En quatre ans, le cacao labellisé Fairtrade a fait une remarquable percée : + 27 % de consommation. « En Belgique, la progression est encore plus forte, se félicite Charles Snoeck, responsable plaidoyer chez Fairtrade Belgium (anciennement Max Havelaar). En 2017, 2 744 tonnes de produits à base de cacao labellisé ont été écoulées, ce qui représente un bond de 45 % en un an. »
Mais derrière ce chiffre encourageant se cache un paradoxe : alors que le commerce équitable vise à améliorer les conditions de vie des producteurs, les planteurs labellisés restent maintenus dans la pauvreté malgré le succès de leurs produits.
Une récente étude de Fairtrade international réalisée en Côte d’Ivoire montre ainsi que les familles de producteurs ivoiriens gagnent en moyenne 2 707 dollars par an (2 300 euros), alors qu’il leur faudrait 7 318 dollars (6 600 euros), soit presque trois fois plus, pour vivre dignement.
« Accéder à un salaire décent est un droit de l’homme fondamental, rappelle Charles Snoeck. Or la majorité des exploitants labellisés (58 %) vivent encore dans la pauvreté extrême avec moins de 0,78 dollar par jour. Un cinquième d’entre eux sont en dessous du seuil de pauvreté (1,27 dollar par jour). Et seulement 23 % des producteurs sortent réellement de la pauvreté. »
Par ailleurs, ceux-ci sont dépendants du marché international qui est en baisse ces derniers temps : il y a deux ans encore, la tonne de cacao se vendait 3 000 dollars, contre 2 500 aujourd’hui.
« Pour les producteurs, cela représente une chute d’un sixième de leurs revenus, poursuit l’expert. Comme organisation du commerce équitable, nous pourrions relever nos prix, mais si nous nous décalons trop par rapport à la filière conventionnelle, nous risquons de sortir du marché. »
Faute de pouvoir sortir complètement les paysans de la pauvreté, le réseau Fairtrade leur rend malgré tout de nombreux services, comme le souligne Fortin Bley, propriétaire d’une culture de treize hectares de cacao dans le sud de la Côte d’Ivoire. « Les paysans fournissent de gros efforts pour obtenir le label, explique cet ancien libraire reconverti dans l’agriculture qui préside le réseau Fairtrade d’Afrique de l’Ouest, lequel coalise les coopératives labellisées. Ils se réunissent en coopérative, se mettent régulièrement aux normes, changent leur manière de travailler et s’efforcent de tenir des registres, alors que l’écrit ne fait pas toujours partie des habitudes culturelles. Mais ça vaut le coup, car le label nous accompagne dans notre travail, nous verse une prime et nous garantit un prix minimum. »
Fin de l’année dernière, lorsque les cours internationaux sont tombés sous la barre des 2 000 dollars/tonne, la garantie Fairtrade avait permis aux cultivateurs de maintenir leurs revenus.
Par ailleurs, la filière équitable finance des formations et l’achat de fourniture et d’intrants agricoles indispensables pour améliorer les rendements – lesquels, en Côte d’Ivoire, stagnent autour de 500 kilos/hectare, le tiers seulement du potentiel du cacao.
« Nous devons absolument revoir nos manières de travailler : mieux amender nos champs, notamment avec des fumures animales, mais aussi diversifier nos productions. Le mouvement est lancé. Autour de moi, je vois des paysans planter du café et de l’hévéa, l’arbre à caoutchouc », poursuit Fortin Bley.
Mieux planter, diversifier les cultures
Un autre point fort du secteur fixé dans le cahier des charges, c’est l’interdiction du travail des enfants, particulièrement répandu dans les plantations d’Afrique.
Selon le dernier Baromètre du cacao, une étude réalisée tous les deux ans par un consortium d’organisations dont Oxfam Wereldwinkels et la FGTB, on estime que 2,1 millions d’enfants travaillent aujourd’hui dans les plantations de Côte d’Ivoire et du Ghana. Or ces deux pays fournissent les deux tiers de la production mondiale de cacao…
« Chez nous, le travail des enfants a toujours existé. Les activités sont socialisantes lorsqu’elles ne sont ni pénibles ni dangereuses et qu’elles permettent aux parents de leur transmettre un métier. Mais il y a évidemment des dérives inacceptables, des gangs qui vont chercher des gamins dans le Nord pour les faire travailler de force, explique Fortin Bley. Nous, les agriculteurs labellisés, nous ne faisons pas travailler d’enfants, mais la situation n’est pas simple à gérer : beaucoup de jeunes n’ont pas de papiers, il faut deviner leur âge, savoir s’ils travaillent pour un patron ou dans le cadre de la famille. En la matière, c’est comme si l’on sortait d’une guerre, il n’y a pas de solutions immédiates. Il faut improviser au fur et à mesure. »
Sous la pression des ONG et des consommateurs, les principaux acteurs de la filière du cacao (Mondelez International, Nestlé, Mars Incorporated, Hersheys…) se sont engagés dans différents programmes pour mettre fin à ce scandale en finançant notamment l’International Cocoa Initiative dotée en 2016 de 6,2 millions de francs suisses (5,3 millions d’euros).
Un investissement largement insuffisant : deux millions d’enfants sont toujours privés d’école alors que l’objectif est de ramener ce chiffre à 400 000 d’ici 2020.
Cet échec des programmes s’explique notamment par la faible rentabilité de l’activité du cacao, mais aussi par une pénurie endémique de main-d’œuvre qui pousse les exploitants à se tourner vers le travail abondant et bon marché des plus jeunes et des migrants.
« Chez nous, on dit : malheur à celui qui fait la même chose que son père, reprend Fortin Bley. Les enfants de planteurs partent souvent vers la ville, mon propre fils est rappeur à Abidjan, la capitale. La relève dépend donc des dizaines de milliers de migrants (parfois très jeunes) venus des régions pauvres de Côte d’Ivoire ou du Mali et du Burkina Faso voisins. »
Payer un meilleur prix
Existe-t-il une solution ? Oui : payer un meilleur prix pour le cacao. « Quand la cabosse permettra aux travailleurs de faire vivre correctement leur famille, il n’y aura plus besoin de faire travailler des enfants », insiste Charles Snoeck.
Dans une étude intitulée « La face cachée du chocolat », le Bureau d’analyse sociétale pour une information citoyenne (Basic) dénonce les prix trop faibles du cacao qui poussent les producteurs à recruter des travailleurs mineurs et font peser sur la Côte d’Ivoire des coûts sociétaux gigantesques (environ 2,85 milliards d’euros par an).
« La faiblesse des revenus des producteurs les empêche de s’alimenter correctement et de payer la scolarité de leurs enfants, ce qui implique des coûts en termes de santé, d’instruction et de capacité à conduire son exploitation. La faible valeur du cacao empêche également l’Etat de collecter un impôt suffisant pour financer correctement ses missions. Tout cela creuse un déficit chronique qui contraint le pays à s’endetter ou à faire appel à l’aide internationale. En Afrique le cacao dévaste les forêts, met les enfants au travail et empêche les Etats de fonctionner correctement. Il faut repenser la filière de bout en bout », explique Christophe Alliot, co-réalisteur de l’étude du Basic.
L’exemple latino
Une partie de la solution se trouve peut-être de l’autre côté de l’Atlantique, en Amérique latine. « Au Pérou, en Equateur, les paysans sont quatre fois mieux rémunérés que leurs homologues africains, constate Christian Cilas, chercheur au Cirad (Recherche agronomique pour le développement, Montpellier). Les producteurs bénéficient d’un bon accompagnement technique, leur cacao est de bonne qualité, parfois issu de variétés natives très recherchées et les travailleurs sont structurés en coopératives fortes qui peuvent négocier de meilleurs prix auprès des acheteurs. Résultat : les familles vivent confortablement et le travail des enfants est inexistant. »
En montant eux aussi en qualité, les producteurs africains devraient sensiblement améliorer leurs conditions de vie. « Quels produits consomme-t-on aujourd’hui en grande majorité ? Des barres chocolatées standardisées et bon marché, bourrées de matières grasses et de sucre qui contribuent à alimenter l’épidémie d’obésité. Revalorisons le cacao pour réconcilier producteurs et consommateurs. La France, la Belgique, la Suisse ont une tradition chocolatière. Revenons-en à des produits de qualité avec des arômes puissants, issus d’un terroir et d’un savoir-faire qui méritent de verser, là-bas, un bon salaire » conclut Christophe Alliot. — Jean-François Pollet
Une filière aux mains des multinationales
La filière du cacao compte cinq millions de producteurs dans le monde. La Côte d’Ivoire fournit un peu moins de la moitié de la production mondiale (43 %), suivie de son voisin le Ghana (19 %). Il s’agit surtout de petits producteurs (la surface moyenne d’une plantation en Côte d’Ivoire est de cinq hectares), dans une agriculture peu mécanisée.
Ces producteurs fournissent une industrie puissante autour de trois grandes marques – Barry-Callebaut (Suisse), Olam (Singapour) et Cargill (USA) – qui dominent la moitié du marché du cacao avec un chiffre d’affaires annuel de 100 milliards de dollars.
Les fabricants de produits chocolatés sont également très concentrés au sein de cinq multinationales : Mondelez International (USA, qui détient notamment les marques Milka, Côte d’Or et Suchard), Nestlé (Suisse), Mars Incorporated (USA), Hersheys (USA) et Ferrero (Italie).
« Cette asymétrie de pouvoir joue contre les petits producteurs, souligne Christophe Alliot. Les grands industriels peuvent très facilement faire pression sur les prix, surtout en Afrique, premier continent de production où les paysans sont peu structurés. »
Résultat : le revenu des agriculteurs ne cesse de reculer. Dans les années 1980, ils touchaient, selon les calculs de l’organisation américaine Mighty Earth, environ 16 % de la valeur de la barre chocolatée. Aujourd’hui, leur part se situe dans une fourchette de 3,5 % à 6,6 %. —
200 000 exploitants certifiés Fairtrade
En 2016, 189 organisations de petits producteurs de cacao répartis sur 22 pays détenaient une certification Fairtrade. Ces 200 000 exploitants, dont 140 000 sont localisés en Afrique de l’Ouest, ont produit 291 917 tonnes de cacao certifié, en augmentation de 16 % par rapport à l’année précédente. Toute la production certifiée n’a cependant pas été vendue aux conditions du commerce équitable : seule une petite moitié (soit 136 543 tonnes) a été écoulée à des conditions plus favorables qui ont généré une prime de 24,6 millions de dollars. La prime fairtrade, qui représente 10 % du prix de vente du cacao, est versée aux coopératives qui sont libres dutiliser à leur guise, pour améliorer l’accès à l’école, aux soins de santé, aux formations ou tout simplement en la redistribuant en cash aux producteurs.
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Plus de cabosses, mais moins de forêts
La culture du cacao a pratiquement fait disparaître les forêts classées d’Afrique de l’Ouest. Avant d’engloutir les autres forêts humides du globe ?
La Côte d’Ivoire a perdu 13 millions d’hectares de forêt classée depuis 1960, soit 80 % de sa surface forestière originelle. En cause, les grandes plantations de café, d’hévéa, de palmiers et surtout de cacao qui font vivre le tiers de la population.
« L’exploitation de la forêt fut une politique délibérée lancée dès la décolonisation par le premier président, Félix Houphouët-Boigny, qui voyait dans la forêt une ressource naturelle à exploiter, au même titre que le pétrole ou le gaz », rappelle Christophe Alliot, chercheur au Bureau d’analyse sociétale pour une information citoyenne (Basic).
Dans un premier temps, les friches forestières représentent une véritable aubaine pour l’agriculteur qui y trouve un sol fertilisé par une épaisse couche d’humus. Cependant, au bout d’une vingtaine d’années, la friche s’épuise, contraignant le paysan à s’installer sur de nouvelles parcelles.
Soixante ans d’exploitation de la forêt ivoirienne (et dans une moindre mesure de la forêt ghanéenne qui a perdu 7 000 km2 entre 2001 et 2014, soit un dixième du couvert forestier total) ont conduit les agriculteurs dans une impasse.
Les parcelles sont épuisées, alors qu’il est pratiquement impossible d’ouvrir de nouvelles friches et que les rendements agricoles sont impactés par une modification du rythme des pluies et l’apparition de nouvelles maladies consécutives à la disparition de la forêt.
Plante d’ombre
« La problématique de la disparition des forêts primaire s’étend bien au-delà de l’Afrique de l’Ouest,s’inquiète Estelle Higonnet, chargée de projet à Mighty Earth, une organisation américaine qui suit l’évolution des forêts sur base de photos aériennes. La demande de chocolat augmente de 2 à 5 % chaque année, ce qui entraîne l’installation de plantations dans les forêts humides du monde entier. Entre 1988 et 2007, l’Indonésie a déjà perdu près de 700 000 hectares de forêts à cause du cacao. Tout cela est possible, car ni les gouvernements ni les industriels du chocolat ne se sont préoccupés des forêts. Maintenant que leur disparition est devenue un scandale, les choses commencent à bouger. »
La raréfaction des forêts pousse les agronomes à s’intéresser à l’agroforesterie, une technique agricole ancestrale. « Le cacaoyer, tout comme le caféier, est une plante d’ombre, note Christian Cilas, agronome au Cirat, qui pousse de préférence sous un couvert d’arbres plus haut que lui. Il n’est donc pas nécessaire de raser la forêt, le cacao peut être intégré dans un système agroforestier qui donne à la fois des cabosses, fertilise les sols et stocke du carbone. Le cacao a longtemps été vu comme concurrent de la forêt, alors que l’on peut au contraire en faire son alliée. »
L’agroforesterie, pratiquée depuis l’aube des temps dans les plantations d’Equateur et du Pérou, en Amérique latine, commence à être testée en Afrique. « Quelques coopératives ivoiriennes ont fait des essais avec de bons résultats, reprend Christophe Alliot. On peut espérer que leurs expériences seront reprises par d’autres agriculteurs et qu’il y aura un effet de diffusion. L’agroforesterie est une méthode traditionnelle présente dans beaucoup d’agriculture du monde. Il est d’ailleurs possible qu’elle fut largement pratiquée en Afrique avant de se perdre suite à la colonisation. Le retour de l’agroforesterie n’est pas une révolution, mais une réappropriation d’un savoir ancien. » — J.-F.P.