« Apprendre pour être libre »

Depuis six ans, le Lycée intégral Roger Lallemand, à Saint-Gilles, a construit un projet d’école secondaire communale unique. Exit les classes homogènes, la grille horaire classique et les cours isolés. Les enseignements, reliés aux grands enjeux de société, charpentent l’ensemble des apprentissages de manière transdisciplinaire. Reportage.

Credits image(s) : Olivier Papegnies

Sur l’écran, l’image en noir et blanc de Sarojini Naidu irradie. Dem Vinck, 16 ans et Victoria Mbana Nsilu, 19 ans, découvrent la poétesse et militante proche de Gandhi. A leurs côtés, Basile Libermann, 17 ans et Inès Sevrin, 18 ans, ont choisi l’histoire de l’ancien Premier ministre Congolais Patrice Lumumba, assassiné en 1961. « On ne connaissait pas cette figure de l’indépendance du Congo, reconnaissent les deux jeunes. Quelle personnalité inspirante !

Actifs au sein de l’atelier Un monde colonial, les vingt élèves de cinquième année secondaire mènent l’enquête. « Nous essayons d’éclairer une double approche de la colonisation et de la décolonisation, explique Charlotte Bonnet, leur professeure d’histoire. Chaque binôme d’élèves doit adopter un personnage de la décolonisation, sélectionner les infos pertinentes à son propos, comprendre pourquoi et comment sa lutte s’est organisée… A la fin de l’atelier, dans trois semaines, il s’agira de présenter ces travaux au groupe. Demain, nous irons sur le terrain, au campus du Solbosch, pour faire le lien avec la question de la décolonisation de l’espace public. »
« Apprendre pour être libre ». Inscrit en lettres minuscules à l’entrée du Lycée intégral Roger Lallemand (LIRL), à Saint-Gilles, ce principe semble avoir percolé de manière magistrale à tous les étages d’une école qui a dynamité les grilles horaires classiques, les cours déconnectés de la réalité, les disciplines compartimentées en silos, les classes homogènes… et placé la participation au coeur de ses apprentissages. Laboratoire pédagogique de 620 élèves où enseignent 75 professeurs, le LIRL entre aujourd’hui dans sa septième année de vie. Le rêve formulé voici une décennie par une poignée d’enseignantes et d’enseignants mobilisée au sein de l’association les Pédagonautes est devenu réalité. Ancien prof de math à l’école du Sacré-Coeur de Lindthout, Tanguy Pinxteren, directeur du LIRL, laisse passer le rush du lundi matin, dans la salle des profs, avant de s’asseoir à son bureau. L’homme savoure le chemin parcouru. « Ce projet a vu le jour après plusieurs années de réflexions pédagogiques et de recherches d’un lieu, raconte-t-il. On est proches des méthodes des écoles Freinet, mais le Freinet des débuts, comme en France, qui touchait les milieux populaires. En tant qu’école publique, dont le pouvoir organisateur est communal, nous voulions appliquer les programmes officiels de manière très différente. Notre référence, c’est Edgar Morin, qui nous invite à penser la complexité. »
Cette « manière », c’est la « triplette ». Soit trois périodes quotidiennes – le module, le groupe de référence (GR) et l’atelier – autour desquelles les contenus sont reliés dans des cycles qui se renouvellent toutes les trois semaines. Ce matin-là, le « module charbon » (5e année) est parti sur le terrain, à Charleroi, pour comprendre les ressorts de la révolution industrielle. « Pour chaque module, les profs de trois ou quatre disciplines vont approfondir un enjeu, une problématique, à travers leurs cours respectifs pendant trois semaines, poursuit Tanguy Pinxteren. Nos programmes sont enseignés de manière transdisciplinaire. Pour rendre le monde intelligible, il est primordial de ne pas morceler ces savoirs comme c’est le cas dans la plupart des écoles. Ici, l’histoire du charbon va permettre aux profs de sciences, d’histoire, de sciences sociales et de français de travailler ensemble et de manière complémentaire. C’est exigeant car les profs ne sont pas formés pour enseigner de cette façon. » 
Professeure de français, Marie-Garance Nolet abonde : « J’ai d’abord enseigné pendant deux ans dans une école peu collaborative avant de rejoindre ce lycée il y a six ans. Mes études littéraires ne m’ont pas appris à travailler en groupe avec des balises et des rôles précis. C’est mon plus grand apprentissage ici. Ce système coopératif donne du sens à mon engagement de professeure. » La jeune enseignante exhibe un fac-similé d’un carnet d’ouvrier. « L’intention d’apprentissage, en français, est de pouvoir s’immerger dans la peau d’un ouvrier du 19e siècle et de prendre en compte les enjeux sociaux, économiques, etc., notamment à travers les textes de Zola. Quand on lit ces extraits, les élèves font les liens avec la problématique énergétique, remarque-t-elle. Le charbon, ce n’est pas une question révolue alors qu’on va rouvrir des mines en Allemagne. Zola compare la mine à l’enfer ou à un monstre. Du coup, cela commence à prendre sens pour les élèves. »
Alors que la plupart des modules et des ateliers sont organisés par niveau scolaire, la composition des groupes, en revanche, varie. « Sur l’année, tous les groupes suivent l’ensemble des modules liés à leurs disciplines (math, français, sciences, etc.) mais pas en même temps, complète Tanguy Pinxteren. En cinquième, à côté du module charbon, il y a par exemple un module consacré aux enjeux liés à la croissance. » Directeur adjoint, Thomas Zech se joint à la discussion : « Dans les programmes, on parle de compétences transversales. Mais c’est mal défini et on ne sait pas qui doit faire quoi. Cela signifie que nous avons des marges d’action qui cadrent bien avec le décret missions de l’école. »

Actifs au sein de l’atelier Un monde colonial, les vingt élèves de cinquième année secondaire mènent l’enquête. « Nous essayons d’éclairer une double approche de la colonisation et de la décolonisation, explique Charlotte Bonnet, leur professeure d’histoire. Chaque binôme d’élèves doit adopter un personnage de la décolonisation, sélectionner les infos pertinentes à son propos, comprendre pourquoi et comment sa lutte s’est organisée… A la fin de l’atelier, dans trois semaines, il s’agira de présenter ces travaux au groupe. Demain, nous irons sur le terrain, au campus du Solbosch, pour faire le lien avec la question de la décolonisation de l’espace public. »

A la charnière entre les modules et les ateliers, des groupes verticaux (GR) veillent à renforcer les acquis. Hétérogènes, ces groupes sont constitués de jeunes de la première à la sixième secondaire, « un peu comme dans les anciennes écoles de village », qui favorisent le tutorat. Ce jour-là, Njinga Tankeu, élève de rhéto, soutient un jeune de deuxième année en math. « C’est ma branche, sourit-il. Cela me fait plaisir d’aider et d’être aidé quand j’ai des difficultés en sciences naturelles. Dans les autres écoles, ces groupes existent peu. » 
En cinquième année, Fleur Miny planche sur son cours de chimie avec Adrien De Coster, son comparse d’étude. « Auparavant, j’étais à Uccle II, raconte-t-elle. Ici, j’apprends des choses que je n’aurais pas vues ailleurs, comme dans ce module sur la répartition des richesses dans le monde. Pour cette triplette, on va aussi devoir faire une exposition sur le plastique, sa technologie, son utilité, ses risques. »  Se projetant dans le futur, les deux jeunes tentent la comparaison : « Comme les méthodes sont différentes et que l’école est jeune, on se demande comment cela se passera après, enchaîne Adrien. Mais nous avons des amis qui ont entamé des études universitaires dans différents domaines et cela se passe bien pour eux. »
A ce stade, cependant, l’école n’a pas de statistiques sur le devenir des élèves sortis du lycée. « Nous mettons tout en œuvre pour éviter les échecs, mais il arrive que des élèves soient arrêtés, reconnaît Tanguy Pinxteren. L’an dernier, nous avons eu 15 % d’échec en cinquième année. C’est considérable. Nous imputons cela à l’impact de la période Covid sur les apprentissages et aux difficultés d’autonomisation des élèves sur lesquelles nous travaillons activement. L’élève est arrêté quand il n’y a pas d’autre choix. » 

Olivier Papegnies

Implanté dans une des communes bruxelloises où la densité d’habitat est la plus forte et où plus de 140 nationalités cohabitent, le lycée est aussi confronté à des attentes parentales paradoxales. Entre les familles qui ne se soucient pas de la pédagogie et visent la réussite de leur enfant et celles qui se focalisent sur les méthodes d’apprentissage propices à former des « citoyens responsables, actifs, critiques et solidaires ». « Beaucoup de parents ont mis leurs enfants ici parce que c’était communal, mais n’étaient pas forcément à l’aise avec des méthodes non traditionnelles, analyse la direction. La mixité sociale est au cœur de notre projet. Mais cet enjeu reste entier en dehors de l’école, comme si les élèves se repliaient chacun et chacune sur leur milieu d’origine. »  Faire en sorte que l’école s’adapte à l’élève et non l’inverse : un leitmotiv pour la communauté éducative qui veille à mettre en place des dispositifs spécifiques pour rencontrer les besoins particuliers des élèves (près de 25 %) souffrant de handicaps de natures différentes. 
Math ton cerveau, Atelier journalisme, Plan Cult, Café littéraire, Cohésion… Affichée dans un couloir, la liste des trente-sept ateliers de la première triplette de l’année dévoile le menu riche, varié et souvent ludique des après-midis. Dans l’atelier C’est l’histoire d’un type qui rentre dans un bar, un groupe de quatrième et cinquième s’affaire en tous sens à mesurer, découper et visser des morceaux de planches qui constitueront bientôt le bar de la cour. 
Mickaël, 18 ans, roule un peu des mécaniques avant de se confier dans le brouhaha ambiant : « J’avais arrêté l’école l’an dernier et des amis m’ont dit de venir ici. Je ne comprends pas encore bien le système du lycée tellement c’est différent des écoles où j’étais auparavant. J’ai encore un peu de mal, mais je vais me battre car je veux avoir un diplôme pour réaliser mes projets de vie. » – Christophe Schoune

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