Le long d’un petit chemin cabossé du côté d’Enghien, accolé à un complexe sportif et une bretelle d’autoroute, une rangée de peupliers se laisse dorloter par le vent. A ses pieds, une trentaine de caravanes, quelques auvents déployés, le tremblement typique des machines à laver en phase d’essorage, les allées et venues d’un vendredi comme les autres. D’après Etienne Charpentier, président brabançon wallon du Comité national des Gens du voyage – ils sont entre 15 000 et 20 000 en Belgique – cette aire dédiée à les accueillir ne ressemble pas aux autres : la verdure est un cadre de vie auquel sa communauté goûte trop peu. « Oui, il est bien ce terrain », réitère-t-il en observant les cimes tanguer. Son sol n’est ni abrasif pour les pneus des caravanes ni dangereux pour les poumons avalant trop de poussière, comme ceux en briquaillons. Ni gorgé de chaleur, comme ceux en béton, invivables l’été. « En hiver, on préfère les parkings parce qu’on ne s’y embourbe pas. Mais la plupart des aires sont fermées entre octobre et mars et nous sommes rejetés sur les routes, explique-t-il. Les sans-abris ne peuvent pas être expulsés pendant la période hivernale. Pourquoi n’avons-nous pas droit à un moratoire ? » Ironie de l’histoire : ce terrain, seul endroit de la commune dédié à l’accueil, est surtout disponible… en hiver. « Il sert de parking pour divers événements. On n’a pas d’activités une bonne partie de l’année mais en été, c’est plus compliqué », concède Olivier Saint-Amand, bourgmestre d’Enghien.
Porte-parole des voyageurs depuis plusieurs décennies, Etienne Charpentier n’a de cesse de valoriser les communes organisant un accueil. Une reconnaissance tant sincère que pétrie d’aigreur. C’est que les gens du voyage étaient là avant que les frontières ne soient tracées, que l’Etat ne soit belge et que le Brabant ne soit wallon. « L’opinion publique devrait enlever ses œillères, nous sommes d’ici !, rappelle Etienne Carpentier. La vie que nous menons dérange mais ça ne sert à rien de faire l’autruche, nous sommes quand même là. Quand ça se passe mal, c’est parce que rien n’est prévu pour l’accueil. »
Et souvent, rien n’est prévu. De manière plus ou moins officielle, plus ou moins imparfaite et plus ou moins permanente, seules neuf, dix, parfois onze communes sur les 262 que compte la Wallonie autorisent les voyageurs à habiter – souvent pour une durée limitée, avec un système de réservation, toujours sur un terrain désigné – sur leur territoire. « Moins de 10 %, compte Ahmed Ahkim, directeur du Centre de médiation pour les Roms et les Gens du voyage en Wallonie. Ou, pour le dire autrement, plus de 90 % du territoire leur est officiellement inaccessible. Ces chiffres montrent l’ampleur du rejet. » Une carence déjà condamnée en 2012 par le Comité européen des droits sociaux (CEDS), une instance du Conseil de l’Europe. « Comme cette décision est non-contraignante et qu’il n’y a pas de sanctions, les autorités régionales s’en moquent », ponctue Jacques Fierens, avocat au barreau de Bruxelles.
La politique de la non-gestion
Une décennie plus tard, l’accueil reste marginal, l’indifférence politique à l’égard de ces citoyens patente et les discriminations les visant endémiques. Demandes de prêts hypothécaires recalées, permis d’urbanisme pour un habitat léger refusés, traitement médiatique de l’accueil avec un net penchant pour les tensions plutôt que la bonne cohabitation, tranchées « anti gens du voyage » creusées à Marcinelle, blocs de béton « anti installations sauvages » posés par les autorités à Mons… « Comme les sédentaires, on aimerait pouvoir vivre près de la pharmacie ou de l’école du petit. Mais on préfère que nos terrains soient cachés, un peu à l’écart, pour ne pas être confrontés au racisme », avance Jean-Marie Becker, voyageur. « Souvent, des citoyens profitent de leur présence pour effectuer des dépôts sauvages, en se disant que le coupable sera tout trouvé », glisse Giuseppe Marchini, inspecteur principal, personne référente pour les gens du voyage à la police de Mons, où de plus grands groupes s’installent sans que rien ne soit prévu.
Toujours en sous-nombre, les terrains existants sont saturés et les communes accueillantes font face à une pression difficile à absorber. « Notre ouverture vis-à-vis d’autres modes de vie se heurte à des difficultés inhérentes au fait que d’autres communes ne jouent pas le jeu », regrette Olivier Saint-Amand.
Autre conséquence : les voyageurs sont forcés de se tourner vers des occupations non-autorisées. « On ne peut pas dire qu’on a une politique d’accueil puisqu’on n’a actuellement pas de terrain. La situation ne peut donc être qu’illégale. La seule chose qui ne le soit pas, entre guillemets, ce sont leurs raccordements à l’eau et l’électricité », ajoute Giuseppe Marchini. « Si on n’a pas de retour des communes, on va quand même s’installer », confirme Eli Modest, voyageur. Sans concertation, sans organisation, sans gestion de l’accès à l’eau et l’électricité ou des relations avec le voisinage. Le tout étant synonyme de tensions, des stéréotypes qu’elles nourrissent et d’expulsions. « Imaginez si 90 % des autorités locales excluaient les familles monoparentales ou les personnes de moins de trente ans. Ils seraient quand même là, insiste Ahmed Ahkim. Avec tout ce que cela implique en termes de santé, d’environnement, de gestion des déchets, etc. Toutes ces réalités de terrain s’imposent à un moment donné. Et si elles ne sont pas prises en considération, elles ne sont vécues qu’au travers des nuisances, des problèmes, des blocages, des conflits. »
L’accueil étant viscéralement impopulaire, les localités ouvertes à l’habitat mobile trinquent. « Je considère que souvent, la colère est la manifestation d’une inquiétude. La peur de l’autre et de sa manière de vivre touche à des perceptions profondément ancrées. Mais de plus en plus, et notamment avec les réseaux sociaux, on fait face à de l’agressivité pure », constate Caroline Delhez (Ecolo), échevine aux multiples attributions sociales à Amay, dont celle des gens de voyage, ce qui a poussé certains sédentaires à la rebaptiser… « l’échevine des mouches ». Dans cette localité liégeoise, où un collectif de citoyens s’oppose à un projet d’aire permanente, l’ambiance semble étouffante. « On a mis du temps à trouver le terrain pour un accueil digne et conciliable avec la vie du village. Ce n’est pas le meilleur, ce n’est pas le moins bon, c’est un compromis. Mais depuis, ce groupe nous menace d’une action au pénal, veut connaître les dates d’arrivée des voyageurs pour ‘‘prendre congé et surveiller ma maison’’, met toute leur énergie dans la démolition de ce projet. Ce n’est vraiment pas simple de le porter, surtout quand peu de communes le font. »
À la périphérie
Face à l’échec abyssal de la politique d’accueil, en 2019, la Région a revu l’aide aux gens du voyage et lancé un appel à projets pour financer l’acquisition, l’aménagement, l’extension et l’équipement de terrains et organiser l’accueil – qui dépasse la question du seul terrain – toute l’année. Une dizaine de communes y ont répondu, cinq ont été sélectionnées : Mons, Amay, Bastogne, Charleroi et Sambreville. Elles ne sont plus que trois. A Mons, l’opposition de la population a fait plier le bourgmestre Nicolas Martin (PS). À Charleroi, la volonté de la majorité a buté contre le refus de permis du fonctionnaire délégué, entériné par la Région wallonne, à travers son ministre de l’Urbanisme, Willy Borsus (MR).
« Dans les communes qui veulent bien accueillir, ils sont toujours relégués à la limite de quelque chose, on les renvoie toujours le plus loin possible, en périphérie », avance Ahmed Ahkim. La limite physique d’une commune, de sa vie sociale et culturelle, de ses activités commerciales… Et avec les nouvelles prises de conscience, environnementales notamment, leur exclusion s’accentue. « Quand on repousse toutes les limites, il ne reste plus que les zones forestières, protégées ou laissées en friche. Or, depuis quelques années, des initiatives sont rejetées pour raison environnementale. Chaque dimension, dont la protection de la nature, a sa légitimité. Mais les gens du voyage n’ont priorité sur aucun espace. Toutes ces exclusions s’additionnent. Sur le terrain, c’est devenu invivable. »
Tombé à la fin mai, le refus du permis à Charleroi incarne cette exclusion environnementale. Dans son deuxième avis, négatif comme le premier, le Département de la Nature et des Forêts de Mons stipule que « des mesures de compensation supplémentaires sont avancées, mais aucune étude n’est réalisée sur la faisabilité, la pertinence et l’impact que celles-ci auront sur le site de grand intérêt biologique n°2640, terril de Trévieusart et les espèces protégées. » Etendu dans la périphérie carolo, entre le canal Charleroi-Bruxelles et l’A54, cet ancien site industriel abrite l’une des plus importantes populations de crapaud calamite, une espèce désormais menacée.
Quatre ans après la réforme de l’aide sociale, le sentiment d’abandon, voire de subir une politique coordonnée d’exclusion, est lourd. Et les perspectives maigres. À tel point qu’au Centre de médiation des Roms et des Gens du voyage, on s’interroge : l’approche volontariste n’aurait-elle pas fait son temps ? D’autant que les terrains disponibles risquent de s’amenuiser davantage avec l’urbanisation croissante. « L’idée, il y a vingt ans, était d’expérimenter les choses. Et l’expérience nous dit que ça ne fonctionne pas. Nous sommes dans une impasse », certifie Ahmed Ahkim. « Cette approche incitative était louable mais elle montre ses limites. La Région a toujours géré ce dossier avec une part de déni, de fausse pudeur, en se donnant bonne conscience, en se disant qu’il y a des subsides. Sauf qu’il y a trop peu de cas où ces subsides sont effectivement utilisés », appuie Maxime Prévot (Les Engagés), bourgmestre de Namur, qui avait plaidé en tant que ministre de l’Action sociale, sans succès, pour une obligation dans les villes de plus de 50 000 habitants. « Ce serait compliqué dans certaines régions, vu la densité de population. Et puis, certaines communes ne sont peut-être jamais concernées par le passage des gens du voyage, ne serait-ce que par leur localisation. Il faut avant tout regarder ce dont ils ont besoin. Privilégier la qualité à la quantité, tranche Sylvie Smoos, de l’Union des villes et des communes wallonnes (UVCW). Même s’il est vrai que là, on n’a pas la quantité. » Une obligation dont le gouvernement wallon ne veut pas. « En France, l’obligation ne fonctionne pas, rétorque François Leclercq, conseiller de Christie Morreale, ministre de l’Action sociale (PS). La déstigmatisation doit par contre s’accélérer. Montrer que, dès lors qu’il y a de la volonté, de la rencontre, ça se passe bien. D’ailleurs, on n’a pas eu un seul problème pendant les confinements. »
— Sarah Freres
Roms, Tsiganes, Gitans, Gens du voyage, Bohémiens, Manouches…
Historiquement stigmatisée et discriminée, la communauté des Gens du voyage est largement méconnue, jusque dans les termes utilisés pour la désigner. En Belgique, le mot « gens du voyage » ou « voyageurs » (moins répandu) s’est substitué à celui de « nomades » au début des années 2000 et ne désigne pas forcément des catégories ethniques. En revanche, il désigne des personnes – le plus souvent de nationalité belge – qui vivent dans des habitations mobiles, comme des caravanes. Ce mode d’habitat n’est que très peu accepté dans nos sociétés sédentaires et de nombreux stéréotypes, comme celui d’être des voleurs, sont largement véhiculés, y compris par les médias, à leur égard. Pourtant, aucune étude n’a jamais prouvé de corrélation entre le nombre de vols et la présence de voyageurs.