Dans la commune rurale de Merbes-le-Château, en province de Hainaut, pas une seule éolienne n’a réussi à sortir de terre. Pourtant, le lieu est idéal : avec ses plaines venteuses, ce territoire fait l’objet de toutes les convoitises de promoteurs qui y planteraient bien des champs de turbines. Ainsi, la société Elawan Energy tente d’y développer des projets depuis des années. En vain. Les autorités communales et le comité local d’opposition, Air Libre, s’y opposent fermement. Les porteurs de projets sont systématiquement attaqués devant le Conseil d’Etat et toujours déboutés. Attaché au caractère bucolique de son fief, le bourgmestre, Philippe Lejeune (PS), fait de la résistance : « Je ne suis pas contre la transition énergétique mais il faut la faire de façon ciblée et réfléchie, et non pas imposée par des promoteurs privés dont le seul but est de gagner de l’argent au détriment des citoyens. »
Pour permettre la participation des 4 300 Merbiens, justement, la coopérative citoyenne Emissions Zéro avait proposé de se greffer au projet de parc éolien. Mais rien n’y a fait.
« Soit on est dans le clan des pro-éoliens et on est vus comme des collabos, soit on est contre tout projet et on est des résistants, déplore Benoît Van de Perre, ancien conseiller communal Ecolo. En bon seigneur local, Philippe Lejeune a choisi le sien. Et il n’est pas possible d’ouvrir le débat. De toute façon, l’argumentaire de Vent de Raison est bien implanté à Merbes-le-Château. »
Simple association de fait au départ, Vent de Raison (VdR) est devenue une Asbl en 2017. C’est elle qui fédère les différents mouvements d’opposition locaux, dont le collectif merbien Air Libre. « Il y en a eu quatre-vingts au fil du temps et 50 000 à 70 000 personnes sont en contact avec nous », se félicite son président, le Comte Patrice d’Oultremont, par ailleurs co-fondateur de l’association leuzoise Éoliennes à tout prix ? qui avait introduit, en 2008, un recours au Conseil d’Etat contre le parc Leuze Europe.
S’il n’est pas domicilié dans cette commune, ce dernier est propriétaire de la ferme attenante au Château de la Catoire. Et, en 2013, il a initié, avec VdR, une campagne massive de communication contre l’éolien « avec des centaines de tweets, des publications journalières sur Facebook, des brochures et des e-mails types diffusés largement, des vidéos de qualité professionnelle avec prompteur, des bâches et des banderoles (de qualité, donc onéreuses) déployées le long des routes… Pour ce faire, ils avaient recruté l’agence de communication de crise Akkanto, une des plus chères du pays, comme l’avait révélé le magazine Marianne», décode Noé Lecocq d’Inter-Environnement Wallonie (IEW). « C’est la seule fois où nous avons fait un appel exceptionnel pour pouvoir mener cette campagne essentielle », se défend le président de Vent de Raison.
« Ils criaient, hurlaient et nous insultaient violemment. On ressortait de là complètement secoué »
Bruno Claessens, project manager chez Elicio
Se revendiquant comme un « lobby citoyen », l’association est très active auprès du Conseil d’Etat. Elle introduit à tour de bras des recours aux coûts non négligeables afin de contester les permis délivrés par la Région wallonne. « Un recours coûte environ 5 000 euros et on en a introduit une centaine. Parfois, les comités locaux ont dû trouver jusqu’à 20 000 euros », précise le Comte d’Oultremont. Du côté d’IEW, on est perplexe : « L’importance des moyens mis en œuvre détonne dans le cadre d’initiatives purement citoyennes. »
Parmi ces anti-éoliens figurent de nombreuses personnalités issues de la noblesse, ainsi que de grands propriétaires terriens qui jouent les mécènes, comme l’a montré l’enquête de Marianne Belgique.
Au final, cette fameuse campagne a largement contribué à mettre du plomb dans les pales des éoliennes. Avec des effets immédiats, comme à Merbes-le-Château, où la réunion d’information préalable (RIP) a rapidement tourné court. « Sur cent vingt personnes présentes, il y avait peut-être une douzaine de militants de Vent de Raison qui criaient plus fort que les autres, se souvient Alain Damay, de la coopérative Emissions Zéro. Ils s’étaient dispersés dans la salle et jouaient sur les peurs des gens en montrant des images de turbines qui avaient brûlé aux Etats-Unis. C’était de la pure manipulation, mais cela est resté dans la mémoire collective et a façonné les mentalités. » Sentant le vent tourner, le promoteur s’est ensuite rétracté : « Elawan était prêt à accepter notre offre s’il y avait une forte adhésion des riverains. Mais comme le bourgmestre est contre l’éolien aussi, c’est difficile. Du coup, si un parc voit enfin le jour, ce sera sans participation citoyenne. »
Johanna D’Hernoncourt, de l’Association pour la promotion des énergies renouvelables (APERe) confirme. « Il y a quelques années, ces réunions d’information étaient houleuses. Luc Rivet parlait plus fort que les autres et s’imposait dans les assemblées. » Ancien rédacteur en chef du Peuple, le quotidien digital du Parti Populaire (extrême droite), ce dernier a été le porte-parole de Vent de Raison jusqu’en fin 2014. Son combat était régulièrement relayé dans les colonnes de ce journal. Dans un compte-rendu d’une conférence du 1er octobre 2013 donnée par Luc Rivet, on pouvait notamment lire : « Il a brillamment démontré que les éoliennes n’étaient évidemment pas la solution pour l’avenir énergétique de la Belgique (…) Désormais compromis par les caprices des intégristes verts (…) l’éolien est une lubie ‘‘écolo’’ très coûteuse (…) » Une méthode également décrite dans L’Avenir de septembre 2012 : « Avec son association Vent de Raison, il sillonne les communes wallonnes pour se battre contre les moulins à vent. Et c’est en véritable bateleur qu’il sème la tempête dans les réunions d’information. » L’intéressé ne s’en cache pas : « J’assume parfaitement le trouble que je mets dans ces réunions. C’est au nom de la nécessaire contradiction. »
« A cette époque, les réunions d’information publiques tournaient vraiment au pugilat. Parfois, des policiers étaient à l’entrée. Ils criaient, hurlaient et nous insultaient violemment. On ressortait de là complètement secoués », se souvient Bruno Claessens, project manager chez Elicio, producteur dans le secteur des énergies renouvelables.
Pour Patrice d’Oultremont, l’agressivité serait pourtant dans l’autre camp : « Il y a un acharnement du promoteur pour faire accepter son projet. Il impose sa volonté et cela peut déclencher des réactions inverses de gens qui disent non. » Les anti-éoliens de VdR vont prêter main-forte à leurs collègues aux quatre coins de la Wallonie. « Quand un projet débarque et que les gens n’en ont jamais entendu parler, ils ont besoin qu’on leur explique la problématique, comment il faut réfléchir, les questions à poser, etc. », se défend le président.
En plus du soutien apporté lors des réunions publiques d’information, l’association offre « une aide circonstanciée » aux comités locaux. « Nous fournissons des conseils techniques sur les plans économique et juridique en fonction des besoins du groupe. C’est le fruit d’une expertise accumulée depuis dix ans. » L’Asbl fait par ailleurs de la veille d’information en rapport avec l’éolien. « Nous nous basons sur les avis d’un grand nombre d’experts canadiens, chinois, français, etc. », affirme Patrice d’Oultremont. Et quand il le faut, VdR n’hésite pas à susciter la contestation au niveau local.
A Habay, dans la province de Luxembourg, Michel Dolmans de la coopérative Lucéole en a fait les frais. Le lobby est parvenu à faire naître des réticences chez certains élus locaux qui, jusque-là, n’en avaient pas.
« A l’été 2013, un peu avant de déposer un de nos permis, il y a eu l’enquête publique sur la cartographie positive du ministre Henry (Ecolo) qui définissait les territoires où le développement de l’éolien allait être permis. C’est à ce moment que VdR a vraiment pris son essor. Avant ça, la commune avait voté à la majorité la mise à disposition des terrains. Mais après l’été 2013, le climat s’est tendu et il n’y a plus eu de discussion possible. » La tornade VdR était passée par là.
« C’est devenu un sujet sensible, avec un grand traumatisme et beaucoup d’oppositions sur la place publique », se souvient Cécile de Schoutheete d’IEW. Nombre d’habitants se sont laissé convaincre par les opposants. « Des propriétaires qui avaient mis leur terrain à disposition ont même signé contre le projet. Ils n’auraient peut-être pas spontanément écrit des courriers d’opposition mais ils l’ont fait parce qu’un voisin ou un cousin l’avaient fait. Ces courriers étaient joints au tract et il n’y avait pas besoin de réfléchir, il suffisait de signer. »
« On dit qu’on produit de l’électricité purement verte, mais c’est faux. Cette électricité est toujours grise » Comte Patrice d’Oultremont, président de Vent de Raison
Depuis cette époque, l’activisme de VdR ne s’est pas tari : il est moins visible et se manifeste sous des formes plus policées sur les réseaux sociaux ou sous forme de recours devant le Conseil d’Etat. Conséquence : aujourd’hui, très peu de projets éoliens ne rencontrent pas de blocages. Et lorsqu’il est attaqué, le dossier peut végéter durant plusieurs années en attendant une décision de la haute juridiction administrative.
Face à cette situation, Fawaz Al Bitar, directeur général d’Edora, la Fédération des énergies renouvelables, plaide pour un cadre réglementaire plus stable et juridiquement plus sécurisé. Car actuellement, il n’y a pas de délai de rigueur au Conseil d’Etat lorsque le contentieux est d’intérêt public. Or, dans sa course à l’énergie verte, la Belgique accuse un sérieux retard dans la construction des parcs éoliens alors qu’elle doit atteindre 13 % de renouvelable d’ici à 2020, conformément aux directives européennes.
« Chaque région a également établi ses propres quotas. Ainsi, le gouvernement wallon projetait, jusqu’en avril 2015, d’atteindre une production de 8 000 GWh d’électricité renouvelable par an en 2020. Près de la moitié de celle-ci devait être produite par l’éolien terrestre (3 800 GWh) », a analysé le chercheur Thomas Bauwens1.
Depuis, les ambitions ont été revues à la baisse et l’objectif de la Région est dorénavant fixé à 2 437 GWh d’éolien en 2020, selon le cabinet du ministre de l’énergie et du climat sortant Jean-Luc Crucke (MR). Une difficile articulation entre des objectifs internationaux et des réalités locales…
A Merbes-le-Château, par exemple, le bourgmestre, Philippe Lejeune, ne veut pas que sa population supporte seule des désagréments paysagers et sonores sous prétexte que la Région wallonne doit répondre à ses engagements. « Pour chaque projet de parc éolien, la Thudinie est choisie comme lieu-clé. Actuellement, sans même avoir de parc sur notre entité, nous sommes entourés d’éoliennes. Au loin, nous pouvons apercevoir celles d’Estinnes et d’Erpion », confiait-il à la DH en 2016. « En tant que bourgmestre, je défends les intérêts de mes citoyens. Ma commune étant rurale, mon but est que la superficie puisse continuer à être utilisée pour des activités agricoles et pas par des promoteurs privés. » Et l’élu socialiste de plaider pour l’installation d’éoliennes en mer : « Ça n’embête personne et le rendement est doublé car il y a plus de vent ». Rien n’est moins sûr. Une récente enquête du magazine Médor sur l’éolien offshore2 montre que les impacts de ces machines – sur les zones naturelles, la faune et la flore marines – ne sont sans doute pas à négliger. Mais « loin des yeux, loin du cœur », dit le dicton.
Dans le secteur de l’éolien, on est unanime : un phénomène NIMBY (Not in my backyard, pas dans mon jardin) est à l’œuvre partout en Belgique. Avec une mosaïque d’opposants regroupant des promoteurs, des riverains, des élus, et un mélange de conflits d’intérêts, de combats d’opinion et de défense acharnée des territoires.
Chez Vent de Raison, on admet volontiers cette approche NIMBY, mais pour son président, l’argument principal contre l’éolien porte avant tout sur l’efficacité de ce mode de production sur la réduction des gaz à effet de serre. « Pour que l’électricité soit consommée immédiatement, il faut qu’elle passe par un réseau équilibré. Cela nécessite des moyens considérables qui coûtent beaucoup d’énergie, à retirer du bénéfice de la production éolienne. Comme on ne le fait pas, le calcul est faussé. On dit qu’on produit de l’électricité purement verte, mais c’est faux. Cette électricité est toujours grise », estime Patrice d’Oultremont. Un argument battu en brèche par les pro-énergies renouvelables : « Ces anti-éoliens offrent une réponse très pauvre en termes d’alternatives pour endiguer le réchauffement climatique », déplore Bruno Claessens, d’Elicio.
Dès sa création en 2006, Vent de Raison a d’ailleurs mis en avant la défense d’intérêts strictement privés liés à la conservation du paysage. En 2008, dans une lettre adressée à André Antoine (cdH), ministre wallon de l’énergie de l’époque, l’association estimait : « Nous n’avons pas le droit d’assister sans broncher à la mutilation de nos superbes paysages. Comme leur valeur est inestimable, ils ne sont pas à vendre. »
« Avec la dispersion des parcs éoliens, l’entièreté du paysage est contaminée. Il y a des espaces ouverts où l’on ne voit plus que les éoliennes. On a détruit progressivement et consciemment la notion de paysage. C’est dramatique », déplore Patrice d’Oultremont.
Dans une interview de 2012, Luc Rivet, le « Don Quichotte des éoliennes », revient sur les origines de son engagement : « Il y avait un projet éolien dans ma commune. A mes yeux, ces machines représentaient un véritable coup de poing dans mon environnement. Une éolienne, c’est une fois et demie la hauteur de l’Atomium. Faut arrêter de rigoler ! »
Et l’ancien porte-parole de l’association de confirmer leur technique de lobbying pour le moins ambigüe : « On démarre sur la perte de valeur de leur maison si on installe une éolienne. Et quand les gens se sentent concernés, on passe à des arguments plus scientifiques ».
« Cela fait trente ans que l’on s’est trompé de combat »
Frédéric Chomé, entrepreneur, ancien ingénieur chez Electrabel
Dans le tract du groupe local Air Libre « Eoliennes : on vous ment », on peut effectivement lire, dans l’ordre d’apparition : « Votre habitation perdra de sa valeur, votre électricité augmentera, votre santé se détériorera, votre environnement sera dénaturé, elles ne servent à rien dans la réduction des émissions de CO2. » Pour Pierre Titeux, un ancien d’IEW, « ces arguments sanitaires, techniques ou environnementaux font office de cache-sexes dissimulant mal les égoïsmes en action ».
Jean-François Cornet, président de Ferréole, la coopérative de Ferrières (Huy) abonde dans ce sens : « Concernant le bruit, les effets stroboscopiques, le coût et le prix de l’immobilier, on a chaque fois démontré qu’il y avait des solutions. Mais il y aura tout le temps quelque chose qui leur pose problème. »
Souvent assimilés aux seuls NIMBY, certains anti-éoliens ont néanmoins d’autres motivations. Au sein du mouvement environnementaliste, il est communément admis que l’émergence de nouvelles technologies – dont les éoliennes – permet de « repousser les échéances ». « On accuse les éoliennes de tous les maux alors qu’elles produisent de l’électricité verte pour permettre aux gens de maintenir leur niveau de confort », rappelle Bruno Claessens. « La majorité des consommateurs ne changeront pas leur niveau de consommation tout de suite car c’est ancré dans les mentalités. C’est un travail d’éducation qui prend trois générations. Et nous n’avons plus le temps d’attendre », abonde Benoît Van de Perre.
« Il existe les écologistes de l’offre et les écologistes de la demande, constate ainsi l’ingénieur français Philippe Bihouix, dans L’âge des low tech (Le Seuil). Les premiers prétendent trouver des alternatives au nucléaire, au pétrole ou au charbon en lançant un programme massif d’énergies renouvelables. Les seconds s’interrogent : si on doit faire des choix, de quoi peut-on se passer le plus facilement ? Ne faut-il pas commencer par démonter les panneaux publicitaires énergivores installés dans les couloirs du métro, les magasins, les cafés, etc. ? »
Sans nier la nécessité de recourir aux énergies renouvelables, ces écologistes low tech pensent que dans un monde aux ressources limitées, il est illusoire de croire que l’on va pouvoir produire indéfiniment la même quantité – faramineuse – d’énergie grâce au renouvelable.
De plus en plus de citoyens en appellent désormais à une « descente énergétique ».
« On n’a pas compris que l’on mettait trop de moyens dans la production de renouvelable dans un monde où l’on continue de consommer de plus en plus. Cela fait trente ans que l’on s’est trompé de combat », affirme Frédéric Chomé, entrepreneur, ancien ingénieur chez Electrabel et écologiste convaincu. Pour lui, il faudrait commencer par moins consommer avant d’intensifier le renouvelable. « Mais pour un pouvoir subsidiant, il est plus simple d’investir massivement dans la production additionnelle car elle génère de la croissance. » Le débat sur la décroissance est posé. « Au stade où l’on est, peut-on se permettre autre chose ? », s’interroge l’entrepreneur.
Pour les tenants d’une écologie plus « profonde » ou « essentielle », la croissance verte n’est qu’un mirage dans le désert énergétique. « Lorsque nous améliorons des technologies, les rendant énergétiquement plus efficaces, cela a pour conséquence d’augmenter la consommation d’énergie globale », souligne Philippe Bihouix, en donnant des exemples concrets :« Dans mon logement mieux isolé, je vais avoir tendance à chauffer un peu plus que d’habitude, pour plus de confort. Ma voiture consomme moins, donc à budget égal, je vais aller en vacances un peu plus loin, ou habiter plus loin de mon travail. On n’a jamais su faire de l’efficacité sans effet rebond, c’est malheureux mais c’est comme ça. » Dès lors, ils sont de plus en plus nombreux à émettre l’idée d’une refonte complète du système actuel de production de l’électricité éolienne en pointant la responsabilité politique.
« Avec les Certificats verts, on a créé un système qui repose sur une prime gigantesque payée par le plus grand nombre pour financer des projets industriels », dénonce Frédéric Chomé. « Le secteur éolien s’est principalement développé selon un modèle ‘‘top-down’’, tandis que les initiatives participatives demeurent une exception. Celles-ci sont notamment obérées par la logique du ‘‘premier arrivé, premier servi’’ qui prévaut lors de la recherche d’emplacements pour les parcs éoliens », analyse Thomas Bauwens.
Ce contexte compétitif est peu favorable à la participation des coopératives qui ont néanmoins gagné du terrain dans notre pays. Il existe aujourd’hui dix-sept coopératives wallonnes de production d’énergie renouvelable et une quinzaine de mâts sont aux mains des citoyens.
« Le secteur éolien s’est principalement développé selon un modèle « top-down », tandis que les initiatives participatives demeurent une exception »
Thomas Bauwens, chercheur
Cela représente environ 60 000 épargnants en Belgique, dont 5 000 en Wallonie et à Bruxelles. Un système qui a largement fait ses preuves en Allemagne où il existe plus de 1 000 coopératives locales regroupant 200 000 personnes. Et au Danemark, une loi adoptée en 2008 oblige même les promoteurs à ouvrir des parts de projets éoliens aux riverains à hauteur de minimum 20 %.
« Mais, en Wallonie, la politique énergétique est définie par des groupes industriels étrangers, constate avec regret Nicolas Schul de la coopérative Nosse Moulins (Gembloux). Une commune, une province et même la Région n’a pas de mécanisme pour influencer la ligne directrice en la matière. »
« La société Windvision, donne pour exemple Alain Damay, a revendu le parc éolien d’Estinnes à China General Nuclear, un des principaux acteurs chinois dans l’énergie ».
Pour Bruno Claessens, il faut s’en accommoder :« Nous vivons à l’heure de la mondialisation. Quand on construit une éolienne, ce qui importe, c’est qu’elle produise de l’électricité verte. Le fait que les bénéfices d’un parc aillent à l’étranger, ça m’est personnellement égal ».
« On a besoin des grandes entreprises pour développer ces projets onéreux. Mais on doit faire en sorte que les citoyens puissent être impliqués dedans », défend pour sa part Philippe Henry. Le ministre wallon de l’aménagement du territoire de 2009 à 2014 avait élaboré une cartographie qui déterminait les zones où l’éolien pouvait se développer et surtout, il prévoyait une participation communale ou citoyenne (25 % pour la commune et 25 % pour la coopérative). Mais le décret éolien n’a jamais vu le jour, faute de consensus politique…
Et pourtant, les avantages de la participation citoyenne ne manquent pas. Contrairement aux industriels, les coopératives utilisent les revenus générés pour financer des projets bénéficiant à la communauté locale. « Nous permettons aux riverains de reprendre la main sur leur consommation. C’est le circuit court de l’énergie où chaque consommateur est aussi producteur », défend Nicolas Schul.
« On nous reproche d’être manipulés par les développeurs privés.
Je vois ça plutôt comme un scénario win-win »
Jean-François Cornet, de la coopérative Féérole
Aujourd’hui, les promoteurs n’ont donc aucune obligation en matière d’ouverture de capital aux collectivités locales. Mais, dans les faits, la plupart des développeurs acceptent leur offre. Pour le cabinet de Jean-Luc Crucke, cette obligation tacite est suffisante : « Les acteurs du secteur éolien veillent à intégrer l’ensemble des parties prenantes dans le processus de développement afin de permettre une meilleure acceptabilité. Il n’y a donc pas lieu de mettre d’obligation légale car la plupart des projets sont dorénavant conjointement faits avec le citoyen ». Reste qu’à l’heure actuelle, dans l’écrasante majorité des cas, les coopératives doivent se contenter d’un ou deux mâts dans des parcs de presque dix éoliennes.
Une formule imparfaite qui semble contenter les intéressés : « On nous reproche d’être manipulés par les développeurs privés. Je vois ça plutôt comme un scénario win-win. On leur sert un peu de marchepied, c’est inévitable », accepte Jean-François Cornet. « On leur a donné une opportunité de pouvoir financer des éoliennes qu’elles ne pouvaient pas développer elles-mêmes. Mais elles sont en train de se fourvoyer avec le grand capital », estime par contre Frédéric Chomé. Selon Bruno Claessens, « il ne faut pas rêver et croire que l’on aura uniquement des éoliennes construites ici et bénéficiant aux Wallons ».
L’espoir est cependant permis quand on sait que les deux coopératives les plus expérimentées, Clef (Hainaut) et Courant d’Air (Liège, Luxembourg), détiennent déjà des turbines gérées à 100 % par des citoyens et emploient même des salariés.
En Belgique, entre 9 et 10 % de la consommation énergétique provient actuellement du renouvelable. D’après les estimations, il est peu probable que les objectifs pour 2020 (13 %) et pour 2030 (18 %) soient atteints. Ceux-ci sont par ailleurs nettement insuffisants pour limiter le réchauffement de la planète et respecter l’Accord de Paris.
Le développement éolien en Wallonie apparaît donc à la traîne par rapport à la moyenne européenne, d’après un rapport d’IEW3. Sans politique volontariste ni cadre législatif contraignant basé sur une véritable culture coopérative, l’éolien continuera à se heurter aux moulins de la contestation. C’est le cas en Wallonie où aucun décret obligeant les industriels à laisser une place significative aux groupements citoyens n’a encore vu le jour. Et pourtant, soutenir une réelle participation publique semble être une piste pour un renouvellement du secteur. — Sang-Sang Wu
1. « Propriété coopérative et acceptabilité sociale de l’éolien terrestre » (2015).
2. « Eolien en mer, océan d’indifférence », Médor, printemps 2018.
3. « Freins et leviers au développement éolien en Wallonie » (2018)
Réchauffement climatique VS biodiversité ?
Natagora, l’association de défense de la nature, ne remet pas en cause la légitimité des éoliennes. A condition que celles-ci ne produisent pas d’effet dommageable sur la biodiversité. L’ONG s’inquiète notamment du sort réservé au Milan royal. « En Allemagne, près de 16 % des cadavres d’oiseaux retrouvés sous les éoliennes sont des milans royaux, ce chiffre atteint 43 % si l’on ne prend en compte que les rapaces », constate Natagora qui tient toutefois à se distancier du lobbying porté par Vent de Raison.
« Trop souvent, on instrumentalise nos arguments et la donnée naturaliste, déplore Jean-Yves Paquet du département études chez Natagora. Concernant cet oiseau, on ne dit pas que tout endroit où l’on a observé un nid doit être préservé. Par contre, dans le cœur névralgique de la population, là où il y aura des atteintes démographiques graves, on souhaiterait qu’il n’y ait pas de mâts ». En vertu du principe de précaution et en l’absence d’une cartographie définissant les zones d’exclusion d’implantation des éoliennes, Natagora a donc introduit des recours au Conseil d’Etat.
Pour l’avenir de la planète, concilier le développement éolien et la préservation de la biodiversité est un enjeu essentiel. Mais sur le terrain, ce n’est pas simple pour autant.
La plaine de Boneffe, à Ernage (province de Namur) est un cas d’école. D’un côté, les coopératives avancent qu’il n’y a pas d’objection à installer des mâts sur cette plaine agricole exploitée de manière intensive. De l’autre, Natagora nuance : « Elles ne sont pas optimales pour la majorité des espèces d’oiseaux. Toutefois, il y en a, certes peu nombreuses, qui recherchent ces milieux a priori pauvres. »
Comme la biodiversité désigne la diversité des espèces sur Terre, peu importe la taille des populations, les naturalistes estiment que ces habitats sont à protéger, car certaines espèces rares y vivent. A ces arguments, les coopératives rétorquent que l’inaction en matière de changement climatique est plus grave pour la biodiversité. « Dans le dernier rapport sur l’état de la biodiversité, les auteurs citent cinq causes majeures de son déclin. Les deux premières ne sont pas liées au changement climatique mais à l’utilisation de l’espace », défend Jean-Yves Paquet. Plutôt que d’établir une hiérarchie qui induirait forcément une concurrence, il prône une convergence des luttes pour combattre un phénomène global. Il serait sans doute erroné de sacrifier la biodiversité sur l’autel du réchauffement climatique. —