« Nos cités deviennent invivables parce que nous en avons éliminé la part sensible… » Architecte, urbaniste et paysagiste, Roselyne de Lestrange, chargée de cours à l’UCLouvain, professeure à la KULeuven et responsable de projet à Bruxelles Environnement, aime à considérer la ville comme un organisme vivant, avec sa faune, sa flore, ses habitants humains. « La ville telle qu’elle est aujourd’hui, la ville post-capitaliste, est très froide, dure, ses habitants n’y sont pas heureux. Leurs sens n’y sont pas activés, pas en éveil, et cela provoque un sentiment de vide. »
Béton stérile, tarmac surchauffé, bruit, air pollué, saleté, sentiment d’insécurité, odeurs de pots d’échappement… Dans bon nombre d’endroits, les sentiments qui surgissent à l’esprit quand il s’agit d’évoquer la ville sont sombres et négatifs. A Bruxelles notamment. « C’est une ville brutale, ressent l’architecte Gilles Debrun, enseignant à l’UCLouvain. Pour percevoir son environnement par ses sens, il faut pouvoir le faire, et pour cela être dans un lieu apaisé. Or nos sens ici sont sans cesse picotés, agacés, notamment par la présence trop importante de la voiture. Avec toute une série de conséquences quant à l’atmosphère, au sensible, mais aussi par rapport au désir de la ville. Comment façonner une ville qui donne envie d’y vivre ? »
La ville s’est construite en opposition à la campagne : la civilisation, le fonctionnel d’un côté, le sauvage, la nature de l’autre. Au point de rendre l’espace urbain inhabitable ? La crise du Covid a mis en lumière la difficulté pour beaucoup d’y vivre agréablement, démontrant le besoin et le manque d’espaces de respiration, de nature, de lien avec le vivant, de calme. Les conséquences du changement climatique, de plus en plus tangibles, ajoutent à ces demandes un caractère d’urgence. Entraînant chez certains décideurs et prescripteurs, qu’ils soient politiques ou promoteurs, une relative prise de conscience, et la prise en compte enfin d’autres critères que les mètres carrés à rentabiliser ou les flux routiers.
La réforme en cours du règlement régional d’urbanisme bruxellois (RRU), baptisée Good Living, en porte par exemple la marque. « L’attention au bien-être des habitants y est plus présente, constate Benoit Moritz, architecte urbaniste, associé du bureau MSA, professeur à La Cambre-Horta (ULB) et membre de la commission d’experts qui a conseillé le gouvernement régional. Auparavant la préoccupation était centrée sur la taille des pièces d’une habitation, avec un minimum défini de mètres carrés. Aujourd’hui il s’agit plutôt de qualité de l’espace et du relationnel entre les pièces : une cuisine avec de la lumière naturelle, des appartements traversants [comportant des vues sur au moins deux côtés], des espaces communs éclairés naturellement. » Orientation, vues, typologies et imbrication des différents logements… L’attention aux sensations éprouvées chez soi peut avoir aussi un impact sur le vivre ensemble. « Y compris des éléments dont nous n’avons pas conscience, explique Emma Vilarem, docteure en neurosciences cognitives, co-fondatrice de l’agence [S]City qui associe expertises urbaines et comportementales. Avoir une vue sur de la végétation améliore notre confort acoustique… On ne sait pas vraiment pourquoi, mais c’est un constat. » Dans un immeuble, disposer de lieux partagés qualitatifs, dans lesquels les habitants peuvent se croiser agréablement, papoter, change la perception des lieux, de ses voisins. Le bruit de l’appartement d’à côté n’est plus vécu comme une agression mais des sons qu’on supporte ou dont on peut discuter. « Nous sommes une espèce sociale,poursuit la neuroscientifique, nous avons besoin de liens sociaux locaux pour faire face aux crises – nous l’avons bien vu pendant la pandémie. » Un habitat bien pensé peut contribuer à les développer. « Lorsque des espaces sont dégradés, que les occupants y jettent leurs déchets par exemple, plutôt que de se demander comment les en empêcher, mieux vaut faire en sorte qu’ils s’y sentent bien, ils développeront alors des comportements de protection des lieux. »
Gilles Debrun avertit cependant : l’architecture ne peut pas tout. Lui qui a par exemple conçu (avec le bureau MDW) l’ensemble de logements sociaux de la Savonnerie Heymans à Bruxelles « qui semblent encore comme neufs après plus de dix ans d’occupation », estime avoir fait sa part en concevant notamment des espaces extérieurs généreux, appropriables, « mais cela fonctionne aussi parce qu’ils sont à l’abri des voitures et que le CPAS y a installé un concierge. Ce dernier met du liant entre les enfants qui veulent jouer et les personnes âgées qui cherchent un peu de calme. Il s’agit d’espace mais aussi d’accompagnement. »
Au-delà des logements, c’est évidemment à travers les espaces publics que se vit la ville. « Alors que nous vivons de plus en plus à l’intérieur de bulles, prolonge l’architecte, de moins en moins en contact avec l’autre, ces lieux sont des zones potentielles de coprésence de l’altérité, où l’on fait démocratie. Derrière chaque conception, il y a un projet de société. » Là aussi, comme le constate Benoit Moritz, le plan Good Living inverse la logique : « On passe d’un minimum d’espace pour les piétons à un maximum pour les voitures, qui ne peuvent plus occuper que 50 % de la surface, le reste étant dévolu aux modes de transport doux, avec de la pleine terre réservée aux plantations. Cela illustre bien le renouveau et le changement de paradigme en cours. »
Chez tous nos interlocuteurs revient comme un leitmotiv la place de la voiture – certains dénonçant au passage la « lâcheté invraisemblable »des politiques à ce sujet. La présence, l’espace laissé aux autos a un impact majeur sur nos sens. Pouvons-nous entendre autre chose que le bruit des moteurs, sentir autre chose que les gaz, voir autre chose que des carrosseries ? Les effets sur le bien-être sont évidents, « sur celui des enfants notamment, qui perdent de leur autonomie avec la crainte de se faire écraser »,commente Christophe Mercier, architecte du bureau Suède36.
Or réduire l’espace dévolu à la voiture, c’est nécessairement en regagner pour d’autres choses – les modes de déplacement doux notamment, qui nous mettent les sens en éveil. « Etre à pied ou à vélo c’est important, estime Gilles Debrun, on vit la ville autrement une fois sorti de cette bulle qu’est la voiture. » Citée souvent en exemple, la ville de Barcelone a ainsi limité drastiquement la circulation (réservée aux riverains, à très petite vitesse) à l’intérieur de « superblocs » comprenant quatre blocs d’un quartier, libérant de l’espace autour des marchés couverts, des écoles, en renforçant les équipements publics si nécessaire, créant des lieux apaisés, où peuvent se déployer jeux, rencontres, circulation piétonne, végétation… La ville de Bruxelles s’en est inspiré pour son récent plan de circulation.
Attention, reconquérir de l’espace ne suffit pas, signale Benoit Moritz, il faut encore savoir qu’en faire, réfléchir à son occupation future et à l’impact potentiel sur le bien-être des habitants, « parvenir à mettre en équilibre beaucoup de demandes différentes », remarque-t-il, pointant ainsi le « brol » présent par exemple sur le piétonnier du centre de Bruxelles – poubelles, terrasses, publicités, mobilier urbain, mobilités à diverses vitesses –, ou le bruit généré par ces lieux devenus festifs, rendant alors ces quartiers difficilement habitables…
Que ce soit dans le cadre d’aménagements pour les enfants ou pour les adultes, les professionnels rencontrés plaident pour laisser la place à la surprise, à l’invention, pour ne plus créer des espaces « préformatés », monofonctionnels. Il ne s’agit pas de répondre uniquement au principe « une carence constatée égale un équipement construit », défend le paysagiste Antonin Amiot de l’agence Les Marneurs. Ainsi, dans son aménagement du nouveau parc de la Porte de Ninove, à Bruxelles, le bureau Suède36 a privilégié la polyvalence, avec une grande étendue de gazon, rythmée par un relief créé par des cercles en étage permettant de s’asseoir un peu partout. « Pour jouer au foot, les goals sont marqués avec des vestes, les dames du quartier viennent avec leurs chaises, raconte Christophe Mercier, il y a une grande liberté des usages. Le budget étant très faible, il y a peu d’arbres, mais cet aspect très ouvert permet aussi le contrôle social. »Une vue dégagée offre plus de sentiment de sécurité que des grilles – de toute façon souvent aisément franchies par qui veut vraiment passer outre. Un espace moins défini, c’est aussi – quand c’est réussi – un plus grand mélange des usagers et des rencontres facilitées.
« Nous ne pouvons pas rester enfermés dans un espace urbain, nous avons besoin de vues sur le ciel, d’eau, de végétation, liste Emma Vilarem. Tout n’est pas possible partout, bien entendu, mais ce n’est pas parce qu’on ne peut pas tout faire qu’il ne faut rien faire. » En posant un diagnostic sur le bien-être, son agence tente de percevoir ce qui pourrait y contribuer et s’attache à hiérarchiser les interventions. « Nous convions des ‘‘naïfs’’ sur le site, pour qu’ils évaluent la luminosité, notent la palette de couleurs, les sons, les odeurs, apprécient la ‘‘respirabilité’’, la ‘‘marchabilité’’… Qu’est-ce qui déclenche la colère, la joie, la peur ? »
« L’espace public, c’est un espace de citoyenneté, abonde Roselyne de Lestrange, redonnons-lui de l’importance comme lieu de cohabitation, de contact avec la nature. Le paysage est le médium le plus évident de reconnexion à notre caractère de vivant. » Un coin de nature, même sur le bord d’un trottoir, c’est immédiatement un appel à nos sens, une ouverture. « Avec les ‘‘espaces verts’’,poursuit l’architecte-paysagiste, aseptisés, taillés, tondus, on a perdu la richesse de la nature. Nous sommes aujourd’hui avec raison beaucoup plus sensibles à la biodiversité, les habitants se mobilisent dès que des espaces naturels sont menacés. Sans pour autant oublier les questions de l’esthétique et du sensible, on peut installer du flou en ville, cesser de tout contrôler. Favoriser par exemple la présence de flaques, dans lesquelles les enfants peuvent jouer, les oiseaux boire, des reflets apparaître… » Le sentiment de connexion avec la nature est amoindri par les milieux urbains – avec à la clé de gros impacts sur la santé mentale et physique. « Et plus on est économiquement défavorisé, plus la nature est loin de notre environnement, détaille Emma Vilarem. Prêter attention à ces questions est capital ! » Construire une ville plus végétale, plus libre, avec moins de voitures, qui génère des sentiments positifs et stimule favorablement l’usage de nos sens devient urgent, pour une meilleure santé de ses habitants, physique et mentale. — Laure de Hesselle
Les joies du bricolage
Pour récolter avis, sentiments, sensations des habitants à propos d’un projet d’aménagement, Stephanie Vander Goten et Lotte Mattelaer, architectes, ont créé les ateliers WAUW.
Nous privilégions le faire, et le faire ensemble. Notre but est d’aider les gens à comprendre le projet dont il est question, à trouver ce qu’ils ressentent à ce propos, ce qu’ils auraient envie d’améliorer, de modifier, et puis comment ils pourraient l’utiliser, y participer. Nous passons par des maquettes, des dessins, des constructions, des reproductions au sol à l’échelle 1:1 des futurs aménagements. Nous utilisons le bricolage non pas pour occuper les gens mais parce que cela donne du temps pour développer des idées neuves, cela les aide à se projeter dans le futur, à repérer ce qui amène ou enlève de la tension, imaginer l’éclairage, les parties d’un parc où vont pouvoir aller les chiens ou où sont les insectes, etc. Nous sommes des traductrices, dans les deux sens, entre les habitants et les concepteurs des projets.
S’il y a une émotion que nous utilisons, c’est la joie ! Si des participants viennent avec des sentiments négatifs, nous les écoutons, cela fait baisser le stress, puis nous travaillons ensemble. Nous ne laissons pas la place à la râlerie, l’idée c’est d’aller vers une solution en faisant. Cela leur permet aussi de se rendre compte par eux-mêmes qu’il n’y a pas de projet parfait. Ceci dit, ce ne sont pas les participants à une telle activité qui sont responsables de la qualité de la réalisation, mais bien toujours les architectes et les commanditaires… En général nous faisons une fête de clôture, pour tester les idées et célébrer ce qui a été réalisé. Les participants sont souvent fiers d’avoir collaboré, construit ensemble. Faire collectivement, cela permet de développer un sentiment d’unité, tout en ayant chacun trouvé sa place. —
Une école des sens
L’agence d’architecture, paysage et urbanisme Les Marneurs a imaginé le réaménagement de la cour de récréation d’une école maternelle et primaire, à Jette. « La directrice désirait l’ouvrir sur le quartier, raconte le paysagiste Antonin Amiot, pauvre en espaces extérieurs, alors qu’elle constatait le retard psychomoteur des enfants, en déconnexion totale au niveau sensitif. » Les sens, le lien avec le vivant sont donc au cœur du projet. « Nous avons fait avec les ressources naturelles présentes sur place, en travaillant par exemple autour de l’eau, en recréant, à l’échelle de la cour, l’équivalent d’un bassin versant. » Les petits pourront suivre le chemin des gouttes, depuis le toit jusque dans le jardin. Les marronniers existants, malades, ont dû être abattus, mais l’un d’entre eux restera dans la cour, couché sur un lit de copeaux – où marcher pieds nus agréablement – pour mémoire, pour grimper dessus, et comme témoin des processus naturels en se décomposant doucement. Un diagnostic a été posé en compagnie d’élèves de primaire, qui ont observé les lieux et comment y jouaient les plus petits. « Où est-ce ensoleillé, lumineux ou sombre, quels sont les endroits calmes ? Constater le plaisir – à conserver – qu’il y a à sauter dans les flaques ou jouer à cache-cache. Nous leur avons proposé différentes ambiances puis les enfants ont conçu leur maquette, avec un système de points pour prendre conscience du budget à respecter. » Le jardin de l’arbre, zone de calme, végétale, aux matériaux doux, permettra demain de faire classe dehors. Le jardin de l’eau, plus minéral, sera le lieu des courses-poursuites et des jeux de balles. A l’entrée, ouverte sur la rue, une zone intermédiaire donnera le temps et la place de faire un dernier câlin du matin, mais aussi, plus tard, d’être un lieu où les parents pourront se retrouver. Varier les matériaux, les ambiances, les sensations, autant d’occasions pour les enfants de se reconnecter à leurs cinq sens. —
Des espaces inclusifs
Encore trop pensée par et pour les hommes blancs, valides, universitaires, la cité doit pouvoir permettre à tous ses habitants d’y vivre et circuler en liberté.
_« Se sentir légitime dans un espace public n’est pas simple du tout. Pour beaucoup d’urbains, les parcs sont les seuls endroits où avoir accès à du calme et à de la végétation, constate l’architecte Christophe Mercier. Il faut que tous puissent s’y sentir bienvenus – les enfants, les personnes âgées, les femmes, les gens qui n’ont pas envie d’entendre les cris des premiers… » A travers la ville, une série de rues, de squares, d’espaces publics… ne le sont pas vraiment pour tous. « Depuis les premiers développements de la ville capitaliste_, explique Chloé Salembier, ethnologue et chargée de cours à l’UCLouvain, une unité de mesure unique est prise pour la concevoir : l’être humain universel, l’homme… »
Et même l’homme blanc, valide, de classe moyenne, universitaire. Conséquences ? De nombreuses personnes ne se sentent pas bien ou pas bienvenues dans cette cité qui n’est pas pensée pour elles.
Les commanditaires, les pouvoirs publics sont à présent plus attentifs à ces questions d’inclusivité, qui bénéficient à tous en réalité. « Lors de la pose d’un diagnostic à propos d’un projet d’aménagement, raconte la docteure en neurosciences cognitives Emma Vilarem, c’est très important de faire attention à qui on n’y voit pas – les femmes, les personnes handicapées, âgées, les enfants ? Et de faire appel à des personnes atypiques : si l’on travaille sur le paysage sonore, recueillons les sentiments et les avis de ceux qui n’entendent pas bien, d’autistes, etc. » Partir des vulnérabilités ne permettrait-il pas de construire la ville autrement ?
La question du genre est la première à être adressée aujourd’hui. L’association Garance réalise depuis une dizaine d’années des marches exploratoires avec des femmes (en des groupes non mixtes les plus homogènes possibles) pour travailler entre autres le sentiment d’insécurité – même si en réalité l’espace public n’est pas le plus dangereux, ce sentiment est un facteur limitant la liberté des femmes. Les participantes à un diagnostic déterminent ensemble leur trajet, passant par tous ces endroits du quartier qu’elles préfèrent éviter. L’une se concentre sur ce qu’elle sent, l’autre sur ce qui se passe sous ses pieds, la troisième sur ce qu’elle entend, etc., puis elles en discutent collectivement, pointent les difficultés et identifient des solutions – souvent bien peu coûteuses, particulièrement si elles sont prises en compte en amont d’un projet.
« La marche exploratoire est un outil formidable, estime Laura Chaumont, formatrice de l’association. Il permet de comprendre que ces ressentis sont légitimes, construits par le système ; de déconstruire des stéréotypes ; de repérer les peurs apprises ; de développer un sentiment d’appartenance au quartier ; et puis bien sûr de faire des recommandations. » Ces dernières sont différentes selon les lieux, mais certaines sont récurrentes : pouvoir s’orienter facilement, notamment grâce à des panneaux visibles par les piétons, y compris le soir, avoir accès à des toilettes propres, des trottoirs sans obstacles, de l’eau, des arbres pour être plus au frais, un éclairage homogène et bien pensé.
Pour favoriser l’inclusivité, Chloé Salembier milite pour que les réflexions ne se limitent pas aux espaces publics. « Les logements étant perçus par les hommes comme des lieux de repos et de loisir, les parties où travaillent les femmes, quatre heures par jour en Belgique, sont encore des cuisines exigües, des buanderies mal éclairées… » Elle s’intéresse aussi aux espaces intermédiaires – rez-de-chaussée, cours d’immeubles, buanderies communes – qui pourraient être autant de leviers pour favoriser la participation des personnes généralement reléguées à l’intérieur. Des lieux plus collectifs, agréables, « où ne pas être seules face aux tâches domestiques, aux soins des enfants », et où aussi les prises de décision quant à leur gestion peuvent être partagées, « et changer les enjeux de pouvoir entre hommes et femmes ». —