« Sortons de notre vision utilitariste et marchande de la nature »

Les déclarations autour de la protection de fleuves, de rivières et de forêts se multiplient en Europe. Aucune Constitution, cependant, ne garantit leurs droits comme en Equateur. Pour Notre affaire à tous, l’avocate Marine Yzquierdo trace les chemins possibles afin de faire advenir cette révolution silencieuse.


Marine Yzquierdo, sur un perron de la Cité des fleurs, à Paris, siège de Notre affaire à tous. Crédit : Ch.SC.

En ce début de printemps, un bouquet coloré inonde la Cité des Fleurs. Parfum de lilas. Entre les façades de vieilles propriétés bourgeoises parisiennes, la ruelle pavée laisse deviner les champs foisonnants qui entouraient ce quartier pittoresque du 19e siècle, à Batignoles. C’est ici, au siège de Notre affaire à tous, que l’on s’attelle à jeter les bases d’un nouveau paradigme pour le vivant. Administratrice de cette ONG française qui mène différentes batailles juridiques liées à la justice climatique contre l’Etat français ou la multinationale Total, Marine Yzquierdo y a enraciné les fondements d’une révolution silencieuse relative aux droits de la nature.

« J’étais professionnellement engagée à Londres et puis je suis revenue vivre en France lors du Brexit, raconte cette avocate de 36 ans formée en droit des affaires. Etant donné ma sensibilité à la cause environnementale, je me suis tournée vers Notre affaire à tous, qui était une jeune association composée de quelques juristes bénévoles. Cela correspondait parfaitement à mes attentes d’utiliser le droit comme outil pour mieux protéger le vivant. »

Co-référente du groupe Droits de la nature, Marine Yzquierdo défriche alors un terrain encore peu exploré en France. Equateur, Colombie, Nouvelle-Zélande, etc. Avec d’autres membres de l’association, elle se plonge dans des lectures fastidieuses et coordonne le recensement des cas de reconnaissance de droits attribués à des écosystèmes à travers le monde. La montagne juridique accouche du premier ouvrage de synthèse français sur les Droits de la nature1.

« En France, on a commencé à s’impliquer sur le projet du Parlement de Loire, avec Camille de Toledo et le POLAU-pôle arts & urbanisme (Imagine n°153), dont nous avons enrichi bon nombre d’aspects dans le livre Le fleuve qui voulait écrire2, poursuit notre interlocutrice. Ce projet a inspiré beaucoup de collectifs. Paradoxalement, la Loire n’a toujours pas sa propre déclaration de droits contrairement au Tavignanu, en Corse. Nous avons aidé à rédiger la déclaration des droits de ce dernier à la demande d’un collectif qui lutte contre un projet de centre d’enfouissement de déchets amiantés. On s’est appuyé pour ça sur le modèle de Déclaration universelle des droits des fleuves et des rivières que nous avons adapté au contexte local. »

« Juridiquement, techniquement parlant, reconnaître une personnalité juridique à des entités naturelles, c’est possible. Le débat porte donc essentiellement sur l’utilité à reconnaître les droits de la nature »
Marine Yzquierdo

Ce combat mené pour protéger le Tavignanu aura irrigué quatre autres déclarations proclamant les droits des rivières La Durance et L’Arc (Var et Provence), du site des Salines (Martinique) ou du fleuve côtier La Têt (Pyrénées orientales) ces dernières années. Portées par des collectifs locaux, ces déclarations ont à chaque fois fait l’objet d’un accompagnement de Notre affaire à tous. « Là où ça avance le plus, c’est pour le Tavignanu, puisqu’il y a un contexte politique très favorable, se félicite Marine Yzquierdo. Actuellement, la déclaration est soutenue par plus de cinq mille personnes, par une trentaine de communes traversées par le Tavignanu, par la ville de Bastia et la collectivité de Corse qui ont chacune adopté des motions de soutien. »

Point de basculement

« Les arbres doivent-ils pouvoir plaider ? », s’interrogeait déjà en 1972 le juriste Christopher Stone dans un article historique relatif à une mobilisation contre une station de sports d’hiver, en Californie, dont les séquoias étaient menacés par un projet de la compagnie Disney. Un demi-siècle plus tard, les séquoias « ne parlent pas » dans beaucoup de tribunaux, mais la perspective de reconnaître une personnalité juridique à des entités naturelles, leur conférant des droits à exister, se régénérer et agir en justice pour défendre leurs intérêts à travers leurs représentant.es, est un point de basculement juridique et philosophique.

« Le droit de l’environnement est un droit qui est fait pour les humains, au service d’une logique économique néolibérale, analyse Marine Yzquierdo. Malgré des avancées juridiques, il traduit une vision utilitariste et marchande de la nature et permet l’exercice d’activités polluantes, sous réserve de ne pas dépasser certains seuils. On va protéger la nature juste parce que notre survie en dépend. Les droits de la nature inversent cette perspective et introduisent une rupture conceptuelle. Ils sont autonomes par rapport au droit de l’environnement. »

Dans un jugement rendu en 2021, la Cour constitutionnelle d’Equateur révoquait ainsi des concessions minières dans la réserve naturelle de Los Cerdos. L’atteinte à la biodiversité de la forêt qui abrite des espèces menacées d’extinction et des écosystèmes fragiles nécessitait pour la Cour la mise en œuvre de mesures préventives et restrictives.

A celles et ceux qui contestent le principe de donner des droits à la nature, Marine Yzquierdo rappelle que des débats similaires avaient cours à la fin du 19e siècle, lorsqu’il a fallu reconnaître juridiquement la qualité « de personne morale » aux entreprises. « Le seul point sur lequel opposants et défenseurs des droits de la nature s’accordent est que juridiquement, techniquement parlant, reconnaître une personnalité juridique à des entités naturelles est possible ! Le débat porte donc essentiellement sur l’utilité à reconnaître les droits de la nature. »

« On protège la nature juste parce que notre survie en dépend. Les droits de la nature inversent cette perspective et introduisent une rupture conceptuelle. Ils sont autonomes par rapport au droit de l’environnement »
Marine Yzquierdo

Outils de plaidoyer, les différentes déclarations des droits d’entités naturelles en France révèlent à chaque fois les liens noués entre des citoyens et des écosystèmes – fleuves et rivières la plupart du temps – auxquels ils sont profondément attachés. « Un projet de Parlement a vu le jour autour de la forêt de Chailluz, près de Besançon. Nous l’accompagnons également tout comme le projet Sambre 2030, en Belgique, souligne Marine Yzquierdo. Toutes ces initiatives mises bout à bout permettront peut-être d’aboutir à l’adoption d’une loi garantissant ces droits. »

Pour considérer cette évolution, Marine Yzquierdo aime citer les étapes décrites par le philosophe allemand Arthur Schopenhauer (1788-1860) lorsqu’une nouvelle idée ou revendication est formulée par des mouvements : d’abord ridiculisée, considérée ensuite comme dangereuse, avant d’apparaître comme une évidence. « S’agissant des Droits de la nature, on a dépassé le stade du ridicule, mais la peur est encore présente parmi certains lobbies, considère-t-elle. Je pense qu’on se dirige vers la phase de sa reconnaissance en France, puisque les droits de la nature existent déjà dans une vingtaine de pays. »

Au-delà de la voie législative qui risque de prendre du temps, Marine Yzquierdo estime que la pression exercée par les recours de collectifs citoyens devant les cours et tribunaux demeure essentielle pour maintenir la pression et faire évoluer la jurisprudence susceptible de s’imposer un jour aux Etats.

Echo de cette conviction, l’arrêt récent de la Cour européenne des droits de l’homme dans l’affaire des Aînées pour la protection du climat contre la Suisse éveille l’intérêt de l’avocate militante. « C’est la première fois que la Cour européenne condamne un Etat pour l’absence de mesures suffisantes d’atténuation du changement climatique et c’est un signal fort envoyé aux autres Etats membres du Conseil de l’Europe. Cet arrêt pose un précédent en faveur de politiques climatiques plus ambitieuses. Il faut en arriver là, à saisir le juge, pour que des associations et citoyens réussissent à faire évoluer les politiques publiques. C’est pour ça que l’arme du droit est aussi indispensable pour protéger la nature. »

Ce n’est donc pas un hasard si notre interlocutrice a créé une commission Droits de la nature au barreau de Paris, où elle exerce sa profession d’avocate. Un lieu de réflexion, de formation et de sensibilisation ouvert à tous les avocats, acteurs et actrices qui souhaitent renforcer leurs connaissances sur ces enjeux. Le succès ne s’est pas démenti depuis son lancement, à l’automne 2023. Les petits ruisseaux font les grandes rivières…

Sur le perron du numéro 40 de la Cité des fleurs, à Paris, la décision de la Cour constitutionnelle d’Equateur semble trotter dans la tête de Marine Yzquierdo. La jeune avocate sourit en plein soleil. « Je rêve de voir un jour un juge français adopter le même raisonnement que ses homologues en Amérique du Sud. Il invoquerait l’ordre public écologique et le nécessaire changement de paradigme juridique pour s’éloigner de la conception traditionnelle d’une ‘‘nature-objet’’. Ce jour-là, la reconnaissance d’entités naturelles comme sujets de droit en France sera advenue. »

— Christophe Schoune

  1. Les Droits de la nature, vers un nouveau paradigme de protection du vivant, Notre affaire à tous, Le Pommier, 2022, 456 p.
  2. Le fleuve qui voulait écrire. Les auditions du Parlement de Loire, Camille de Toledo, Manuella Editions, Les liens qui libèrent, 2021, 384 p.

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