Un sourire timide, des pieds emmêlés, une paire d’épaules avachies, quelques regards furtifs et, le long du corps, des bras ballants et d’autres raides comme ceux d’un petit soldat de bois. Un par un, des élèves de l’Athénée Royal Verdi, à Pepinster, se placent en cercle dans une classe dorée de soleil. Emma et Benjamin, deux artistes du théâtre populaire Les Ateliers de la Colline, les encadrent. « On va commencer par prendre trois grandes inspirations. » Après un exercice d’échauffement « pour se remettre ensemble », l’atelier créatif, le septième d’une série de dix, reprend.
Un groupe explore des sons avec Emma, l’autre des mouvements avec Benjamin. « Qu’est-ce qu’on fait quand on a peur ? », demande ce dernier, alors qu’une scène évoque une percée d’angoisse. Bien qu’il n’y ait pas de mauvaise réponse à cette question, les enfants cherchent la bonne, celle qui déclencherait l’approbation des artistes. Toutes leurs suggestions sont retenues et la chorégraphie se complète : on se protège, s’accroupit, se couvre les oreilles avec les mains, se cache la tête dans ses bras. Le premier groupe rôde désormais autour du second, le prenant en étau. « Si c’était de l’eau, comment on pourrait la repousser ? » Les idées fusent, la création avance et peu à peu, la personnification d’une catastrophe, celle de l’été 2021, prend forme. « Celles-ci sont souvent représentées sous forme de créatures effrayantes dans les histoires. Ça permet d’être en relation, de combattre, de contrôler, d’interagir avec le monstre », déchiffraient Emma et Benjamin, en prémices de cet atelier.
« Quand les artistes sont arrivés en classe, on avait peur de ce qui allait sortir des enfants. Mais ils sont très résilients. Plus que les adultes »
Sophie, enseignante à l’Athénée Royal Verdi
Près de deux ans se sont écoulés depuis que l’eau a défiguré Pepinster et, au-dehors, les stigmates des inondations côtoient encore les traces des entraides survenues dès la décrue. Au confluent de la Hoëgne et de la Vesdre, les rangées de maisons mitoyennes sont transpercées de vide. Le bâtiment de l’Athénée Verdi, qui borde une des rivières torrentueuses, n’accueille plus d’enfants. Les classes ont été transférées ailleurs, comme à l’Athénée Royal de Pepinster, où les problèmes de chauffage sont récurrents et les cours de gym dispensés sans électricité. Le « solidarité » tagué sur les panneaux de bois barricadant le supermarché du coin, toujours fermé, n’a pas disparu. Dans la rue Pierre Hauzeur, le drapeau du lion flamand aux griffes rouges frôle celui du coq wallon.
Dans la petite salle de classe, « le monstre » se matérialise sur une note de piano, longue et grave. Face à lui, une élève suggère de sauver ceux qu’il emporterait, un autre craint d’être tué en premier et d’aller au paradis, une troisième suggère de l’immobiliser à l’aide d’une corde. « Comment vous réagissez, avec le corps, si quelque chose est emporté par la catastrophe ? » Un petit garçon rétorque « moi j’ai perdu ma trottinette », une petite fille enchaîne « moi c’étaient des personnes de ma famille ». La perte est le sujet de la séance suivante, Benjamin propose d’en discuter plus tard. « On va dire que pour le moment, la bête englobe tout le monde et la prochaine fois, on verra comment s’en débarrasser. »
L’atelier touche à sa fin, c’est l’heure de la dernière répétition. « On fait tout depuis le début ! » Un silence jusqu’ici difficile à obtenir s’installe, la détermination des enfants envahit l’espace et le spectacle commence. D’abord, les gestes du quotidien. Se coiffer, lacer ses chaussures, attraper un livre en hauteur et le lire sur un tabouret, jongler avec un ballon de foot, tapoter des pouces sur une console. Ensuite, les sons entendus par la fenêtre. Un chat, un chien, une dispute, un train, des vaches, des oiseaux, la rivière, des motocross, la police… Le vent, la pluie et l’orage. Tout ralentit, la note de piano retentit et la catastrophe reprend vie un instant.
Une parole oubliée
Dans un premier temps, les artistes ont craint de raviver des plaies, alors que les jours de pluie déclenchent encore des crises d’angoisse chez certains enfants. D’autant qu’à l’école, le sujet a été évité. « A l’époque, on n’en a pas beaucoup parlé. Je crois que ça leur faisait du bien, tant c’était omniprésent. Quand ils rentraient chez eux, ils retrouvaient leur maison en travaux avec des corps de métier encore présents, la tristesse de leurs parents… Du coup, quand les artistes sont arrivés, on avait peur de ce qui allait sortir des enfants. Mais ils sont très résilients. Plus que les adultes », concède Madame Sophie, enseignante, en marquant du plat de la main le niveau d’eau qui s’était élevé dans le quartier Matadi, où s’enfilent plus de soixante maisons ouvrières construites dans une période de croissance industrielle qui n’avait plus que quelques décennies devant elle.
L’équipe avance donc en douceur pour que l’expression sorte et… « Ils sont très fiers de participer, de montrer ce dont ils sont capables et de se découvrir ! Nous aussi, on les voit sous un autre jour. Il y a une petite fille avec de grandes difficultés scolaires, elle se transforme complètement pendant ces ateliers ! », se réjouit la professeure. « Ils se sentent écoutés, sont contents de créer quelque chose ! C’est un espace auquel ils ont peu accès et qui permet d’avoir des clés de compréhension, une mise en perspective. Et la parole ! On la leur donne peu parce qu’on a tendance à croire que les enfants sont des personnes ‘‘pas encore finies’’. Alors qu’ils ont beaucoup à dire », abonde Benjamin. « Ils sont friands de raconter, de dire, de parler. Ils n’ont pas beaucoup l’occasion de le faire ailleurs. Ce qu’ils proposent peut être manichéen mais ils montrent aussi comment ils auraient voulu qu’on réagisse vis-à-vis d’eux », renchérit Emma.
Leurs réactions, leurs vécus, leurs paroles, leurs observations, leurs idées sont le cœur battant d’un vaste projet théâtral, dont cet atelier fait partie, initié par Les Ateliers de la Colline et baptisé « Les enfants de la vallée » (lire encadré). Depuis sa création dans les années quatre-vingt par une joyeuse bande de soixante-huitards, cette compagnie installée à Seraing s’inscrit dans la lignée du théâtre-action, travaille avec un public jeune et défavorisé – à l’origine, vu son ancrage local, les enfants d’ouvriers des concessions charbonnières de Cockerill – et utilise le théâtre comme un outil social et politique. Si chaque atelier de ce projet a une autonomie et un objectif propre, leur agglomération soulève ainsi un enjeu bien plus large que la seule expérience des inondations par le truchement de jeunes yeux. « Il s’agit d’interroger la place de la parole des enfants et la manière dont nous faisons société avec eux, accentue Mathias Simons, metteur en scène. Leurs mots sont oubliés, en particulier dans les moments de crise, sans doute parce qu’ils ne sont pas productifs. La société considère qu’il faut les faire rêver, les divertir, ne pas les brusquer. Notre relation avec eux est verticale et paternaliste, on ne les voit que comme de futurs adultes qu’il faut bourrer de savoirs, pas comme des personnes à part entière douées d’un regard social. On les sollicite en réalité beaucoup pour devenir de futurs consommateurs mais dès qu’il s’agit de penser le collectif, on les évacue. »
« On sollicite beaucoup les enfants pour devenir de futurs consommateurs mais dès qu’il s’agit de penser le collectif, on les évacue »
Mathias Simons, metteur en scène aux Ateliers de la Colline
La place de leur parole se pose avec d’autant plus d’intensité à l’heure du réaménagement des fonds des vallées et du développement de nouveaux quartiers dans les neuf communes les plus sévèrement touchées. A Pepinster, l’épicentre de la catastrophe deviendra celui de la reconstruction, selon un « schéma de redéveloppement durable » (déminéralisation des sols, renaturation des berges, reconfiguration du centre, du rapport au paysage, etc.) couvrant une partie certes infime du territoire (0,8 km² sur 25) mais où se concentraient la vie sociale, commerciale et les institutions publiques vitales au fonctionnement de la commune. Parmi celles-ci : la police, l’administration communale et… les établissements scolaires. « Ces fonctions ont été anéanties par les inondations de juillet et l’élaboration du programme est l’occasion de penser leur reconstruction résiliente », indique le Programme de (re)développement durable de quartiers lancé par le gouvernement wallon. Une belle occasion aussi, encore faut-il ne pas la manquer, d’associer les enfants à cette réflexion et de leur offrir un droit de regard sur l’avenir de leur quartier, leurs écoles, leur ville et leur futur qui s’annonce déréglé. — Sarah Freres
Un partenariat avec Imagine
Dès le 18 juillet 2021, alors que les éditions spéciales inondations tournaient encore sur les écrans, l’équipe des Ateliers de la Colline a su. « On a su qu’un jour, il faudrait faire quelque chose autour de ce qui venait de se passer, cette catastrophe annonciatrice du futur », se rappelle Mathias Simons, metteur en scène. Très vite, les artistes remarquent que les enfants ne figurent pas au rang des témoins. L’accès au théâtre dans des zones précarisées et industrialisées étant dans leur ADN, ils décident de se plonger dans un projet théâtral au long cours… avec les enfants. « Le hors-série d’Imagine sur les inondations [Renaître après le déluge, chronique d’un sinistre climatique et social, paru en juin 2022] nous a servi de référence dramaturgique », sourit-il.
Actuellement dans sa phase préparatoire, le processus de création de ce projet baptisé « Les enfants de la vallée » s’étalera sur deux ans. Il devrait déboucher sur deux spectacles portant sur les inondations, dont l’un avec des enfants sur scène. « L’idée n’est pas de faire un spectacle compassionnel où tout le monde a la larme à l’œil », cadre Aline Dethise, chargée de production et de distribution. La trame : donner la parole aux enfants de la vallée pour explorer les rapports humains nés dans l’urgence et inventer l’avenir par le biais du théâtre. Imagine, partenaire de ce projet, le suivra tout au long de son existence. A bientôt, donc. —