Chaque année, à l’automne, la saison de migration des oiseaux est synonyme de braconnage. La tenderie, une technique de chasse consistant à piéger des oiseaux, est pourtant interdite depuis 1993. Les moyens de l’Unité anti-braconnage wallonne pour lutter contre cette prédation semblent trop faibles. Ce qui n’est pas sans poser question, à l’heure où les populations d’oiseaux s’effondrent. C'est le premier épisode d'une série portant sur la délinquance environnementale, signée Sarah Freres.
2023 Imagine n°158Biodiversité Par Sarah Freres
« Il y a une trouée ici ! » Tout en silence, deux agents de l’Unité anti-braconnage (UAB) wallonne se faufilent dans un condensé de sorbiers et de bouleaux, biotope idéal pour le bouvreuil-pivoine, un passereau prisé pour sa couleur et son chant. Quelques précautions sont de rigueur pour passer inaperçus, d’autant que l’endroit est connu de l’UAB comme terrain de récidive d’un tendeur multi-condamné. Et à la veille de la saison de migration des oiseaux, il n’est pas impossible que le braconnage ait déjà repris dans la région. « Quand on voit un couloir comme ça dans la végétation, c’est clairement un indice », reprend Mathieu Clarinval, de l’UAB. « L’aspect compliqué de la tenderie, ce n’est pas le matériel mais bien les compétences. Il faut connaître les oiseaux mais aussi le terrain pour savoir où tendre sans être vu et sans être pris », complète Pierre Felten, son collègue.
La tenderie semble en effet d’une simplicité crue, tant l’installation d’un dispositif de capture est sommaire. Quasi invisible, un filet dit « japonais » (l’unique dispositif de capture proscrit en Wallonie), est déployé dans la trouée. A sa lisière, les tendeurs placent un « appelant » : soit un diffuseur automatique de chant d’oiseau tournant en boucle, soit un oiseau-appât. Enfermé dans une cage de dix centimètres de large, trente de long et de haut, son rôle est d’attirer ses congénères qui, une fois dans le filet, tombent dans des poches se refermant sur eux. « Les appelants restent deux mois en cage, le temps de la saison de migration. A la lumière du jour, ils pensent retrouver leur liberté et donc, ils chantent, décrit Fabien Molenberg, lui aussi officier de police judiciaire de cette unité spécialisée. Dans le milieu, on dit qu’on met des oiseaux sur feu. » Les jeunes sont privilégiés : leur chant n’étant pas encore « formé », il est possible de les conditionner à certaines tonalités et ainsi en faire de solides candidats dans les concours de chant ou de bons appelants. « Les tendeurs détournent la communication des oiseaux pour servir leurs objectifs. Par exemple, ils leur apprennent à crier comme des jeunes en détresse, ça fait plonger les adultes dans les filets », ajoute-t-il. La plupart des appelants sortent mutilés, voire incapables de voler, de ce séjour dans cette minuscule cage : leurs ailes trop abîmées, souvent atrophiées, ne se déploient plus.
Pratique d’un autre âge pour les uns, tradition pour les autres, cette technique de chasse d’oiseaux en vue de leur détention ou leur vente ne s’est jamais véritablement arrêtée, malgré une interdiction partielle depuis 1973 et totale depuis 1993. Au sud du pays, on tend surtout dans les anciens bassins sidérurgiques – la région liégeoise, le Borinage et la Wallonie picarde –, parfois de père en fils. En Ardenne, les « bons endroits » sous les couloirs de migration sont surtout fréquentés en automne et au printemps, parfois grâce aux yeux que des gardes-chasses choisiraient de fermer. Ci et là, des personnes sont interpellées chaque année chassant devant les haies en bordure des parcelles agricoles, généralement avec la complicité de l’agriculteur. Dans les cours et tribunaux, des prévenus encensent sans détour leur penchant pour ce braconnage, parfois jusqu’à parler d’une drogue dont ils ne peuvent se passer. « En plaidoirie, j’en ai déjà entendu dire ‘‘je suis un tendeur de masse, c’est plus fort que moi’’ », confirme Alfred Tasseroul, avocat de la Région wallonne dans « l’affaire de la tenderie » (lire ci-dessous). « Historiquement, un tendeur détenait quelques dizaines d’oiseaux dans le but de ramener du sang neuf dans son élevage. Si un oiseau mourait, on allait en rechercher dans la nature. On gardait les plus beaux ou ceux qui chantaient le mieux. C’était simplement lié au plaisir d’avoir des oiseaux chez soi et de les entendre », expliquent en cœur Fabien Molenberg et Pierre Felten. « Ou le plaisir, comme un pêcheur, d’aller à la capture », embraie Olivier Huyvaert, leur collègue.
Les appelants restent deux mois en cage, le temps de la saison de migration. A la lumière du jour, ils pensent retrouver leur liberté et donc, ils chantent. Dans le milieu, on dit qu’on met des oiseaux sur feu.
Aujourd’hui, d’après l’UAB, la tenderie subsiste sous différentes formes. La première, minoritaire, est liée aux amateurs-collectionneurs dont le but serait d’avoir une belle volière, garnie « d’une certaine variété d’oiseaux et de beaux plumages ». La deuxième est « d’ordre folklorique » : des pinsons des arbres – l’oiseau est connu pour son phrasé joyeux et mélodieux, d’où l’expression « gai comme un pinson » – sont privés de leur liberté pour participer à des concours, lesquels se déroulent surtout en région verviétoise et dans le Tournaisis, à la frontière franco-belge. « Les concours n’ont aucun intérêt financier : le premier prix, c’est souvent une fleur ou du saucisson. On fait ça pour le prestige d’avoir un oiseau qui chante mieux que celui de son voisin », rappellent Pierre Felten et Olivier Huyvaert. Le pinson étant une espèce difficile et onéreuse à élever en captivité, il serait ainsi plus aisé et rentable de le prélever dans la nature. « En élevage, on doit faire avec ce qu’on a, tandis que dans la nature, on peut y sélectionner ce qu’on veut – des mâles uniquement, les femelles ne participent pas aux concours -, les imprégner des chants qu’on désire… On le voit lors des contrôles : énormément de pinsons retrouvés dans les concours viennent de la capture », ajoutent-ils. Et de se référer à l’une des dernières opérations de l’UAB, lors d’un concours à Néchin, où deux tiers des chanteurs ont été saisis.
D’année en année, le phénomène se maintient. En 2022, près de mille oiseaux ont été saisis par l’UAB – 26 % portaient des bagues officielles d’élevage falsifiées – pour une cinquantaine de procédures (flagrants délits, visites domiciliaires, interpellations, contrôles, etc.). Selon la politique criminelle des parquets, certaines affaires finissent en justice mais la plupart se soldent par une amende administrative auprès du fonctionnaire-sanctionnateur de la Région wallonne. Et l’UAB craint que le sentiment d’impunité observé chez les tendeurs ne soit favorisé par la légèreté des peines encourues, vu l’intérêt tantôt faible, tantôt nouveau de la justice pour les matières environnementales. « Les décrets communaux et régionaux sur les sanctions administratives existent pour pallier le manque de poursuites judiciaires. Pour les agents de l’administration qui constatent au quotidien des infractions, c’est décourageant, voire contre- productif. Cela peut avoir comme effet pervers qu’ils ne les signalent plus, confirme Alexia Jonckheere, criminologue à l’Institut national de criminologie et de criminalistique, qui s’est notamment penchée sur les impensés de la politique criminelle pour protéger la biodiversité. Les magistrats, les juges et les parquets spécialisés en environnement sont très récents. Tout est progressivement en train de se mettre en place. Il y a quelques années, la politique criminelle se concentrait sur les stupéfiants. Elle s’est ensuite focalisée sur le terrorisme, puis les violences conjugales. Aujourd’hui, un intérêt semble naître autour de la délinquance environnementale. »
La troisième forme de tenderie touche davantage à cette délinquance-là, celle qui permet de tirer profit des nuisances faites à l’environnement. La capture et détention illégale d’oiseaux ne constituent alors qu’une infime partie d’une longue liste où tendeurs, rabatteurs et revendeurs opèrent dans un « système pyramidal » : système de guetteurs dans les bois pour éviter d’être repéré en flagrant délit, falsification des bagues d’élevage – « l’équivalent d’un faux en écriture » –, trafic d’espèces vers d’autres pays…
La multiplication des bagues falsifiées inquiète en particulier : placée quelques jours après la naissance d’un oiseau, celle-ci atteste qu’il est bel et bien né en captivité. Mais les techniques pour les greffer à des oiseaux sauvages se sont améliorées en un temps record et elles circulent de plus en plus. Autrefois repérées au premier coup d’œil, seul un équipement spécial permet désormais de les détecter. « Il y a une recrudescence de la capture d’oiseaux, sous le couvert de l’élevage », avance Fabien Molenberg. « En tout cas, en Wallonie, il y a plus d’oiseaux indigènes détenus illégalement que légalement », abonde Olivier Huyvaert. Et l’UAB, chargée de vérifier la conformité et la traçabilité des bagues, s’interroge : leur distribution n’incombe pas à l’administration mais à Coditech, un fabricant de bagues, qui reçoit les commandes de deux groupements agréés – la fédération royale ornithologique wallonne et l’association ornithologique de Belgique. « Ce sont des associations d’éleveurs – des lobbies, même -, dont l’une est l’ancienne fédération des tendeurs. C’est tout de même particulier que la délivrance des bagues ne passe pas par l’administration, qui devrait avoir le contrôle, organiser un suivi… Elle le fait bien pour les bracelets de traçabilité du gibier dans le cadre de la chasse. »
« Il y a quelques années, la politique criminelle se concentrait sur les stupéfiants. Elle s’est ensuite focalisée sur le terrorisme, puis les violences conjugales. Aujourd’hui, un intérêt semble naître autour de la délinquance environnementale. »
A l’unisson, les agents de police de l’UAB préviennent : la tenderie devient de plus en plus agressive. « L’aspect traditionnel, qui est parfois passionnel, est surtout le fait de personnes âgées, qui finissent par disparaître. Leurs enfants et petits-enfants ont la connaissance de la tenderie mais ils la pratiquent surtout pour l’appât du gain. Les profils ont donc changé… Et les techniques aussi. » Des techniques illégales qui restent parfois impunies : la légèreté des peines de prison prévues pour les infractions de la loi sur la conservation de la nature (moins d’un an) empêche de débloquer certains moyens d’enquête spéciaux. Un comble, pour une unité dont la mission est de constater les infractions à la loi sur la chasse, la pêche et… celle sur la conservation de la nature, en particulier ce qui a trait au braconnage organisé. « Il n’y a pas de petite victoire, rappelle Mathieu Clarinval. Même si ce n’est que quelques oiseaux, ça vaudra toujours la peine de les sauver. »
Une captivité sans limite
En Wallonie, tous les oiseaux indigènes vivant à l’état sauvage sont protégés par la loi européenne de 1973 sur la conservation de la nature. Depuis 2003, en vertu d’un arrêté wallon, leur détention est autorisée, pour autant qu’ils soient nés en captivité. Fait étonnant : la détention d’oiseaux semble faire peu de cas du bien-être animal. En effet, aucune disposition légale ne définit les conditions de détention pour les particuliers – les établissements pour animaux et les parcs zoologiques doivent eux bel et bien respecter des normes minimales. Aucune taille minimale d’enclos, aucun nombre d’oiseaux limite, aucun type de cage n’est interdit… D’après l’Unité anti-braconnage (UAB), la seule condition est de donner des graines et de l’eau aux oiseaux. « On peut donc avoir une volière d’un mètre de large, deux mètres de long et de haut avec cinquante oiseaux dedans, sans que ça pose problème. Pour autant qu’ils aient de l’eau et des graines, c’est bon », affirme Mathieu Clarinval, dans un haussement d’épaules résigné.
La valeur d’un oiseau
Que vaut la disparition d’un oiseau ? En 2021, le préjudice écologique a été reconnu dans « l’affaire de la tenderie », dans laquelle quatorze personnes étaient jugées pour avoir arraché près de 1 500 oiseaux à leur environnement. Son parcours judiciaire est aujourd’hui bloqué. Elle soulève pourtant des questions fondamentales sur la valeur du vivant et la réparation des dommages faits aux écosystèmes.
Tout a commencé par un simple contrôle de roulage en 2014 à Bullange, en région germanophone. Le coffre de la voiture qu’ouvrent les policiers est saturé de matériel de capture et d’oiseaux indigènes dans de petites cages et dépourvus de bagues officielles d’élevage. Le délit est flagrant et le contrevenant déjà connu pour d’autres faits de tenderie. Plusieurs années d’instruction judiciaire s’en suivent pour décortiquer cette « affaire de la tenderie » : faux et usage de faux, bagues non-conformes, détention sans autorisation d’élevage ou de carnet d’identification, détention de filets japonais…
Un large réseau de trafic organisé est démasqué, son impact sur la biodiversité dépasse de loin la perte de plusieurs spécimens. Au total, 1 322 oiseaux sont confisqués, dont beaucoup appartiennent à des espèces rares ou en voie de disparition. Très vite, une question urgente se pose : que faire de ces saisies ? Les relâcher ? Les placer dans un centre de revalidation (Creavas) ? Les garder ? « Normalement, le greffe garde les pièces à conviction. Mais là, les pièces, ce sont des oiseaux sauvages dont la législation interdit la captivité », glisse Ludovic Boquet, ancien fonctionnaire-sanctionnateur wallon et conseiller au cabinet de la ministre de l’Environnement, Céline Tellier (Ecolo). In fine, plusieurs oiseaux sont morts dans les cages des braconniers. Certains des survivants séjourneront le reste de leur vie dans un centre, vu l’altération profonde de leur comportement naturel – plus lents, plus faibles, moins alertes, les oiseaux voient aussi leur instinct de survie se détériorer rapidement en captivité. Quant aux autres, ils ont été relâchés dans la nature après les saisies, aux portes de l’hiver. Personne ne sait combien d’entre eux, pour la plupart des mâles reproducteurs, ont survécu.
Un jugement historique mais incomplet
En première instance, le procès se déroule au tribunal correctionnel de Verviers où quatorze des vingt-deux personnes inculpées doivent répondre de capture, de détention et de commerce illégal d’oiseaux sauvages. Certaines confessent qu’une condamnation ne les refroidira pas, d’autres sortent des photos de leur portefeuille et demandent s’ils reverront « leurs » oiseaux. En face, sur le banc des parties civiles : la Région wallonne, la Ligue royale Belge pour la protection des oiseaux et Natagora. Jugée en 2019, une partie des prévenus va en appel. C’est là que l’affaire de la tenderie prend toute son ampleur : en 2021, la Cour d’appel de Liège reconnaît un préjudice moral, économique et… écologique – défini comme « le dommage causé directement au milieu pris en tant que tel indépendamment de ses répercussions sur les personnes et sur les biens ». Une première en Belgique et une rareté en Europe.
Jusqu’à présent, la notion de dommage ne s’est en effet appliquée qu’à « autrui », c’est-à-dire des personnes, physiques ou morales. La nature n’étant pas « autrui », le préjudice écologique est donc resté un impensé du droit. « C’est pour cette raison que les juges ont, dans un premier temps, appréhendé le préjudice écologique par le biais d’une approche anthropocentriste en prenant en compte les répercussions d’une détérioration de la nature pour les victimes humaines », note François Benchendikh, maître de conférences en droit public à Sciences po Lille, dans Développement durable et territoires. Dans son jugement, la Cour stipule que la Région wallonne est légitime pour réclamer une réparation du préjudice à titre personnel, même sans impact pour l’être humain. « C’est tout à fait nouveau pour une collectivité publique en charge de la protection de l’environnement », se réjouit Alfred Tasseroul, avocat de la Région wallonne.
Dans le milieu judiciaire, cette percée jurisprudentielle est largement saluée. D’autant que le législateur (fédéral) n’a pas intégré ce préjudice dans la récente réforme du Code civil (au moment de boucler cette édition, cette question était d’ailleurs débattue à la Chambre). Certains émettent toutefois des réserves : si la Cour d’appel a fait avancer le droit, les montants accordés restent légers et les peines prononcées peu dissuasives. A titre d’exemple, une razzia de 982 oiseaux (par un seul prévenu, celui en ayant prélevé le plus) équivaut à une amende de 5 000 euros. Soit cinq euros par oiseau. « De manière générale, les montants oscillent entre cinq et vingt euros », calcule Alfred Tasseroul. « C’est une décision innovante mais elle ne va pas suffisamment loin, tempère Charles-Hubert Born, professeur de droit et de criminologie à l’UCLouvain. En décidant d’une réparation simple en argent et en équité, la Cour évite d’imposer une réparation en nature [ce qui consiste à réparer ou remplacer un bien endommagé]. En regard des principes de base que sont la réparation intégrale du dommage et la priorité de la réparation en nature, ça pose question. D’autant que les oiseaux ne verront pas la couleur de cet argent, en particulier s’il n’est pas affecté à des mesures concrètes de restauration de leurs milieux et habitats. »
Plus tard, un recours sera déposé à la Cour de Cassation, la plus haute juridiction du pays, qui casse l’arrêt sur la forme mais pas sur le fond. « Ce qui est contesté, c’est le calcul du préjudice. Pas le préjudice en lui-même », résume l’avocat de la Région wallonne. L’affaire doit donc retourner en appel, cette fois à la cour de Mons, seule juridiction en Belgique dotée d’une chambre spécialisée sur les matières environnementales… pour autant que la Région wallonne décide de suivre l’appel. En effet, il se pourrait que le parcours judiciaire de l’affaire de la tenderie s’arrête là. « Cet arrêt est une victoire écologique très importante, dont la Région doit tirer des enseignements, notamment pour des affaires ultérieures. Mais pour celle-ci, rien n’est sûr. Peut-être qu’elle n’ira jamais devant la cour montoise », avance Ludovic Boquet. « Si c’est pour valider une somme approximative, de toute évidence insatisfaisante, c’est non. On ne reviendra vers Mons qu’avec quelque chose de charpenté », confirme Alfred Tasseroul.
De quoi susciter l’étonnement dans le milieu judiciaire, où l’on s’impatiente face à l’immobilisme d’une partie civile ayant pourtant jusqu’ici obtenu gain de cause. « La Région vient de publier une bible sur la politique répressive environnementale et dans ce dossier, elle se demande si elle y va? Ça montre bien le manque de volonté politique : c’est bien beau d’avoir une politique de préservation des écosystèmes, de faire des réserves naturelles, etc. mais si on ne protège pas efficacement ce qu’il y a dedans, ça ne sert à rien », accuse un acteur du dossier. « Est-ce de la négligence, de l’indifférence, de la frilosité liée aux prochaines élections ? », s’interroge aussi un autre. Le blocage vient en réalité de l’administration wallonne, incapable de fournir des documents probants établissant de manière certaine le préjudice. En effet, d’après l’arrêt liégeois, « il appartient à la partie qui est en demande de réparation de démontrer la réalité d’un préjudice collectif et du lien de celui-ci, ou certains de ses aspects, avec les actes culpeux commis par les prévenus ». Autrement dit : la Région doit avoir la capacité d’étayer le préjudice. Ce qui n’est pas le cas.
Une forme grave de criminalité
L’enjeu est pourtant de taille : si le processus judiciaire se poursuit, la Cour de Mons devrait statuer sur deux volets. D’une part, la réparation du dommage. Or, en ce qui concerne les oiseaux, « c’est beaucoup plus compliqué qu’avec d’autres espèces, observe Alfred Tasseroul. On ne peut pas relâcher ceux nés en captivité. D’ailleurs, ils ne survivraient pas. On ne peut pas non plus prélever des espèces ailleurs pour les mettre ici… »
Les idées fusent chez les spécialistes du droit de l’environnement pour renforcer l’habitabilité des milieux : installer des bandes céréalières, maintenir des prairies naturelles inondables, planter des haies, faire jouer la coopération internationale pour interdire toute prédation anthropique et laisser les couloirs de migration hors de danger… Des mesures lentes, coûteuses, complexes. Et encore : combien de mètres de haies faut-il ériger pour compenser la disparition d’un couple d’oiseaux ? Faut-il en faire davantage s’il s’agit du dernier couple de leur espèce ? Ces mesures compensatoires sont-elles suffisantes ? « Et puis, quand on a la décision favorable du tribunal, comment devons-nous l’exécuter ?, s’interroge Ludovic Boquet. Dans le cas de la pollution de l’Escaut [une usine dans le nord de la France a été reconnue coupable de la plus grave affaire de pollution aquatique de ces dernières années, ayant causé la mort de dizaines de milliers de poissons en France et en Belgique], dix millions d’euros tombent dans l’escarcelle de la Région wallonne. Qui va s’en occuper ? Qui va exécuter les procédures d’expropriations pour accaparer les terres en bordure de l’Escaut et y mettre en place les dispositifs recommandés par les experts ? Il n’y a personne ! Si on reçoit de l’argent et que les tribunaux se rendent compte qu’on a mis ça dans le budget général, ça ne tiendra pas longtemps… Il faut vraiment organiser l’avant et l’après décision. L’Escaut, on est parti pour vingt ans de post-gestion. Qui va garder le savoir de ce qui se sera fait ? Tout ce schéma reste à être écrit pour pouvoir être crédible demain. »
Le second volet sur lequel devrait se pencher la justice : l’évaluation du dommage. Autrement dit : quelle est la valeur d’un oiseau ? Ou plutôt, quelle est la valeur de cet oiseau-là ? Depuis deux ans, un projet de l’Institut flamand de recherche sur la nature et les forêts, soutenu par la Commission européenne, étudie justement ces questions afin d’établir « un cadre pratique pour déterminer les compensations financières pour les pertes écologiques et sociétales résultant des dommages infligés aux animaux vertébrés ». Baptisé Bioval, il regroupe différents spécialistes se penchant sur leur valeur en fonction de quatre critères : le risque d’extinction, l’importance culturelle, l’importance écologique (son rôle plus ou moins important dans l’écosystème) et la contribution aux bénéfices économiques ou au bien-être de l’homme. Le classement prend également en compte la taille des espèces et leur durée de vie. Ce qui permettrait de connaître la valeur (et donc l’indemnisation) d’une mésange, d’une cigogne, d’un milan royal, d’un bouvreuil-pivoine… Et pour les juges, d’avoir une échelle de référence, au même titre que, par exemple, les dommages en matière de roulage.
Si ce projet doit se clôturer fin 2023, le hasard du calendrier judiciaire a voulu que cette échelle d’évaluation ait été utilisée pour la première fois dans une autre affaire de tenderie. En mars dernier, la trentième chambre du tribunal de première instance de Gand a ainsi fait bouger les lignes de la jurisprudence pour juger un tendeur cumulant une kyrielle d’infractions dont la capture et la mort de septante-sept étourneaux en… une heure et demie dans le polder de Middelburg.
D’après les critères de la méthode Bioval, la valeur d’un étourneau a été évaluée à 200 euros. Soit 15 400 euros pour les septante-sept retrouvés morts. D’après le jugement, le défendeur devra verser cette somme au Fonds MINA, un service régional dédié à la conservation de la nature. Et de rappeler que dans une Flandre urbanisée, avec une nature fragmentée et où la capture d’oiseaux perturbe l’équilibre écologique, « le tribunal doit montrer qu’il considère les crimes qui portent atteinte à la biodiversité et au patrimoine naturel comme une forme grave de criminalité ».
De quoi inspirer la Région wallonne à prendre rendez-vous à la Cour d’appel de Mons ? Le jugement gantois figure en tout cas dans le dossier, copieux, de l’affaire de la tenderie posé sur le bureau d’Alfred Tasseroul. Affaire à suivre, donc.
Une pression supplémentaire
D’après une récente étude publiée la revue scientifique PNAS (Proceedings of the National Academy of Science), en quarante ans, un quart de la population d’oiseaux en Europe s’est volatilisée. L’avifaune wallonne décline, quant à elle, de manière continue depuis 1990 : d’après le programme de suivi de la Région, les populations d’oiseaux communs ont perdu en moyenne 38 % de leurs effectifs, soit une érosion de 1,6 % par an. L’agriculture intensive et son recours aux pesticides et aux engrais en sont les principaux responsables : le déclin de l’avifaune est d’ailleurs plus flagrant dans les milieux agricoles que dans d’autres milieux. D’autres phénomènes sont également à l’origine de la destruction des habitats naturels, pouvant mener à des déserts ornithologiques : l’urbanisation, la sylviculture ou encore le dérèglement climatique. En comparaison, le braconnage des oiseaux, qui touche quelques milliers d’individus chaque année en Belgique, peut donc sembler dérisoire. « Les populations d’oiseaux granivores évoluent aujourd’hui dans des milieux très anthropisés, ils doivent trouver de quoi vivre et survivre. Certains s’adaptent bien, d’autres beaucoup moins, voire disparaissent localement, présente Antoine Derouaux, du pôle ornithologique de Natagora. A ces principales causes de mortalité, s’ajoutent des causes secondaires : collision des oiseaux avec les vitres, prédation des chats… Et la tenderie. Même si on ne parle que de quelques milliers d’oiseaux, on ne peut pas, on ne peut plus, se le permettre. D’autant que ça ne profite qu’à quelques personnes, qui exploitent les ressources naturelles pour se remplir les poches. Et ce, alors qu’il est permis d’élever des oiseaux en captivité. Il y en a d’ailleurs suffisamment ! »
Si aucun travail scientifique n’a quantifié l’impact de la tenderie sur la biodiversité en Wallonie, Antoine Derouaux rappelle que celui-ci doit être analysé dans sa globalité, ce braconnage visant moins les oiseaux nicheurs locaux que les passereaux migrateurs. « Il y a deux grandes routes migratoires : celle de l’ouest qui passe par la Belgique, la France, l’Espagne et le détroit de Gibraltar et celle de l’est via l’Italie. Les tendeurs agissent quand les oiseaux du nord et de l’est de l’Europe passent par ces routes-là, décrit-il. Il faut donc regarder l’impact du braconnage en regard de l’ensemble des populations d’oiseaux : si trois mille oiseaux sont pris en Belgique, ça n’a pas nécessairement d’impact chez nous mais bien au niveau européen et notamment sur les aires de répartition des oiseaux d’une même espèce. »