Une caisse après l’autre, Renaud Devries sort ses laitues, feuilles de roquette, choux-raves et autres carottes de sa camionnette. Trois balances installées sur une table, la répartition des légumes en « petits » ou « grands paniers » se fait en compagnie d’Oumama, l’une des mangeuses de son Gasap (ou Groupe d’achats solidaires de l’agriculture paysanne). En ce début de printemps, c’est pour lui la reprise de ses récoltes et livraisons. Cette dixième saison est celle du changement : ce philosophe de formation a saisi avec enthousiasme la proposition d’un collègue de partager ses terres pour passer à 100 % comme maraîcher et laisser tomber son mi-temps de formateur – jusqu’ici obligatoire pour s’assurer un revenu correct. Ils vont mutualiser dans une coopérative leurs outils, leurs savoirs, leur temps.
« Avec le changement climatique, le métier est de plus en plus complexe et prend de plus en plus de temps, je devais changer d’échelle. Quand tu passes à deux, ton gain de temps fait plus que doubler, tu t’économises sur le plan physique et psychologique et tu dégages des moments de repos. La solitude au travail est une vraie question, le modèle de l’agriculteur qui doit assurer et assumer seul ses responsabilités est à remettre en cause. »
Renaud Devries est l’un de ces maraîchers bio sur petite surface (1,5 hectare pour 2,5 temps pleins) en pleine réinvention, avec comme mots d’ordre la collaboration, le collectif, la diversification, la professionnalisation… Ouverture d’une épicerie partagée, organisation conjointe de plans de culture, système d’achat-revente pour compléter les paniers, usage de machines plus performantes, collaboration avec des agriculteurs spécialisés en légumes adaptés aux moyennes surfaces (pommes de terre, carottes, panais ou autres racines), magasin à la ferme et groupes d’achat… « C’est un secteur ultra-dynamique, constate Virginie Detienne, directrice du Crabe Asbl, qui organise notamment des formations dans le domaine, où les initiatives foisonnent, mais où l’on cherche aussi la bonne formule. Trouver un équilibre entre surface, volume et commercialisation n’est pas évident. »Et si Renaud Devries ainsi que bien d’autres insistent pour sortir d’une vision « pessimiste et plaintive »du métier, d’aucuns sont à la peine et c’est en réalité tout le secteur du bio et des circuits courts qui est en mouvement et en recherche. « Ceux qui restent sont des héros ! »estime ainsi un maraîcher qui a abandonné après six années de labeur, ne parvenant pas à dégager un revenu au-delà des 800 à 1 000 euros par mois malgré ses soixante heures de travail par semaine. « On voit pas mal d’abandons, constate Pierre Laviolette, du collectif 5C. Des gens formés ne s’installent pas, des projets ne trouvent pas de maraîchers. C’est un travail peu rentable, or ces agriculteurs sont à la base de tout, nous devons les soutenir ! »
La crise du Covid avait pourtant donné bien des espoirs à de nombreux acteurs, avec des chiffres de vente qui explosaient au moment du confinement, faisant des bons de + 20, + 30, voire même + 50 % dans certains cas. Le temps de cuisiner, les courses comme sortie autorisée, l’envie de produits plus sûrs en temps de crise avaient poussé de nombreux consommateurs nouveaux à sillonner les rayons des magasins à la ferme, des épiceries bio et des boutiques de producteurs. Mais une fois les restrictions passées, la plupart d’entre eux ont disparu. « Nous espérions que les changements induits par le confinement aient stimulé la réflexion… Mais la réalité est revenue de façon parfois violente, beaucoup sont repartis vers la grande distribution », regrette Pierre Laviolette. Et l’augmentation actuelle du coût de la vie renforce encore la tendance, l’alimentation étant souvent l’une des premières variables d’ajustement. L’impact est sensible, « même parmi notre clientèle, au pouvoir d’achat plutôt correct », remarque Pierre-Yves Boucau, directeur achats et logistique chez Färm.
A la BEES coop, supermarché coopératif, les montants moyens des paniers n’augmentent pas – contrairement aux prix. Les clients-coopérateurs achètent donc moins. « Nous débattons de la possibilité de faire entrer des produits qui n’ont pas d’autre qualité que leur prix pour leur permettre de panacher, relève Geneviève Boxus, la chargée de communication. Mais cela pose évidemment beaucoup question. Les clients aiment ne pas avoir à regarder les étiquettes, savoir que quoi qu’ils achètent ici c’est de qualité et éthique. »
Les interrogations sont en réalité structurelles : ces dernières années ont vu exploser le nombre des points de vente se réclamant du bio, des circuits courts et du vrac. A Bruxelles, beaucoup d’interlocuteurs estiment le marché saturé. Les chaînes se sont multipliées, et la bataille est parfois rude. Färm, après avoir déjà racheté Biostory et ses cinq magasins, s’est à présent associé avec Biotope, l’un des plus gros acteurs du bio sur les marchés belge et néerlandais. « Nous voulons créer un réseau plus grand pour assurer un marché suffisant aux transformateurs qui ont besoin de beaucoup de points de vente pour atteindre un volume correct, argumente Pierre-Yves Boucau. Nous allons continuer à travailler avec les producteurs avec lesquels nous traitons en direct, mais plus avec d’autres centrales d’achat. » A des échelles et avec des réponses très différentes, les commerçants petits et grands font notamment face à la grande distribution qui s’est aujourd’hui pleinement engouffrée dans le bio et/ou le local. Jean-Paul Chantry, nouveau directeur général de la coopérative Coprosain, acteur historique du secteur actuellement en réorganisation judiciaire, constate qu’il est de plus en plus difficile de se différencier des grandes surfaces, des fournisseurs jusqu’il y a peu uniquement disponibles dans les magasins « spécialisés » se trouvant à présent aussi dans leurs rayons. « Il y a eu un gros rattrapage, abonde Muriel Bernard, fondatrice d’eFarmz, site de vente en ligne de produits bio et locaux, des produits auparavant de niche comme le Pain des fleurs ou Nocciolata se trouvent par exemple dans les Delhaize. »
« La réponse classique c’est on grandit, on fusionne, on diminue les prix et on mange les autres,commente Cédric Melin, producteur et membre de la coopérative Agricovert. Nous n’en voulons pas, mais allons-nous tenir ? Ma grande crainte pour le secteur c’est qu’on finisse par reproduire le modèle dominant avec juste un autre produit – le bio. »
Or ce modèle dominant a entre autres pour conséquence de tirer les prix vers le bas. Les grandes surfaces, qui sont aujourd’hui les principaux distributeurs du bio (52,5 % des ventes en supermarchés, hard discount et hypermarchés), « utilisent les produits de base comme produits d’appel, négocient des prix très bas, font jouer la concurrence avec les productions d’origine plus lointaine, observe Marc Kerckhove, coordinateur au Crabe, même si quelques gérants indépendants nouent encore des partenariats locaux. » Cette politique attire d’évidence des consommateurs, souvent peu informés des différences entre un bio industriel et un autre – ou peu concernés. « Ils achètent de plus en plus de bio, analyse Fabian Daniel, agriculteur bio sur moyenne surface, mais très peu de belge ! Nos voisins néerlandais ou allemands produiront toujours à plus faible coût avec des surfaces de 2 ou 3 000 hectares… » Les conditions de travail ne faisant pas partie du cahier des charges du bio, d’autres poussent encore plus vers le bas – des exploitants espagnols sont par exemple régulièrement dénoncés. S’ajoute à cela l’accent mis à présent sur le local – qui ne dit rien des pratiques agricoles, mais brouille le message selon certains. « Les clients croient acheter de la qualité en prenant du local, une qualité moins chère que le bio, poursuit l’agriculteur, amer. On donne une image ‘‘verte’’ à l’industriel, on industrialise le bio le plus possible… Les gens ne perçoivent plus notre plus-value. »
Or le consommateur est comparateur… Ces tarifs tirés vers le bas par les grandes surfaces ont un impact ailleurs dans le secteur. « Nos clients sont très peu compréhensifs si nos prix sont différents de ceux du marché », constate Pierre-Yves Boucau chez Färm. « Même là où le principe affiché est ‘‘le producteur fixe son prix’’, en pratique ils tentent de faire baisser les tarifs », atteste Caroline Devillers, de Bel go Bio, productrice sur grande surface de patates douces, persil tubéreux, yacon ou autres.
André Lefèvre, agriculteur et directeur du principal grossiste de Wallonie, Interbio, défend quant à lui l’idée d’un « bio à la portée de toutes les bourses ». « Ce n’est pas l’agriculture de nos grands-parents, nous avons des machines sophistiquées, des computers… Nous devons nous professionnaliser au maximum et avoir une production importante pour réduire les coûts. » Selon lui, une marge de progression existe encore en Belgique. Mais Caroline Devillers, elle, s’inquiète, comme Fabian Daniel, de l’objectif wallon d’atteindre les 30 % de surfaces agricoles cultivées en bio en 2030 : les producteurs de grandes cultures atteignent déjà la saturation aujourd’hui – or ce sont eux qui peuvent permettre d’augmenter significativement les superficies. « Nous entrons en concurrence les uns avec les autres, regrette Fabian. Pour moi il faut arrêter les conversions : chaque petite ferme qui se convertit en bio à présent prend la place d’une autre, et chaque grande prend la place de plusieurs petites. »
« Ma grande crainte pour le secteur c’est qu’on finisse par reproduire le modèle dominant
avec juste un autre produit – le bio »
Cédric Melin, producteur et membre de la coopérative Agricovert
Ils sont une centaine de producteurs à se convertir chaque année, mais ce rythme tend à diminuer : ils étaient 76 en 2021. « Ils attendaient les précisions concernant la PAC (Politique agricole commune), la consommation progresse moins vite, et puis les différences de prix entre conventionnel et bio ne sont plus très grandes, analyse Ariane Beaudelot, coordinatrice du pôle développement de filières chez Biowallonie. Mais les tarifs fluctuent tout de même moins, et surtout les agriculteurs apprécient de reprendre leur autonomie, sont fiers de leur travail, contents d’apporter leur pierre à l’édifice par rapport à la planète, à la santé – celle des autres et la leur. Les nouvelles générations se tournent vers le bio, se diversifient, arrivent à se dégager un salaire. »
Chacun, en fonction de sa taille, cherche à développer ses filières, son écosystème. Petites surfaces au plus près de leurs « mangeurs » avec le système de l’auto-cueillette, travail sur la restauration collective (lire les encadrés), recours à l’e-commerce, communes qui mettent à disposition de maraîchers des terres publiques… « Il y a encore trop de travail en silo, constate Virginie Detienne, il faut développer les liens entre les différents maillons du système. Et à chaque échelle un segment de clients est à convaincre. »
Les maillons, précisément, se constituent peu à peu et tendent à se professionnaliser. « A chaque territoire ses solutions, explique Denis Amerlynck, producteur à la coopérative du Grand Enclos et responsable projets à celle du Réseau Paysan. Nous, nous sommes en zone rurale, dans la province du Luxembourg, et nous voulions ré-insuffler de la vie dans les villages en fournissant des épiceries. Mais les distances sont grandes ici, il fallait se rassembler pour organiser une logistique commune. » Résultats : une seule commande, une seule collecte par semaine, économies sur les démarches commerciales pour les producteurs, qui gèrent même à présent un magasin collectif à Libramont ; une seule commande, une seule livraison, l’assurance de produits de qualité à prix juste pour les commerçants. Même démarche de construction d’un maillon manquant entre agriculteurs et magasins dans la région verviétoise avec Terre d’Herbage : « Tout le monde faisait des kilomètres sans compter !, dit Alain Bastin, le coordinateur. Et puis ici c’est le producteur qui décide de son prix, et le client qui choisit – pas toujours pour le moins offrant, chaque magasin a ses critères, géographique, bio ou pas, selon sa relation avec un producteur, etc. »
Du côté des distributeurs, là aussi on tente de développer les synergies et les liens. Entre acteurs, comme les quarante membres du collectif des coopératives citoyennes pour le circuit court, dit collectif 5C, qui collaborent sur la logistique, l’usage d’un logiciel de vente en ligne, s’échangent savoir-faire et expériences et se renforcent. Mais aussi avec leurs clients, qu’ils soient coopérateurs, bénévoles, ou simples acheteurs. « Autour de l’idée de bien manger, on peut fédérer des personnes d’opinions, de cultures diverses », défend ainsi Robin Guns, administrateur délégué de Cocoricoop, coopérative née de la volonté de Groupes d’achat en commun de « sortir de l’entre-soi tout en gardant et développant le lien social. »
Mais à la base de tout cela restent les consommateurs, et les choix qu’ils effectuent. « On a fait chuter la valeur de ce qui a le plus de valeur », regrette Fabian Daniel. Et aussi les politiques mises en œuvre. « Nous en sommes encore au niveau de projets pilotes, remarque Marc Kerckove, du Crabe, pas d’un changement de la politique agricole. » « Il s’agit du modèle de société que nous voulons, défend Laurence Lewalle, coordinatrice des Gasap. Ne sommes-nous vraiment pas capables de soutenir ceux qui nous nourrissent ? Et préférons-nous consacrer nos terres à faire des patates et des frites envoyées en Chine ? » — Laure de Hesselle
Débouchés en cantine
Comment développer de nouvelles filières notamment pour les agriculteurs de moyenne surface ? Trop petits pour jouer la carte des bas prix et de la grande distribution, trop grands (et avec d’autres types de cultures) pour créer un microcosme avec un GAC ou Gasap, ils ont besoin eux aussi de diversifier leurs débouchés.
Une piste régulièrement évoquée est celle des cuisines de collectivités. Y servir une alimentation durable, locale, si possible bio, plus végétale, meilleure pour la santé serait bénéfique pour les producteurs comme pour les mangeurs ! En région liégeoise par exemple, l’intercommunale ISOSL et la Ville ont pour objectif d’aller dans ce sens pour les douze mille repas servis chaque jour, en commençant par les écoles. Le Collectif développement cantines durables cible aussi les établissements scolaires, en Wallonie et à Bruxelles. Mais si l’idée est simple, sa réalisation ne l’est pas tant que ça. Du côté des pouvoirs publics par exemple, cela nécessite une réécriture des appels d’offres. « Nous effectuons un travail de recherche, d’identification des besoins et des possibilités, explique Davide Arcadipane, attaché de Cabinet de l’échevine du Développement économique et territorial Maggy Yerna et chargé de mission alimentation durable chez ISOSL. Les cuisines sont très éloignées de l’agriculture et inversement, il faut développer une compréhension mutuelle. » Viande, poisson, pain, produits laitiers, fruits, ces marchés sont à présent modifiés. Pour les légumes, c’est plus complexe : « Il est nécessaire de former les cuisiniers à travailler des produits frais, pas standardisés. La découpe en cuisine n’existe plus, c’est l’agro-industrie qui a repris cette fonction. » D’où l’importance des projets de légumeries pour les circuits courts.
« Il suffit aussi parfois d’un coupe-légumes, d’un mixer ou d’un frigo de plus grande capacité pour permettre l’étincelle », raconte Florence Henrard du Collectif cantines durables, où l’on forme également les enfants et promeut le potage-collation, histoire de toucher tous les écoliers (et non seulement les 10 % qui mangent à la cantine). « La soupe c’est très simple, elle arrive chaude, les enfants se servent eux-mêmes, et elle permet d’absorber tous les légumes selon les besoins des producteurs – sa composition n’est pas annoncée à l’avance. » Important bémol à prendre en compte, les écoles ne sont ouvertes que 130 jours par an, et notamment pas en été, lorsque la production est la plus abondante. Les cantines des hôpitaux et des homes de personnes âgées ou celles des entreprises auraient donc un potentiel plus large. « Les cantines ne peuvent pas constituer le seul débouché d’une exploitation, reprend Florence Henrard, mais elles peuvent être une source de stabilité. » A condition d’une démarche véritablement réfléchie : Fabian Daniel a ainsi connu plusieurs déceptions – des quantités ne dépassant jamais les quelques caisses, contre des kilomètres et des kilomètres de transport. « C’était dérisoire et pas du tout rentable. » —