La scène se déroule à Iqualuit, la capitale du Nunavut – le territoire des Inuits au Canada -, peu avant la Cop11 de Montréal, en novembre 2005. Entourée des sages qui ne reconnaissent plus « ni la couleur des nuages, ni la texture des neiges », Sheila Watt-Cloutier annonce que la Conférence du cercle polaire qu’elle préside introduira une plainte pour atteinte aux droits humains. « Nos vies sont bouleversées par la fonte des glaces, nous explique-t-elle à l’époque1. On ne peut pas permettre à la globalisation d’avoir raison de nos traditions parce que nous serions du mauvais côté de la planète. »
Pionnière, la leader sait que la partie sera compliquée. Le recours, qui regroupe des Inuits du Canada et des États-Unis, invoque des violations par les États-Unis de la Déclaration américaine des droits de l’homme. Il sera jugé non-recevable. « Mais, constate aujourd’hui Sandrine Maljean-Dubois, directrice de recherches au CNRS, en dépit d’une issue négative, cette plainte a réussi à attirer l’attention sur les ravages que causent les changements climatiques aux peuples autochtones de l’Arctique. Elle a également initié un large débat à l’échelle régionale et internationale. »
Quatorze ans plus tard, l’acte fondateur d’une résistance au nom des droits humains dans la lutte climatique a germé de l’autre côté de l’Atlantique. Ce 20 décembre 2019, tous les regards sont ainsi tournés vers la Cour suprême des Pays-Bas. Dans un arrêt historique, celle-ci donne gain de cause à la Fondation Urgenda dans son bras de fer juridique entamé six ans plus tôt avec l’Etat néerlandais, condamné en première instance et en appel pour inaction climatique2.
« La Cour suprême y confirme une jurisprudence novatrice, qui change radicalement le point de vue sur la tâche des décideurs politiques à l’égard du climat, constate Delphine Misonne, professeure à l’université Saint-Louis, à Bruxelles. Le climat n’est plus seulement une préoccupation dont il convient de traiter entre États, mais aussi une atteinte aux droits humains fondamentaux, des humains à l’égard desquels des comptes doivent être rendus. Le génie d’Urgenda fut de changer le point de vue. La Fondation a forcé l’État à se retourner pour voir derrière lui les gens qu’il représente, qui s’inquiètent et s’impatientent. »
La majorité des experts en conviennent, Urgenda, à travers ses références aux droits humains, marque un tournant en imposant au gouvernement néerlandais, « conformément au principe de précaution, d’agir immédiatement, même en l’absence de certitude scientifique absolue, sur tous les impacts des changements climatiques, dès lors qu’ils sont confrontés à des informations sur le risque climatique », analyse le professeur Olivier De Schutter (UCLouvain).
« Le génie d’Urgenda fut de changer le point de vue. La Fondation força l’Etat à se retourner pour voir derrière lui les gens qu’il représente, qui s’inquiètent et s’impatientent… »
Delphine Misonne, Université Saint-Louis, Bruxelles
Selon le Grantham Research Institute on Climate Change and the Environment, 2 002 affaires de contentieux climatiques ont été ouvertes dans le monde depuis 1986. Mais leur nombre a plus que doublé depuis 2015. La base de l’accord de Paris, même juridiquement peu contraignante, est un fil conducteur dans une grande majorité des cas. « La première cible, ce sont les Etats, qui représentent les trois-quart des procès dans le monde, constate Rebecca Thissen, chargée de recherche en justice climatique au CNCD-11.11.11. et auteure de La justice au secours de la planète ? Les freins ont longtemps porté sur la recevabilité des recours. Mais tant l’accord de Paris que l’évolution de la jurisprudence et de la science de l’attribution ont renforcé l’argumentaire selon lequel l’action pour le climat découle directement du devoir des Etats de protéger leur population. »
Le 17 juin 2021, le tribunal de première instance de Bruxelles condamnait collectivement les autorités belges pour leur politique climatique négligente. L’aboutissement, là encore, d’un long combat entamé en 2014 par Klimaatzaak (l’Affaire Climat) portée par près de soixante mille citoyens. Mais au nom de la séparation des pouvoirs, la juridiction belge n’a pas pris le risque de donner des injonctions de réduction d’émissions aux gouvernements fédéraux et régionaux, contrairement à ce qui était demandé par Klimaatzaak. Une décision en demi-teinte pour les plaignants, qui ont fait appel du jugement en première instance. La justice devait-elle aller plus loin en imposant, par exemple, des astreintes ? « Pour l’instant, les juridictions disent que ce n’est pas au juge de remplacer le politique. On l’a vu en Belgique, mais également en France ou aux Pays-Bas, remarque Aurélie Laurent, maître de conférence à Le Mans Université.
Les juges sont mal à l’aise face à l’ampleur de la tâche. Autant ils peuvent dire que les engagements ou les droits fondamentaux n’ont pas été respectés, autant ils sont peu équipés pour donner des injonctions qui impacteront tout le tissu économique et social… »
Nouveau tournant le 29 avril 2021 : à la différence des affaires française, irlandaise ou belge, qui font référence au non-respect des engagements étatiques, un arrêt de la Cour constitutionnelle allemande estime que la loi fédérale met en péril l’équité entre les générations. « La Cour conclut que les droits fondamentaux sont violés du fait que les volumes des émissions prévus à l’horizon 2030 réduisent de manière considérable les possibilités restantes d’émettre des émissions après 2030 et que pratiquement toute liberté garantie par les droits fondamentaux est menacée par cette situation, analyse Mathias Pettel, chercheur à l’UCLouvain. Cela signifie qu’il faut revoir notre conception actuelle de la liberté afin de permettre la liberté de ceux qui nous succèderont. »
Matières civile, commerciale, pénale, administrative ou constitutionnelle… Le climat s’immisce désormais dans toutes les juridictions nationales. Delphine Misonne recense vingt-cinq décisions de justice en Europe ces huit dernières années. « Les décisions des cours suprêmes augmentent aussi puisqu’on en trouve aux Pays-Bas, en Irlande, en Allemagne, en Autriche, en France, en Norvège, en Suisse et au Royaume-Uni, précise-t-elle. Une justice de proximité, comme celle impartie au juge de paix, pourrait aussi être saisie à l’avenir…»
La saga des recours n’est pas un fleuve tranquille. Dans l’affaire de l’aéroport de Vienne, la Cour constitutionnelle autrichienne n’a pas entériné la position selon laquelle la construction d’une nouvelle piste était incompatible avec les objectifs climatiques, parce que ceux-ci seraient supérieurs à ceux de l’extension de l’aéroport. De son côté, la plainte Carvalho, portée devant la Cour de justice européenne, a vu trente-sept particuliers provenant de différents États membres, mais aussi du Kenya ou des Fidji, demander l’annulation partielle du dernier paquet climat européen. Les plaignants considèrent ces mesures insuffisantes pour protéger leurs modes de vie et leurs droits fondamentaux. La cour a jugé cette plainte irrecevable en 2021 au motif que « les requérants n’étaient pas individuellement affectés par le paquet législatif ».
Tous les regards sont désormais tournés vers la Cour européenne des droits de l’homme. Celle-ci devrait rendre en 2023 des arrêts dans trois affaires clefs. La première concerne des jeunes Portugais, âgés de 10 à 23 ans, qui attaquent trente-trois États, dont la Belgique, pour solliciter la reconnaissance de la responsabilité de ces États dans le réchauffement climatique. La deuxième est portée par une association de femmes suisses qui entendent faire condamner leur pays en raison de diverses omissions en matière de protection du climat. La troisième affaire, dite de la Grande Synthe, est soutenue par l’ancien maire de cette commune française qui dénonce la passivité de l’État français face aux conséquences du réchauffement climatique impactant son habitat.
« La pression citoyenne ne suffit malheureusement plus, c’est la raison pour laquelle le levier judiciaire est important et complémentaire »
Carine Thibaut, Greenpeace
« Les décisions de la Cour européenne des droits de l’homme s’appliquent dans les ordres juridiques des Etats, remarque Aurélie Laurent. Si la Cour nous dit que l’article 2 sur le droit à la vie demande de protéger les personnes face à la montée des eaux, cela signifie que les juges nationaux devront l’appliquer. L’impact de ces arrêts sera donc considérable si la cour devait reconnaître les attentes des plaignants. »
Au-delà d’une jurisprudence qui se consolide année après année, un des enjeux de ces recours repose sur les campagnes construites par la société civile. « Face à la puissance d’action des lobbies du fossile, on est dans un rapport de force déséquilibré, remarque Rebecca Thissen. Les campagnes publiques menées conjointement par la société civile, comme dans Notre affaire à tous en France ou Klimaatzaak, permettent de rééquilibrer un peu les choses. En Belgique, l’affaire est en appel. Il faut laisser la justice travailler. Mais le rôle des ONG est de rappeler aux pouvoirs politiques leurs responsabilités face à cette première condamnation. » Porte-parole de Greenpeace Belgique, Carine Thibaut renforce ce point de vue : « La pression citoyenne ne suffit malheureusement plus, c’est la raison pour laquelle le levier judiciaire est important et complémentaire. Depuis l’accord de Paris, les plans nationaux sont pour la plupart insuffisants. Lorsque l’intérêt des associations à agir est reconnu, nous allons en justice avec d’autres comme en Finlande, en France ou en Espagne. On se focalise sur les Etats, mais il est essentiel d’attaquer également les entreprises fossiles qui demeurent dans le greenwashing. En ce sens, la condamnation de Shell, aux Pays-Bas, est une nouvelle étape majeure. »
Considéré également comme historique, ce jugement intervenu en 2021 est une étape déterminante dans la reconnaissance de la responsabilité climatique des entreprises. Le tribunal de La Haye a imposé à l’ensemble du groupe Shell de réduire ses émissions de gaz à effet de serre directes et indirectes de 45 % d’ici 2030 par rapport à 2019. Interrogé par Novethic, Roger Cox, l’avocat qui a fait tomber Shell, prévoit une avalanche de litiges climatiques à court-terme. « Nous sommes en train de développer de nouvelles affaires liées au climat », prévient-il. Comme le montre la diversité des trente entreprises ciblées par Milieudefensie (Les Amis de la Terre aux Pays-Bas), « ce sont surtout les grands émetteurs de CO2, quel que soit leur secteur d’activités, qui vont devoir faire face à une multiplication des actions en justice. Il en va de même pour les plus grands investisseurs et bailleurs de fonds de ce type d’entreprises ».
Confronté à une fronde sans précédent, le géant pétrolier TotalEnergies est aussi visé par plusieurs recours en justice. Seize collectivités, dont Paris et New York et six associations (Notre Affaire à tous, Sherpa, etc.) ont assigné le groupe en justice pour manquement à son devoir de vigilance en matière climatique.
« Les gouvernements ne doivent plus se voir reconnaître le monopole de la définition du rythme auquel effectuer le changement de cap »
Olivier De Schutter, UCLouvain
Le juge serait-il devenu la seule issue de secours climatique ? « Je voudrais que l’on sorte de l’idée que le juge court-circuite la démocratie, assène le professeur Olivier De Schutter. Cela oblige au moins les gouvernements à rendre des comptes aux citoyens. Ces recours sont un contre-pouvoir là où la démocratie est loin d’être irréprochable. Les gouvernements ne doivent plus se voir reconnaître le monopole de la définition du rythme auquel effectuer le changement de cap. Dans toutes les régions du monde, des écoliers se mettent en grève, des médias se mobilisent, des hommes et des femmes ordinaires recourent à des formes de désobéissance civile : conscients de l’urgence, ils veulent mettre fin à l’inertie des gouvernements. Le recours au juge traduit cette même impatience. »
Impatience aussi des Etats insulaires qui subissent de plein fouet les effets des bouleversements climatiques. Porté devant les Nations unies par l’Etat de Vanuatu et soutenu par quatre-vingts pays fin 2022, un projet de résolution vise à demander à la Cour internationale de Justice de La Haye de préciser les obligations des Etats dans la protection du climat pour les générations actuelles et futures afin que les pays les plus vulnérables sachent contre qui se retourner pour demander réparation des préjudices subis. « Si la Cour internationale de Justice reconnaissait que les pollueurs doivent réparer les dommages qu’ils ont causés, ce serait révolutionnaire. considère Margaretha Wewerinke-Singh, professeure à l’université d’Amsterdam et conseillère juridique du Vanuatu, citée par Le Monde. On enverrait le signal que, désormais, ce ne sont plus les victimes qui payent mais les pollueurs. » —Christophe Schoune
—
1. Reportage publié le 29 novembre 2005 par le journal Le Soir.
2. Les grandes affaires climatiques, sous la direction de Christel Cournil, 641 p.