En cours d’inscription dans nos législations régionales, la création des Communautés d’énergie qui permettent entre autres de partager localement l’électricité pourrait changer radicalement la donne.
En cours d’inscription dans nos législations régionales, la création des Communautés d’énergie qui permettent entre autres de partager localement l’électricité pourrait changer radicalement la donne.
« C’était la première fois qu’on se parlait vraiment… Avant, c’était juste ‘‘bonjour – bonjour’’ quand on se croisait dans l’ascenseur. » Khalid, Geneviève, Myriam, Mohamed et Annie habitent tous dans le même immeuble de la rue Vlogaert, une barre brune d’une centaine d’appartements appartenant au Foyer du Sud, l’immobilière sociale des communes de Saint-Gilles et Forest. Aujourd’hui, tous font aussi partie de la Communauté d’énergie centrée sur leur bâtiment : ils vont pouvoir bientôt consommer l’électricité produite au-dessus de leurs têtes par une centaine de panneaux solaires, financés par leur bailleur. Une énergie renouvelable, moins chère, et ultra locale. « On a beaucoup discuté, raconte Khalid, on se demandait comment ça allait se passer, si vraiment on payerait moins cher, quel serait le contrat… Mais aujourd’hui tout est clair. Pour moi, c’est un très beau projet, et je n’y ai pas adhéré uniquement par rapport à la facture, mais aussi pour l’environnement. » Et pour cet effet secondaire majeur : construire un projet commun avec ses voisins qui favorise « le relationnel et la convivialité ».
A une centaine de kilomètres de là, à Tournai, les objectifs d’Olivier Bontems, directeur Energie et projets spéciaux de l’IDETA, l’intercommunale agence de développement territorial de Wallonie Picarde sont à peu près identiques. « Avec la création dans la région de neuf Communautés locales d’énergie éco-responsables, les Coleco, qui rassemblent quelque cent cinquante personnes, nous pouvons permettre à tous de participer à la transition énergétique, à tous d’accéder à une électricité verte, y compris ceux qui n’ont pas les moyens financiers d’investir dans des panneaux, ceux qui sont locataires, habitants d’appartements qui ne sont pas propriétaires d’un toit, etc. Ils utiliseront l’électricité produite par de nouvelles installations (payées par nous et/ou les communes) sur des bâtiments publics proches. En plus, ces groupes fédèrent et mobilisent les gens non pas contre quelque chose, mais bien pour un projet positif et collectif ! »
Ces Communautés d’énergie (CE), qu’elles soient comme dans ces deux exemples des lieux de partage d’une production installée par des pouvoirs publics, ou comme nous le verrons par ailleurs, des moyens d’installer de nouveaux panneaux par des privés et d’en distribuer collectivement l’énergie sont aujourd’hui en Belgique au stade de projets pilotes. Ces habitants testent ainsi les différentes pistes pour mettre en œuvre et rendre concrètes des directives européennes en cours de transposition chez nous. Qui pourraient transformer le paysage énergétique de demain.
Pour l’instant (et sans doute quelques mois encore), il est en effet impossible de relier plusieurs compteurs à une production d’énergie solaire : les panneaux sur le toit de l’immeuble de la rue Vlogaert ne peuvent alimenter aujourd’hui que le compteur des communs. Et quant au surplus d’énergie, soit ici les deux tiers de l’électricité produite, il ne peut qu’être injecté sur le réseau, sans destinataire particulier.
« L’Union européenne a instauré deux types de Communautés d’énergie, renouvelables et citoyennes_1, détaille Mathieu Bourgeois, chargé de projets à l’Apere (Association pour la promotion des énergies renouvelables), pour développer les activités autour des énergies (renouvelables pour les premières) en donnant aux acteurs locaux et non professionnels un rôle qui va plus loin que celui de simple consommateur. Leur originalité est de créer ce niveau collectif, la possibilité de partager cette énergie, pour permettre à tous de participer. »
L’objectif connexe est d’attirer de nouveaux capitaux pour augmenter la production d’énergie renouvelable et de tenter de diminuer par la même occasion le phénomène Nimby en développant l’intérêt et la prise de conscience du besoin de transition énergétique. « La dynamique collective peut jouer un rôle incitatif, estime Mathieu Bourgeois. Beaucoup de gens qui ne passeraient pas à l’action seuls sont ici attirés par cette dimension. Ils peuvent eux-mêmes gérer et décider des règles, notamment de partage, qu’ils appliqueront. »
Divers projets pionniers se sont donc montés ici et là, avec dérogations à la clé, pour tester la faisabilité, les différentes formules possibles. La première Communauté officiellement constituée en Belgique est celle de Nos Bambins, du nom d’une école communale de Ganshoren. Sont installés sur son toit des panneaux (financés par l’administration régionale, Bruxelles Environnement) et un toutes-boîtes est distribué auprès des voisins reliés à la même cabine basse-tension. « L’idée de consommer une énergie locale m’a vraiment parlé », témoigne Christine, l’une des membres de la Communauté. « Pouvoir aider à mettre sur pied ce nouveau concept aussi », renchérit Pierre, qui apporte également le surplus d’énergie de ses propres panneaux à la communauté. « Payer moins cher notre énergie est un petit incitant, mais ce n’est pas notre moteur », disent-ils de concert. Comme le calcule Olivier Bontems, l’économie réalisée sera d’un billet par an, « mais nous ne savons pas encore de quel billet il s’agira ».
L’objectif des sept fondateurs de la CE de Ganshoren est d’auto-consommer au maximum l’énergie produite. Il faut donc s’organiser pour déplacer ses consommations. « Il n’y a pas énormément de latitude pour un particulier, commente Pierre, mais je regarde tout de même les prévisions et je programme machine à laver, lave-vaisselle et séance de repassage aux heures les plus ensoleillées, et au maximum le week-end, quand il n’y a personne à l’école. » Pour l’instant, 65 % de l’électricité produite est utilisée en direct. « Nous élargissons la communauté à de nouveaux membres, dont un commerce : un boucher (et ses frigos constamment branchés) a accepté de nous rejoindre. »
C’est l’une des dimensions soulignées par le directeur Energie de l’IDETA : ce n’est qu’ensemble, et en mélangeant des ménages différents, qu’on peut optimiser l’auto-consommation. « Dans un quartier il y a toujours un peu de mixité sociale et professionnelle, et c’est un plus d’avoir des personnes qui sont chez elles à des moments diversifiés. »
L’association CityMine(d), qui travaille sur l’appropriation par les habitants du développement urbain bruxellois, s’est saisie également avec enthousiasme de cet outil que sont les Communautés d’énergie. « Nous voulons faire en sorte que les gens se rassemblent pour prendre en main leurs usages de la ville, explique Sofie Van Bruystegem, sa responsable. Dans un quartier comme celui où nous sommes, dans le bas de Saint-Gilles, peu de gens se sentent concernés par les coopératives d’énergie ou vont participer à une manifestation pour le climat. L’électricité est une question très concrète, qui permet de mettre autour de la table des personnes d’horizons divers et de toutes les classes sociales. » D’expositions en réunions, d’ateliers en apéros puis visios, CityMine(d) a initié deux communautés, celle de l’immeuble de logements sociaux de la rue Vlogaert et celle du quartier plus large, Pilone (lire ci-contre). « Il y a déjà eu plusieurs contrats de quartier_2 ici, dont les associations et habitants sortent déçus, et le cynisme se développe. Les Communautés d’énergie, avec leur valeur économique, peuvent peut-être donner un autre poids, une autre image. »
Beaucoup d’intervenants le constatent, les points potentiellement positifs sont nombreux. Mais quelques-uns attirent tout de même l’attention sur les possibles dérives. Et réclament un cadre clair et protecteur des citoyens, pour que ceux-ci gardent effectivement le pouvoir. « Nous plaidons pour exclure les acteurs classiques du marché de l’énergie de ces Communautés, revendique Mathieu Bourgeois. Ils réintroduiraient sinon les mêmes logiques. » A quoi bon reproduire à l’échelle d’un quartier un schéma identique à celui que nous connaissons à plus large échelle ? « Attention à ne pas nous retrouver avec une multitude de pseudo petits producteurs, fictivement autogérés, sans plus de protection du consommateur », signale Alessandro Grumelli, collaborateur du bureau d’études de la FGTB qui a rendu un avis sur le projet d’ordonnance bruxellois. Car quid par exemple d’un tarif social, d’une fourniture minimale garantie dans ce nouveau modèle ? Naissent également de nouveaux intermédiaires privés qui se proposent de faire le lien (et l’administration) entre producteurs et consommateurs. « Je ne suis pas contre par principe, commente le chargé de projets à l’Apere, mais le consommateur restera alors un consommateur, pas un acteur. Essayons d’abord de favoriser l’autonomie et la liberté des gens, qu’ils soient vraiment à la manœuvre. »
La proposition de Decathlon de constituer une Communauté d’énergie avec ses clients et d’« acheter » leur surplus d’électricité en échange de bons à valoir dans ses magasins soulève également de fortes interrogations. « Cela ne nous paraît pas le modèle à privilégier, poursuit le chercheur de la FGTB. Il est purement marchand, dépendant de l’initiative d’un groupe privé… Ce n’est pas exactement la transition juste et solidaire dont nous avons besoin. »
Le défi, précisément, sera de ne pas laisser ces Communautés profiter uniquement aux classes moyennes une fois dépassé le stade d’accompagnement des projets pionniers. « Dans les essais actuels – qui reproduisent souvent l’approche individuelle du marché classique – le gain financier est faible, et le temps à y consacrer (notamment administrativement) est important », constatent Thomas Vanwynsberghe et Juan Carlos Sanchez de la Fédération des Services sociaux. Pour que tous puissent embarquer dans la transition énergétique, « du soutien public sera nécessaire ». Et un accompagnement maintenu, ou au moins une information claire et facilement accessible. « Que les communes, les pouvoirs publics soient à la manœuvre, demande Alessandro Grumelli, équipent écoles, maisons communales, logements sociaux, pour que ces Communautés d’énergie bénéficient à l’ensemble de la population ! » –Laure de Hesselle
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1. Ces deux types de Communautés, aux objets légèrement différents, sont issus de deux directives distinctes, celle concernant le marketing design et celle des énergies renouvelables.
« Les aides actuelles profitent aux plus riches, c’est clair, constate Christophe, membre de la Communauté d’énergie Pilone, à Saint-Gilles. J’ai installé des panneaux photovoltaïques et l’énergie que je ne consomme pas va vers le réseau, sans que je puisse l’allouer à quelqu’un de précis. Les multinationales n’ont pas besoin de cette énergie en plus ! » Alors avec Pascale, Mohamed et Karima, Christophe s’est lancé dans la création de Pilone, pour imaginer comment produire plus d’énergie verte et locale et la partager au mieux, tout en conservant la richesse dans le quartier. Les idées ne manquent pas… « Nous aimerions trouver une solution pour tous les cas de figure, explique Karima. Si tu as des panneaux, que faire du surplus ? Si tu n’en as pas, comment faire pour en profiter malgré tout, que tu sois locataire ou propriétaire ? » Groupe d’épargne collective et solidaire, achats groupés, prêts à taux zéro, crowdfunding, toutes les pistes sont explorées. Pilone voudrait parvenir à se substituer aux tiers investisseurs classiques (« qui vont d’ailleurs refuser les projets pas assez rentables », signale Mohamed), ainsi qu’aux placeurs habituels, en créant un réseau d’installateurs locaux. « On pourrait former des habitants, poursuit Mohamed, qui est électricien. Ils pourraient s’entraîner dans le quartier et trouver ainsi du travail. »
Du côté de la distribution de l’ énergie, tout est ouvert également. « Nous avons imaginé d’alimenter une ‘‘fontaine électrique’’, une borne où tous pourraient recharger leurs portables ou leurs vélos électriques, raconte Christophe. Nous avons l’idée aussi de transformer cette énergie en voucher à utiliser dans les commerces du quartier, à faire appel à la solidarité pour lutter contre la précarité énergétique qui existe ici, à alimenter une wasserette… Plein de solutions sont envisageables. » « Imaginons tous les possibles, s’exclame Karima, ils nous arrêteront bien ! » Une carte sol(id)aire du quartier a été réalisée, un îlot « idéal » identifié où lancer le projet. « Nous allons commencer le porte-à-porte, se réjouit Mohamed, il est temps de passer à l’action ! » – L.d.H.
De très nombreuses activités sont imaginables dans le cadre des Communautés d’énergie, comme celle de limiter collectivement sa consommation quand la production est plus faible, contre rémunération du réseau, ou financer des installations par du crowdfunding, ou encore travailler sur le volet audit et rénovation du bâti, « le potentiel d’invention est vaste », selon Mathieu Bourgeois. Mais c’est particulièrement sur le partage de l’énergie que se focalisent les projets actuels. Or qui dit partage, dit bien souvent calcul et clé de répartition…
Selon les Communautés, ces clés peuvent être diverses : la production est partagée selon le nombre de participants, selon la consommation de chacun, selon un mélange des deux. Dans l’immeuble de la rue Vlogaert, la priorité est donnée aux communs puis répartie entre les participants. « On ne va pas se tirer dans les pieds, estime Geneviève, une famille nombreuse ne sera pas servie comme un petit ménage. »
Dans ces cas-ci, des compteurs communicants, au relevé tous les quarts d’heure, sont systématiquement installés chez les participants. « Et les Communautés d’énergie sont alors un peu les chevaux de Troie de ces compteurs, qui nous sont présentés comme une brique élémentaire du système », regrette Grégoire Wallenborn, chercheur à l’IGEAT (ULB) et au sein du projet de co-création Voisins d’énergie. Avec les questions que cela pose en termes d’utilisation des données, « qui sont comme toutes les données secrètes… jusqu’à ce qu’elles ne le soient plus », ou de coupure d’énergie à distance.
Or, « le lieu et le rythme du comptage sont tout à fait arbitraires », défend le chercheur. Nos factures actuelles sont par exemple basées sur un relevé annuel. Les énergies sont des biens communs, les panneaux financés par les certificats verts, pourquoi donc individualiser nécessairement cet usage de l’électricité ? « Il est parfaitement imaginable de placer un compteur au niveau de la cabine basse-tension [à laquelle sont reliés producteurs et consommateurs d’une Communauté, NDLR], l’énergie allant simplement là où il y a un besoin en aval de la cabine, argumente Grégoire Wallenborn. Individualiser rend la question personnelle et beaucoup moins dynamique, alors que l’objectif est de consommer l’énergie au moment où elle est produite. »
Les flux d’énergie suivent les lois de la physique. La question est donc en réalité « où va l’argent ? ». A l’Institut Saint-Anne d’Etterbeek par exemple, qui a financé l’achat de ses panneaux photovoltaïques avec l’aide de prêts (remboursés par les certificats) ou de dons des parents d’élèves, on ne parle pas d’euros : le surplus est échangé avec un traiteur, contre le buffet de la fête annuelle. « Nous avons l’occasion de fonctionner tout autrement, se réjouissent Thomas Vanwynsberghe et Juan Carlos Sanchez de la Fédération des Services sociaux, de répondre collectivement à ces enjeux. On pourrait imaginer des usages collectifs de cette énergie, garantir une énergie disponible pour tous quand elle est produite sur des bâtiments publics, soutenir des voisins avec une électricité gratuite ou presque quand ils en ont besoin. A Paris, les compteurs d’eau sont au niveau des immeubles. On estime qu’au fil de la vie, les besoins s’équilibrent : une famille avec enfants va consommer plus, et puis moins quand ceux-ci seront partis. La solidarité est pensée sur le temps long. Les Communautés d’énergie sont une opportunité de repenser les choses autrement. » Et de compter….en solidarité. – L.d.H.