« Regardez avec vos yeux. Regardez autour de vous. Vous voyez bien qu’il n’y a plus rien. » Samba Thiam, chef du village de Wourothierno Mamadou, scrute le paysage à travers le trou d’un mur en banco. Une terre couleur ocre, lacérée de craquelures, vierge d’herbe. Des arbres éparpillés, leurs branches nues. Dans la fournaise de la région du Fouta, « la brousse », dit-on, « est devenue désertique ». « Avant, on avait tout. Maintenant, tout est gâté, observe-t-il. On entend parler de reboisement depuis longtemps. On n’a jamais rien vu venir. L’Etat ne nous aide pas. Pourtant, cette zone pourrait être le grenier du Sénégal et rendre le pays auto-suffisant ! On ne sentirait alors plus les effets de cette guerre en Ukraine sur le prix des denrées alimentaires. » Les quelques âmes de ce village peul se pressent autour de Samba Thiam, alors qu’il expose ses trois priorités. Une école et un centre de soin local. « Les plus proches sont à vingt kilomètres. » Et l’eau. Nichée 200 mètres sous terre, elle est hors de portée sans forage.
Au sud-ouest du Sahel, deux zones composent cette région de la vallée du fleuve Sénégal. D’une part, le Walo, son sol argileux, ses terres inondables et cultivables grâce aux crues annuelles de la rivière. D’autre part, le Diéri, sec et sablonneux, dépendant de l’hivernage (la saison des pluies) et dédié à l’élevage. La Grande muraille verte, reliant les 7 800 km entre Dakar et Djibouti, devrait passer par là. Lancé en 2007 par l’Union africaine, ce projet faramineux prévu pour restaurer les terres dévorées par la désertification peine toutefois à se concrétiser : selon les Nations Unies, en quinze ans, seuls quatre millions d’hectares sur les cent millions envisagés ont été couverts. Parmi les facteurs expliquant cet échec (manque de financement, conflits, coordination complexe entre les différents acteurs, nécessité d’impliquer les populations locales, instabilités politiques, etc.), deux sont déterminants : une pluviométrie en chute et une pression anthropique (hommes et animaux) trop importante. « Tant qu’il y avait la pluie dans le Fouta, nous avions la plus belle vie du monde. Des centaines de charrettes amenaient le mil, l’horizon était bouché par les arbres, les gens et les animaux ne dérangeaient pas la nature. On vivait en harmonie avec elle, se souvient Mamadou Amadou, chef de Boborél. La sécheresse diminue tout. La beauté du teint, la santé mentale, la qualité du sommeil, la reproduction des animaux, la quantité de lait. Nos activités déclinent, on s’ennuie davantage, on se tracasse plus. Avant, nous avions beaucoup d’amour pour nos animaux. On dormait même avec eux. On pratiquait l’élevage sans se soucier de l’argent. Maintenant, on ne pense qu’aux frais, si ça rapportera assez, si on pourra payer un mariage, si ce sera suffisant pour nourrir la famille et les bœufs. »
Selon la mémoire des anciens, tout a commencé en 1972. « C’était la première mauvaise année », répercute-t-on dans divers villages. Le scénario s’est répété en 1973, avant une accalmie jusqu’en 1985. La sécheresse ne s’est plus arrêtée depuis et s’étire désormais sur six mois, au lieu d’un trimestre. Cette année encore, elle a récidivé plus tôt que prévu avec 47 degrés à la mi-mai. « La semaine dernière, des oiseaux tombaient du ciel, morts de chaud », témoigne Abdou Guissé, un habitant de Doumga Lao.
« La sécheresse diminue tout. La beauté du teint, la santé mentale, la qualité du sommeil, la reproduction des animaux, la quantité de lait »
Mamadou Amadou, chef de Boborél
Quant à la saison des pluies, elle recule. « Elle dure trois mois, de la mi-juin à la mi-septembre. Du moins, c’est ce qu’indiquent les manuels scolaires et nous ne pouvons pas dévier du programme. Mais les élèves posent des questions. Ils voient bien que la réalité ne colle pas avec ce qu’ils apprennent… Aujourd’hui, on compte les jours de pluie. Je dirais qu’en quinze ou vingt ans, la saison a diminué de moitié. En conséquence, le fleuve a reculé et des nappes d’eau ont disparu », relate Daouda Thiam, professeur en science de la vie et de la Terre à Mboumba.
Rassemblés sous l’arbre à palabres, les yeux rougis par les bourrasques de sable, les sages de Tourguénoul décrivent la lente dégradation de la terre, dont dépendent leur travail, leur habitat, leur assiette, leur avenir. « L’herbe est devenue rare, elle ne vient plus jusque dans les cases », dit celui-ci. « Les marigots sont fermés, le vent a déplacé le sable et les a recouverts. Les seuls points d’eau sont des forages autour desquels des tensions peuvent éclater »,décrit celui-là. « Les Laobés [des artisans peuls spécialisés dans le travail du bois] fabriquaient le mortier pour piler le mil. Mais ce bois devient rare et les Laobés n’en fabriquent presque plus », ajoute un autre. « Quand la nature était en bonne santé, les bœufs l’étaient aussi. Ce n’est plus le cas. On a des vaches mais on doit acheter du lait en poudre… », surenchérit un éleveur. Dans ce village du Diéri, cinq cents arbres ont été plantés. Presque aucun n’a tenu. Ils pointent du menton les dix mille têtes amenées quotidiennement autour d’un puits, à proximité d’un château d’eau inachevé. Les animaux ont dévoré les jeunes pousses, avant de s’attaquer aux clôtures du potager des femmes construit quelques mois auparavant, puis aux légumes cultivés.
Face à l’amenuisement du potentiel biologique et économique des terres et la rareté des pâturages, les éleveurs se tournent vers des solutions palliatives. Soit une forme d’élevage dite « moderne » : l’engraissement des taureaux pendant plusieurs mois. « Ça peut rapporter gros ! Mais l’investissement de départ est important. Pour se le permettre, il faut que quelqu’un de la diaspora envoie de l’argent pour créer un capital », indique Mamadou Siré Ba, chef du village d’Abdallah. Soit la vente occasionnelle, à un prix dérisoire sur le marché local, d’un membre du troupeau. « Le prix de vente permet d’acheter de la nourriture de subsistance pour les autres. C’est de plus en plus nécessaire… », justifie un habitant de Tourguénoul. A une centaine de mètres, un cri transperce des volutes de sable. Un zébu tente de désarçonner un éleveur pour échapper à cette sélection. « C’est celui qu’on sacrifie pour la majorité… »
A Thioubalel, dans le Walo, on expose aussi les rouages d’un lent désastre. Les sécheresses répétitives privent la région de précipitations, empêchant les arbres de pomper l’eau du sol grâce à leurs racines et de la relâcher dans l’air par leurs feuilles. En conséquence, aucune eau ne s’évapore pour former des nuages… amenant la pluie. « Les arbres jouent un rôle crucial dans le désert. Ils nous préservent des bains de soleil, attirent la pluie, nous nourrissent. Les djemis, des arbres fruitiers, et les kouellis, utilisés pour les structures des maisons, se raréfient. Entre ici et Abdallah, il n’y a plus qu’un seul kouelli, déplore le chef du village. La végétation permet aussi aux animaux sauvages de vivre, de s’abriter, de se cacher pour chasser. Quand je dis aux jeunes qu’avant, il y avait des lions, des panthères, des éléphants, ils ne me croient pas ! Ils sont tous partis. »
A ses côtés, le patriarche de la famille Ouatte acquiesce. Comme la famille Beye, celle-ci s’est reconvertie pour survivre, passant de l’élevage à l’agriculture : les pertes au sein des troupeaux du Diéri étaient trop importantes. Mais l’activité agricole est désormais, elle aussi, compromise. « S’il n’y a pas de pluie, il n’y a pas de crue. Sans elle, on ne peut pas utiliser le Walo », résume-t-on à Thioubalel. Mil, sorgho, niébé, souna… Peu à peu, les cultures traditionnelles s’évanouissent. L’irrigation d’un bras du fleuve a permis de les remplacer, partiellement, par la culture rizicole. Plus onéreuse et énergivore, elle semble rapporter davantage… mais oblige les agriculteurs à s’endetter. « Ces cultures demandent de l’argent, du matériel, des produits phytosanitaires, de l’engrais, des semences certifiées. Peu peuvent se le permettre, interpelle-t-il. Faute d’aménagements des terres par l’Etat, les 24 000 hectares de la vallée – dont 1 000 ici – ne rapportent rien. Résultat : cette zone, qui pourrait être la plus riche du pays, est la plus pauvre. Malheureusement, je crois que nous devons changer de mentalité et nous lancer dans la production de riz. Nous n’avons pas le choix. Sans cela, nous allons droit dans le mur. » Dans les foyers, ce changement de régime alimentaire n’est guère apprécié : millénaires, les céréales traditionnelles sont plus riches en vitamines, en fibres et en protéines.
Avec 35 % de terres arables et 60 % de terres irrigables non-cultivées, le Sénégal importe 70 % de ses denrées alimentaires. L’agriculture est pourtant l’une des activités économiques principales : 60 % de la population active travaille à la production de cultures vivrières, majoritairement de petites exploitations pratiquant une agriculture pluviale de subsistance. Selon le Fonds international de développement agricole (FIDA), une agence spécialisée des Nations unies, la faiblesse des rendements est notamment due à une pluviométrie insuffisante, la dégradation des sols, l’insuffisance d’infrastructures, le manque de services d’appui techniques et un régime de droits de propriété foncière inadéquat. Ce qui frappe avant tout les milieux ruraux, où vit 40 % de la population et où le taux de pauvreté culmine à 57,3 %.
« Quand la nature était en bonne santé, les bœufs l’étaient aussi. Ce n’est plus le cas. On a des vaches mais on doit acheter du lait en poudre… »
Un éleveur du village de Tourguénoul
Dans la région du Fouta, un cercle vicieux s’est enclenché. « La dégradation des sols touche les populations et les écosystèmes de toute la planète et est à la fois affectée par le changement climatique et contribue à celui-ci », résume un récent rapport du Giec. « Tout ne peut pas être mis sur le dos du réchauffement climatique, nuance Daouda Thiam. La désertification a des causes naturelles, comme les sécheresses, mais aussi humaines. Dans la région, le déboisement pour prendre du bois de chauffe est énorme, les habitants ont aussi détruit la brousse. Les conséquences pour la région sont désastreuses : l’exode rural vers Saint-Louis et Dakar est important, la pauvreté est galopante et les pertes pour les agriculteurs et les éleveurs sont massives. » Un témoignage qu’appuient divers chefs de village, mentionnant par ailleurs une transformation de la mobilité pastorale : pour trouver la pluie et l’herbe, il faut désormais partir plus longtemps et aller plus loin. « La transhumance s’est accentuée », confirment les anciens peuls de Tourguénoul. Certains vont jusqu’à Tambacounda, à 350 kilomètres, ou dans les pays limitrophes. D’autres larguent le métier, dans un douloureux mélange de gré et de force, pour se tourner vers le commerce ou le transport. « Bien sûr, il y aura encore des départs, prévient Mamadou Siré Ba. Tellement de gens se sont déjà dirigés vers les grandes villes pour trouver du travail. » L’exode rural-urbain comme réponse face à l’épuisement progressif des ressources vitales est loin d’être une exception régionale : il marque l’entièreté du Sahel, fortement touché par la désertification. « Les populations sahéliennes sont les plus vulnérables face au changement climatique mais aussi les plus résilientes. Les deux vont de pair… Mais ont leurs limites. A ce titre, la question de l’urbanisation, déjà exponentielle, sera capitale : nous sommes sur un continent qui va basculer du rural à l’urbain », anticipe Hind Aissaoui Bennani, spécialiste régionale Migration, Environnement et Changement Climatique pour le bureau de l’OIM de l’Afrique de l’Ouest et du Centre.
« Une catastrophe ne se définit pas par sa grandeur mais par son impact. L’ampleur de celui-ci dépend de la capacité de résilience de celui qui la vit. Vu ses impacts, la désertification est une catastrophe ! »
Kossivi Adessou, spécialiste en gestion des catastrophes
Outre les nombreuses pertes subies, la mobilité humaine est l’une des caractéristiques de ces catastrophes silencieuses, qui bénéficient d’une moindre attention que leurs cousines extrêmes (typhons, cyclones, inondations…). Un angle mort tenant à leur nature moins spectaculaire, élément-clé pour attirer l’attention médiatique et politique. Pourtant, d’après une analyse de terrain sur les pertes et préjudices liés au dérèglement climatique au Sénégal, les lentes dégradations environnementales provoquent davantage de dommages, économiques et immatériels, que les événements extrêmes. « Lorsqu’on parle d’une catastrophe, seul son aspect soudain est pris en compte. Or, une catastrophe ne se définit pas par sa grandeur mais par son impact. L’ampleur de celui-ci dépend de la capacité de résilience de celui qui la vit. Vu ses impacts, la désertification, c’est-à-dire la stérilité des sols, est une catastrophe !, recadre Kossivi Adessou, coordinateur régional du Réseau mondial des organisations de la société civile pour la prévention des catastrophes (GNDR). Ces changements climatiques lents sont importants pour deux raisons essentielles. La première, c’est qu’on ne connaît pas leur étendue. La seconde, c’est qu’ils s’étirent sur de longues périodes. Ils sont désormais inévitables et créent des pertes et des dommages que des mesures d’adaptation ne peuvent régler. Ou seulement de manière limitée : si l’on ne peut plus les arrêter, on peut encore réduire leur vitesse et leur ampleur. Et ça, c’est une question de respect des droits humains. » — Sarah Freres