Le secteur de l’agriculture n’échappe pas à la digitalisation. Usage des satellites, tracteurs connectés, drones et robots... Des aides utiles ou une voie ouverte vers des élevages et des cultures toujours plus industrialisés ?
Le secteur de l’agriculture n’échappe pas à la digitalisation. Usage des satellites, tracteurs connectés, drones et robots... Des aides utiles ou une voie ouverte vers des élevages et des cultures toujours plus industrialisés ?
« Un lieu de travail moderne et informatisé, accessible sur demande depuis un smartphone. » « Un robot polyvalent, le compagnon idéal pour s’occuper de votre parcelle efficacement, en toute autonomie. » « Utilisez les algorithmes spécialement conçus pour optimiser la croissance de vos cultures. » « L’agriculteur connecté ! Des services innovants, 100 % connectés et multiservices. » De slogans en promesses, les allées de la Foire de Libramont en ce milieu d’été sont pleines d’écrans de contrôle, de tablettes et smartphones, connectés aux tracteurs et aux robots de traite ou de désherbage. Sans compter les capteurs de toutes sortes sur les bêtes ou dans les champs. Le numérique a clairement pris place dans les exploitations agricoles…
« Pour ma part, j’ai un tracteur assisté par GPS, qui me permet très précisément de ne pas repasser deux fois au même endroit, détaille l’éleveur de limousines bio Henri Luvigny. J’utilise une station météo connectée, j’ai des capteurs sur mes clôtures électriques qui me signalent par sms s’il y a une perte de courant – avant que mes bêtes s’en rendent compte et partent se balader… Et puis j’use du numérique dans ma gestion des animaux et administrative : nous devons tout noter pour d’éventuels contrôles. »
Comme ailleurs dans notre société, le digital s’est répandu un peu partout dans bon nombre de fermes, sous diverses formes, du simple transfert de données au robot sophistiqué. Et d’abord dans le contrôle des activités des producteurs, où l’usage du satellite s’est généralisé, imposé notamment par la Politique Agricole Commune. « Des réglementations sont ainsi conditionnées par la possibilité de contrôle par satellite, rapporte l’agriculteur Hugues Falys, aussi responsable opérationnel de la ferme universitaire de l’UCLouvain. Cela oriente les pratiques vers ce qui est contrôlable de cette façon ! Si vous mélangez des espèces différentes sur un même champ, un satellite ne pourra pas les différencier. Et puis certains producteurs ont le sentiment que les satellites se trompent parfois, voient des choses qui n’existent pas… » Ailleurs pèse le sentiment d’être surveillé, de devoir rester absolument dans le cadre fixé, le moindre écart pouvant être détecté, et sanctionné. « Les dates de fauches par exemple doivent être respectées à la lettre pour toucher les primes, quelles que soient les conditions météo. Le numérique renforce cette tension entre le vivant et le contrôle », explique Olivier Vermeulen, membre de l’assemblée ouvrière de Fabriek paysanne, un collectif militant pour l’amélioration de la qualité de vie des paysans et fabrique d’outils visant une plus grande autonomie.
« Des réglementations sont conditionnées par la possibilité de contrôle par satellite, cela oriente les pratiques vers ce qui est contrôlable de cette façon »
Hugues Falys, responsable opérationnel de la ferme universitaire de l’UCLouvain.
Même du côté des fonctionnaires chargés de ces contrôles, certains regrettent de passer moins de temps sur le terrain. Au-delà de ces aspects réglementaires, les fermes sont devenues un champ dans lequel le numérique est très actif, et les services proposés innombrables. L’agriculture est multiple, les différences sont immenses entre un entrepreneur agricole des plaines étasuniennes, un paysan du Kenya et un agriculteur wallon – même si elles sont présentes quasi partout, les applications du digital sont donc naturellement variables. « Il faut que cela soit rentable, soit en temps, en confort, ou financièrement, remarque Henri Luvigny. Or, certaines propositions sont chronophages et répétitives, notamment en matière d’encodage… Développées par des personnes qui ne sont pas du secteur, beaucoup d’applis ne nous parlent pas, ne sont pas intuitives, ou ne répondent pas à de vrais besoins. Il faut faire attention à ne pas s’y perdre, et il vaut mieux choisir tout de suite la bonne solution. » Pour les agriculteurs en grandes cultures, quelque 250 applications sont disponibles chez nous. « Il apparaît pourtant dans des sondages sur le nombre d’applis réellement installées sur leur smartphone, qu’il y en a rarement plus de quatre ! Celle de leur banque, la météo, le cours des céréales et WhatsApp… », rapporte Sébastien Weykmans, administrateur délégué de WalDigiFarm, association qui cherche à favoriser l’usage du numérique dans l’agriculture, et particulièrement la production végétale.
Diane Heymans et Céline Champagne, chercheuses à l’Earth and Life Institute de l’UCLouvain, développent une plateforme, Belcam, qui offre aux agriculteurs des informations météo, évidemment essentielles, mais aussi le décodage des images satellites européennes. « Depuis le ciel on peut comprendre certaines choses, voir l’évolution de la parcelle, constater les effets de telle ou telle pratique et l’ajuster. On peut donner des conseils sur l’azote, estimer le rendement. »Mise en place par un centre de recherche public, ses finalités ne sont pas commerciales – pas d’abonnement à payer, pas de données revendues, pas de lien avec une marque de fertilisant… « C’est important de proposer des alternatives indépendantes et publiques, argumentent les chercheuses, alors que nous sommes dans un moment de bascule, où les produits se démocratisent, sont plus aboutis, et qu’énormément de choses sont en train de se faire. » Sébastien Weykmans plaide ainsi pour la création de coopératives de données, pour que les agriculteurs se mettent en réseau et partagent gratuitement leurs informations entre pairs, augmentant ainsi leur utilité et leur valeur.
En Belgique, où le parcellaire est encore assez morcelé, de nombreux services, s’ils sont payants, sont en réalité très peu ou pas rentables selon Hugues Falys : « Il faut au minimum une parcelle de vingt hectares pour que cela vaille la peine d’avoir par exemple une modulation de la dose d’engrais en fonction de l’hétérogénéité du sol. » La structure de l’exploitation va aussi avoir son importance : un entrepreneur agricole qui envoie des ouvriers travailler ponctuellement dans un champ, aucun d’eux ne connaissant la parcelle, aura plus l’usage de telles informations.
Côté machines, les évolutions sont là aussi rapides. Plus un tracteur vendu qui ne soit connecté. « Le mien m’a coûté 90 000 euros, dont 10 000 pour son équipement électronique, témoigne Henri Luvigny. Mais sans ça il ne vaudra plus grand-chose quand je le revendrai. Et au bout du champ, sa précision me permet d’économiser un ou deux passages, donc du carburant ou des intrants. » La robotisation progresse également. Dans le cadre de la traite, secteur pionnier en la matière, et puis peu à peu en viticulture et maraîchage, avec les robots désherbeurs. « Ils assistent le producteur pour des tâches qui sont pénibles, estime Sébastien Weykmans. En désherbage mécanisé, ils pallient un manque de travailleurs croissant pour la réalisation de travaux ingrats et dont l’acceptation sociale est de plus en plus souvent remise en question (position agenouillée en plein soleil, etc.). » Ces robots ne peuvent être utilisés que dans les cultures en rangs, et coûtent encore très cher. « Une bineuse avec guidage coûte le double, compte Hugues Falys, mais lorsque ces machines se démocratiseront, elles pourront vraiment être un plus pour l’agriculture bio, défavorisée par son besoin en main-d’œuvre pour ce genre de travaux. »
Pour les applications ou machines qui fonctionnent bien, les arguments en faveur de l’usage des nouvelles technologies portent. Ne peuvent-elles pas rendre la vie plus facile aux agriculteurs ? Mais les questions sont nombreuses et cette orientation n’est pas sans soulever des inquiétudes et des oppositions.
Comme lors de toute captation de data, se pose la question de leur usage. D’autant qu’à l’heure actuelle « le caractère personnel – ou pas – de toute une série de données agricoles, les chiffres d’une production laitière par exemple, et donc leur protection par le RGPD n’est pas encore tranché », remarque Sébastien Weykmans. Et puis comme ailleurs dans la société, la digitalisation risque aussi de laisser les moins « branchés » sur le carreau. Mais plus largement, elle peut encore renforcer l’industrialisation de l’agriculture, et effraie ceux qui défendent les fermes familiales, paysannes. « Nous faisons ce métier parce que nous aimons le contact avec les animaux, avec la terre, rappelle Henri Luvigny. Des drones pour surveiller les bêtes, pour moi ça n’a pas de sens ! Et j’espère que le numérique ne va pas entraîner une augmentation incessante de la taille des exploitations placée sous la gestion exclusive de chefs d’entreprises… » La peur du « manque » opportunément ravivée par la guerre en Ukraine, la défense du productivisme et d’une production à bas coût n’a pas disparu du secteur agricole, loin de là – une intensification n’empêchant pourtant pas l’explosion des besoins en aide alimentaire. « Des paysans eux-mêmes meurent de faim parce qu’avec ce modèle, ils ne produisent plus qu’une seule denrée, regrette Olivier Vermeulen. Et nous continuons à perdre des quantités gigantesques de nourriture. C’est dans la lutte contre gaspillage que réside la solution. »
Pour les éleveurs et cultivateurs, la question du sens de leur travail est évidemment posée. Sous prétexte de diminuer ou supprimer la pénibilité, n’est-ce pas la valeur, le plaisir du métier qui risquent d’être éliminés ? « La pénibilité est présente en réalité parce que les agriculteurs doivent sans cesse travailler plus, produire plus parce que les prix diminuent, poursuit le membre de Fabriek paysanne. La vraie réponse c’est de permettre à un éleveur de vivre avec un troupeau de vingt vaches en vendant son lait en direct, à un tarif correct. L’objectif est-il de rendre les choses plus faciles ou de remplacer les gens ? S’il n’en reste plus qu’un sur dix, son travail sera tout aussi, voire plus, stressant ! » Le militant pointe l’imagerie utilisée par nombre de promoteurs de ces technologies : tout est propre, aseptisé, le fermier transformé en « businessman en costard » qui contrôle ses machines derrière ses écrans. « C’est un déni de notre lien à la terre, aux animaux, à la matière ! »
Sans cesse brandi, l’argument du « durable » doit lui aussi être interrogé. Le numérique permettrait plus de précision et limiterait donc l’usage des intrants. Mais lui-même est extrêmement polluant, émetteur de gaz à effet de serre. L’ONG ETC Group a ainsi calculé que l’électricité dépensée pour collecter les data des cultures de maïs aux Etats-Unis (et uniquement du maïs !), soit 3,33 TWh, était équivalente à la consommation du Sénégal tout entier. Le calcul est-il vraiment gagnant, est-ce véritablement la bonne piste ? De plus, loin de se réduire, la dépendance – à l’électronique, au réseau internet, aux énergies fossiles – augmente. « Je me demandais déjà comment cette agriculture allait pouvoir continuer lorsqu’il n’y aurait plus de pétrole ni d’engrais azoté, projette Hugues Falys, s’y ajoutent à présent les composants électroniques… »
Dans les allées de la Foire de Libramont, l’heure n’était pas encore à la remise en question des évolutions technologiques. Mais dans un secteur agricole mondialisé, où ce qui se passe dans les plaines du Brésil peut avoir un effet dans les prés de chez nous, peut-être est-il temps de les mettre en débat. — Laure de Hesselle