a montré sur l’ensemble des dix territoires français que la taille optimale d’une EBE, d’un point de vue économique, se situe autour de nonante salariés. Si le salaire (10,83 euros bruts de l’heure) est garanti par l’Etat, les entreprises à but d’emploi doivent néanmoins trouver l’équilibre à travers des partenariats publics diversifiés et la vente de leurs services. Ce « complément » représente près de 25 % du chiffre d’affaires total de 13 Avenir en 2022 (1,8 million d’euros).
« Le premier vecteur de développement de nos activités sur les territoires, c’est le bouche-à-oreille, souligne Justine Evrard. Notre challenge, aujourd’hui, c’est de construire soixante emplois supplémentaires dans les prochaines années en vue d’atteindre l’embauche de la totalité des personnes durablement privées d’emploi. Mais l’EBE seule ne pourra pas les porter. On doit imaginer des stratégies de partenariats. »
En ligne de mire, la supression du chômage de longue durée ne semble plus une utopie. Evaluée positivement dans un rapport commandé par le ministère français du travail à un collège d’experts en 2021, l’expérience, qui concerne désormais dix-neuf territoires ruraux et urbains, sera étendue dans les cinq prochaines années à soixante territoires. Un laboratoire unique en Europe dont la Belgique pourrait s’inspirer. — Christophe Schoune
« Un droit à l’emploi garanti par l’Etat »
Inscrite dans les déclarations gouvernementales, la mise en place des territoires zéro chômeur de longue durée demeure laborieuse en Belgique. Deux études de l’ULB et de la KULeuven ont confirmé leur pertinence écologique et socio-économique. A Bruxelles, l’ambitieux projet porté par Actiris s’enlise politiquement. En Wallonie, un premier appel à projets sera lancé au printemps.
Le concept de territoire zéro chômeur est un investissement public relativement coûteux mais socialement très rentable. » Voilà une des conclusions phares de l’étude conjointe de la KULeuven et de Factor X, commandée par Actiris à Bruxelles. Publié fin 2021, ce travail évalue le coût du chômage de longue durée à charge des pouvoirs publics à 26 900 euros par personne et par an. Un montant qui englobe les allocations, leurs coûts de gestion et les frais de santé plus élevés pour la société auxquels font souvent face les personnes précarisées. La mise en place de territoires zéro chômeur de longue durée (12 mois), via le transfert des moyens à des entreprises à but d’emploi (EBE) et le soutien à des modalités locales d’accompagnement des futurs ex-chômeurs, s’élèverait à environ 40 500 euros par an et par personne à charge de l’Etat. La différence de 13 600 euros serait pour sa part vite amortie grâce aux effets secondaires macro-économiques, tant négatifs que positifs, ainsi qu’aux retours à plus long terme liés à ces dépenses.
« Dans les territoires où des centaines de familles voient leurs revenus augmenter simultanément, il y a naturellement plus de consommation, analyse Ides Nicaise, professeur à la KULeuven, coordinateur de cette étude. De plus, les entreprises sociales achètent également toutes sortes de biens et services intermédiaires. Ces dépenses créent des emplois supplémentaires dans d’autres entreprises, engendrant un cercle vertueux. Après quelques années, nous constatons également que les employés du groupe cible aiguisent leurs compétences grâce à leur réinsertion et deviennent éventuellement employables ailleurs sans subventions. »
Conclusion : « À la dixième année d’exploitation, dans un scénario moyen prudent, l’investissement rapporte chaque année à la collectivité environ trois fois son coût. »
Ces projections de la KULeuven renforcent les conclusions d’une autre étude sur le sujet, de l’ULB (Dulbea), qui envisage « un retour sur investissement public positif d’un tel dispositif créateur d’emplois susceptibles de correspondre aux capacités et aux aspirations professionnelles des travailleurs concernés, mais aussi de viser des niches de marché qui génèrent des bénéfices pour la société et ne font pas concurrence aux entreprises ordinaires. »
« Il faut se donner les moyens de nos ambitions en s’inspirant de l’expérience française et ne pas bricoler des dispositifs hybrides »
Julien Charles, UCLouvain
Dans une note stratégique dont Imagine a pris connaissance, le comité de direction d’Actiris charpentait à l’automne dernier une proposition de « modèle bruxellois » de territoire zéro chômeur (taille d’entreprise, public-cible, etc). Les futures entreprises à but d’emploi bruxelloises pourraient miser sur le développement d’un potentiel théorique de 2 400 emplois « supplémentaires » ne créant pas de concurrence avec les emplois dignes et durables existants, en misant notamment sur des secteurs à haut impact social et écologique.
Ces treize secteurs ont été précisés par une troisième étude réalisée par Concertes et différents acteurs pour Actiris. Cette dernière souligne qu’ils « répondent à cinq fonctions vitales sur un territoire zéro chômeur de longue durée : renforcer la cohésion du territoire, préparer le futur, utiliser l’existant, améliorer les liens sociaux et renforcer l’économie sociale et circulaire. » Agence de résilience climatique, espaces et centres de collecte et revalorisation de biens, filière de production d’engrais biologique, activités de support et de réparation… « Si ces treize secteurs ne sont pas ‘‘vierges’’ de toute activité en Région Bruxelles-Capitale, la proposition est de les généraliser pour en atteindre le plein potentiel », évoque la note du comité de direction d’Actiris.
Co-auteur des propositions liées à ces secteurs potentiels, le sociologue Julien Charles, chargé de cours à l’UCLouvain, soutient la pertinence de cette démarche : « Pour que cela fonctionne, il faut se donner les moyens de nos ambitions en s’inspirant de l’expérience française et ne pas bricoler des dispositifs hybrides ou sous-financés qui risquent d’être contre-productifs, remarque-t-il. Les premières années du projet, il ne se passe pas grand-chose de très innovant. Plus l’entreprise à but d’emploi est matûre, plus les personnes éloignées de l’emploi sont intégrées et plus leur voix se fait entendre. Ces dispositifs sont plus efficaces lorsque des personnes font partie intégrante de la gouvernance du projet. »
Partis avec une longueur d’avance sur la Wallonie, les projets de territoire zéro chômeur de longue durée soutenus par Actiris à Bruxelles sont désormais au frigo gouvernemental. Ministre de l’emploi, Bernard Clerfayt (Défi) a signifié à plusieurs reprises qu’il attendait du gouvernement fédéral un accord de coopération pour garantir le transfert des montants des allocations de chômage vers les régions qui soutiendraient ce nouveau dispositif. Et côté fédéral, le ministre de l’Economie Jean-Yves Dermagne (PS) s’est limité pour le moment à évoquer l’idée de créer des zones franches, supposées favoriser le développement de territoire zéro chômeur de longue durée.
Sans attendre un très hypothétique accord fédéral, la ministre régionale wallonne de l’Emploi Christie Morreale (PS), quant à elle, devrait lancer un premier appel à projets dans le cadre de la prochaine programmation 2021-2026 du Fonds social européen. Une manne de 102 millions serait consacrée à au moins quinze projets dans des communes de plus de 5 000 habitants. Promoteur de longue date de l’idée de territoires zéro chômeur de longue durée, Paul Timmermans, président de la chambre du bassin Hainaut-Sud, porte un regard critique sur les critères d’éligibilité wallons : « Contrairement à la France, la Wallonie ne veut pas créer d’entreprise à but d’emploi mais s’appuyer sur des structures existantes, analyse-t-il. C’est une fausse bonne idée car on discerne mal comment des CPAS, des acteurs de l’insertion socio-professionnelle ou de l’économie sociale classique vont pouvoir pleinement entrer dans la logique de ces EBE qui recrutent des personnes à durée indéterminée sur base volontaire, sans sélection, en construisant le projet avec les travailleurs. » En charge du dossier chez ATD Quart-Monde, Antoine Scailliet abonde en ce sens : « On a du mal, à ce stade, à comprendre comment ces projets wallons vont pouvoir respecter leurs principes de base s’ils constituent un point de plus à l’ordre du jour dans des groupes qui existent déjà et qui sont confrontés à d’autres enjeux ou à des modèles économiques concurrentiels. »
De l’ambition et des moyens ! Pour réussir ce pari des territoires zéro chômeur de longue durée, l’investissement dans l’accompagnement est une clef essentielle, confirme Paul Timmermans : « Viser l’exhaustivité de la mise à l’emploi des chômeurs de longue durée sur un territoire, ce n’est pas rien, souligne-t-il. Il faut asseoir tous les acteurs concernés par l’emploi autour d’une même table afin de constituer des comités locaux qui identifieront les projets d’activités utiles sur le territoire. Et cela demande au moins un temps plein par commune concernée. »
En deçà des attentes des acteurs de la société civile belge, les projets wallon et bruxellois évoquent, en creux, la question du droit au travail pour toutes et tous. « Cela fait quarante ans qu’on laisse le marché gérer la question de l’emploi. Le chômage de longue durée s’est installé durablement avec des corrections à la marge, analyse Gaëtan Vanloqueren, professeur invité à l’Ichec. Fondamentalement, l’idée qui n’est jamais testée, c’est celle d’un Etat qui garantirait l’emploi en dernier ressort à celles et ceux que le marché exclut. Ces territoires zéro chômeur de longue durée permettent d’expérimenter un projet de société inclusif qui change radicalement de l’approche néolibérale classique d’un marché du travail qui s’auto-régulerait, un pur fantasme d’économistes coincés dans des syllabi du début du 20e siècle. »
Soutenues par les travaux de l’économiste Pavlina Tcherneva aux Etats-Unis, les prémices de la garantie d’emploi ont été intégrées à la proposition de Green New Deal américain par des élus progressistes. Cette voie législative pourrait être un modèle d’inspiration pour l’Europe : « L’emploi demeure le grand impensé de la transition écologique, affirme Gaëtan Vanloqueren. Or, il est fondamental de mettre l’emploi au même niveau d’importance que l’écologie car on ne réussira pas cette transition sans sécuriser les travailleurs et sans place pour la dignité humaine. Il est dès lors essentiel que les mouvements progressistes soutiennent la garantie d’emploi à un salaire décent financée par l’Etat et au service d’activités de transition climatique et de réponses aux besoins sociaux. » — Christophe Schoune
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– 13avenir.fr
– L’évaluation des territoires zéro chômeur en France :
dares.travail-emploi.gouv.fr/publication/experimentation-territoires-zero-chomeur-de-longue-duree
– Les conditions de développement en Belgique :
www.cesep.be/PDF/ETUDES/2020/Territoire%20zéroChomeurs.pdf