Et si… Et si le groupe Lego, groupe détenu par une des plus riches familles danoises et entreprise de jouets ultra populaire, approvisionnée par la firme chinoise Dongguan Wing Fai Foam Products Co. Ltd était soumise au devoir de vigilance ? Ou Ferrero International SA, l’un des plus importants producteurs de chocolat et de confiserie (Ferrero Rocher, Nutella, Kinder) au monde, dont le siège est au Luxembourg, et qui s’approvisionne entièrement en cacao en Afrique occidentale et en Equateur ? Ou encore le groupe Bayer, géant chimique et pharmaceutique allemand et leader de la fabrication de pesticides et de semences génétiquement modifiées depuis l’acquisition de Monsanto ? C’est la question principale d’un rapport de l’European Coalition for Corporate Justice et Anti-Slavery International publié en 2020 qui se penche sur les violations des droits humains et les dommages environnementaux causés par des entreprises européennes dans des pays du Sud. Surexploitation des employés, travail forcé des enfants, déforestation massive, pollution des eaux, accaparement de territoires indigènes, empoisonnement aux pesticides, non-respect de la liberté d’association… La liste est longue. « Ces entreprises ne se sont pas attaquées aux abus perpétrés par leurs filiales ou leurs partenaires commerciaux impliqués dans leur chaîne de valeur, sur lesquels elles exercent souvent un contrôle ou une influence considérable », précise ce rapport. Et de pointer l’absence de législation sur la responsabilité des entreprises qui empêche les victimes de leur demander des comptes.
Des législations contraignantes autour du « devoir de vigilance » pourraient toutefois changer la donne. « Il renvoie à l’obligation de prendre les mesures nécessaires pour (faire) respecter les droits humains, sociaux et de l’environnement dans toutes leurs activités et celles de leurs filiales et fournisseurs tout au long de leurs chaînes de valeur. Ce concept implique donc deux obligations, distinctes mais liées, pour les entreprises : faire preuve de ’’diligence raisonnable’’ et réparer les dommages causés », décrypte Sophie Wintgens, chargée de recherche sur le commerce international au CNCD-11.11.11. Autrement dit : leurs activités ne pourraient porter atteinte aux droits. Et en cas d’abus, les firmes devraient s’assurer qu’une réparation soit possible, en valorisant l’accès à des voies de recours.
Consacré dans les principes directeurs des Nations unies en 2011, ce devoir repose pour l’instant sur la bonne volonté des entreprises. Or, celles-ci évoluent dans une économie globalisée, les chaînes de valeur sont fragmentées (filiales, fournisseurs, sous-traitants, etc.) et manquent de transparence. Résultat : les entreprises ont pu profiter, volontairement ou non, de cette opacité et se dédouaner des violations commises… que le consommateur, non averti, peut financer à son insu. « Les smartphones composés de minerais issus de zones de conflit, les vêtements confectionnés par des ouvrières surexploitées, le cacao récolté par des enfants, la viande dont l’élevage a engendré une déforestation massive… », liste la campagne du CNCD-11.11.11 sur le devoir de vigilance.
« Il est désormais acquis que les initiatives prises sur base volontaire ne suffisent pas, un cadre contraignant est nécessaire »
Sarah Vaes, chargée de plaidoyer pour Oxfam Belgique
Pendant dix ans, « les gouvernements ont principalement compté sur les initiatives volontaires et l’auto-régulation par les entreprises pour promouvoir le respect des droits humains et de l’environnement dans les opérations commerciales. Mais il est désormais acquis que les initiatives prises sur base volontaire ne suffisent pas et qu’un cadre contraignant est nécessaire. Ce n’est pas seulement un consensus entre les chercheurs ou la société civile : beaucoup d’entreprises sont demandeuses, notamment celles qui tentent de s’investir dans des démarches plus durables et respectueuses des droits humains et qui font face à la concurrence déloyale d’acteurs qui ne le font pas », complète Sarah Vaes, chargée de plaidoyer pour Oxfam Belgique. D’après une étude de la Commission européenne, seuls 16 % des entreprises ont pris de telles mesures.
Face à cet échec, certains Etats – la France, la Norvège et l’Allemagne – ont adopté des législations en la matière. D’autres – les Pays-Bas, l’Espagne – se sont engagés à le faire. En Belgique, une proposition de loi déposée au printemps 2021 végète en attendant les positions de la Commission européenne, qui a proposé une directive en février dernier. Le texte, qui doit être amendé par le Parlement, est un pas en avant. Mais d’aucuns estiment qu’il est trop limité.
L’un des plus gros écueils : toutes les entreprises – les PME, composante majeure du tissu économique européen – ne sont pas concernées. La Commission vise deux catégories en particulier : les entreprises de plus de 500 employés avec un chiffre d’affaires supérieur à 150 millions et et celles de 250 travailleurs réalisant un chiffre annuel de plus de 40 millions actives dans des « secteurs à risque » (textile, agriculture, extraction minière). Soit quelque 13 000 entreprises européennes et 4 000 extra-européennes (mais actives sur le marché intérieur), « l’équivalent de moins de 1 % », pointe Sarah Vaes. Au niveau belge, il s’agit de 280 entreprises, dont seize actives dans ces secteurs.
Quant à la chaîne de responsabilité, elle s’arrête au « deuxième tiers », c’est-à-dire au sous-traitant du sous-traitant. « La directive passe ainsi à côté de ce qu’est véritablement une chaîne de valeur, notamment dans l’industrie textile, où les violations des droits fondamentaux sont légion et où le travail informel occupe une place importante », commente Zoé Dubois, responsable de plaidoyer chez achACT. La directive ne touche, en outre, qu’aux seules « relations commerciales établies » dans leur chaîne de valeur. « La directive définit ce concept comme une relation directe ou indirecte qui est ou devrait être durable, compte tenu de son intensité ou de sa durée et ne représente pas une partie négligeable ou simplement accessoire de la chaîne de valeur, précise Sarah Vaes. Cela pourrait donc avoir comme effet négatif d’encourager les relations commerciales à court termes. Or, on sait que s’attaquer aux causes profondes de l’impact négatif dans les chaînes de valeur mondiales nécessite des relations à long terme, prévisibles et coopérantes. » Par ailleurs, la directive repose encore trop sur le principe de la responsabilité en cascade. Résultat : les maisons-mères pourraient prétendre remplir le devoir de vigilance en se cachant derrière des « clauses contractuelles » imposées à leurs fournisseurs, lesquels doivent respecter le « code de conduite » de l’entreprise. « En signant une clause, le fournisseur s’engage à respecter, par exemple, la liberté d’association, la liberté syndicale, etc. S’il ne respecte pas le code de conduite ? Ce n’est pas le problème de l’entreprise donneuse d’ordre qui estimera avoir pris les précautions nécessaires en lui faisant signer un contrat. Si l’on regarde le code de conduite d’H&M, on dirait une entreprise à finalité sociale… Or, on sait bien qu’adhérer à ce code n’est pas une garantie suffisante du respect du devoir vigilance », dénonce Zoé Dubois.
Autre lacune importante : les victimes auront la possibilité d’engager des poursuites judiciaires devant des tribunaux européens… mais la charge de la preuve reposera sur leurs épaules. Aucune mesure n’est prévue pour équilibrer les forces en présence : coûts élevés des procédures, accès limité aux preuves, complexité des poursuites transnationales, etc. Pour le CNCD-11.11.11, « l’accès à la justice risque de rester lettre morte et la directive est une occasion manquée si le texte ne prévoit rien pour dépasser ces obstacles juridiques ».
Un cas en cours illustre la difficulté des parties prenantes à accéder à la justice. En 2019, des associations françaises et ougandaises ont assigné Total en justice, lançant ainsi la première action judiciaire basée sur la loi française relative au devoir de vigilance. Celle-ci oblige toute multinationale à « prévenir les atteintes graves envers les droits humains et l’environnement » chez leurs sous-traitants et fournisseurs étrangers, grâce à un plan de vigilance.
Estimant que l’entreprise pétrolière ne respecte pas ses obligations légales dans le cadre de deux mégaprojets d’exploitation pétrolière (EACOP et Tilenga) dans l’ouest de l’Ouganda et en Tanzanie, les plaignants ont fait appel à la justice française qui a d’abord renvoyé l’affaire devant un tribunal commercial.
La Cour de Cassation a fini par trancher en reconnaissant la compétence du tribunal judiciaire. « Trois ans ont été perdus sur des questions de juridiction. Et pendant ce temps-là, les communautés continuent de souffrir. Les droits fonciers, à un environnement propre et sain, à l’alimentation, de gagner sa vie décemment et de s’associer sont bafoués, avance Diana Nabiruma, chargée de communication de l’AFIEGO (African Institute for Energy Governance). L’existence de la loi sur le devoir de vigilance n’est pas suffisante. Elle doit être suivie d’une mise en œuvre basée sur une approche des droits humains et de l’environnement. Les rapports de diligence de Total sont très élaborés et volumineux, plus d’un millier de pages. Mais entre ce qui est écrit et ce qui est fait, la différence est énorme ! Que les lois existent ou non, les multinationales ne respectent pas les règles internationales. Surtout en Afrique, où nous avons de grands problèmes de gouvernance et où le pouvoir des entreprises est gigantesque : elles ont plus d’argent que les pays dans lesquels elles opèrent ! Le calcul est simple : notre gouvernement est désespérément à la recherche de revenus. Ces investisseurs étant les seuls de la région, nous devons les traiter comme des rois. Ils peuvent extraire les ressources africaines, en étant dérangés au minimum par la population, pour faire du profit au détriment des habitants et de l’environnement. »
Et si… Et si, à l’instar des filières équitables, le monde de l’entreprise, tous secteurs confondus, prévenait les atteintes aux personnes et à l’environnement, en toute transparence, pour renforcer le lien de confiance entre les producteurs et les consommateurs. Une utopie ? Nos interlocuteurs assurent le contraire. Le tout demeure d’abord affaire de courage politique. — Sarah Freres
Des bananes colombiennes au goût amer
Quel est le lien entre les violations des droits humains en Colombie, la production de bananes et la Belgique ? C’est l’une des questions que s’est posé Frédéric Thomas, chargé d’étude au Cetri (Centre Tricontinental), qui vient de réaliser une étude de cas sur le devoir de vigilance vu par des organisations colombiennes et syndicales internationales. Parmi les deux exemples étudiés, l’un se focalise sur la région d’Uraba, laboratoire de la naissance et du développement des groupes paramilitaires et qui occupe une place importante dans l’histoire du conflit armé en Colombie. En outre, elle est la région la plus productrice de bananes, dont la Belgique est la principale destination. « La responsabilité sociale des entreprises y est limitée et la violence antisyndicale historique. Il n’y a, par ailleurs, pas ou peu d’accès à la justice pour les parties prenantes. Les entreprises bananières ne sont pas étrangères aux massives violations des droits humains, en raison de leur collusion avec l’Etat colombien et de leur lien avec les paramilitaires, qu’elles ont financés et soutenus pour avoir une forme de paix sociale, accès à des terres pour la production de bananes et des travailleurs bon marché, explique Frédéric Thomas. La Belgique ne s’est jamais interrogée sur sa responsabilité ! Or, ce modèle imposé par la terreur depuis les années nonante et dont elle tire profit, persiste. Les entreprises, qui ont une position monopolistique au niveau de l’emploi, n’ont pas de mécanisme de contrôle pour les normes environnementales, le respect du droit du travail, etc. La chaîne commerciale est complexe et peu transparente (multitude de sous-traitants, succursale dans les paradis fiscaux, etc.) et il est donc difficile de la remonter pour montrer le lien entre les importateurs belges et les entreprises locales. » D’après le chercheur, l’étude déconstruit une idée préconçue sur les entreprises, qui ne sont pas des acteurs neutres. « Cette croyance selon laquelle elles sont des acteurs isolés d’un contexte est un leurre. Elles l’influencent, peuvent tirer profit d’une situation peu respectueuse des droits humains, voire l’aggraver. On ne peut donc pas avoir une lecture libérale ou abstraite des acteurs privés, qui sont parties prenantes d’un contexte et de sa complexité. » — S. F.