Une flaque de soleil inonde un trottoir où convergent, dans le mixte quartier bruxellois des Marolles, les rues de la Querelle, des Tanneurs et des Capucins. Savannah, Daeren, Adèle, Anaïs, René, Sarra et Mélanie y posent des tables, des ciseaux, de la colle, de gros marqueurs roses et noirs et des cartons. L’installation est pensée pour ne pas grignoter trop d’espace public : il faut éviter de gêner le cortège de personnes (dont une majorité criante de femmes) avec enfants et poussettes, handicapées avec fauteuil roulant, âgées avec déambulateur, valides avec de lourds sacs de courses. Une réfractaire, un blagueur, un curieux : en quelques minutes, la présence du jeune Collectif des humains précarisés du numérique attire les regards. « Pourquoi l’objectif est de tout digitaliser ? Est-ce que cette digitalisation est coordonnée ? » ; « La simplification administrative est-elle démocratique ? » ; « Comment avoir accès aux droits fondamentaux si ça bugge ? ». Les questions du collectif invitent à la réflexion. « La numérisation n’est pas réglementée : ça se fait parce que c’est comme ça, parce qu’on nous dit que c’est ça le progrès. Or, on ne peut pas fermer des services et les numériser sans se poser des questions démocratiques », résume Savannah.
Sur un coin de table, Mélanie et Sarra lisent des témoignages recueillis par le collectif et les collent sur un imposant carton rectangulaire. Il s’agit là des prémices d’un futur Code du numérique, imaginé sous la forme d’un texte de loi, qui ambitionne de questionner la politique du numérique par défaut. Le dispositif sera amené à évoluer : c’est seulement la quatrième réunion-action du collectif. La rue comme théâtre d’opération est un choix politique, le groupe voulant toucher un public diversifié. Chacun avec ses blocages, petits ou grands, et les conséquences qui en découlent. « L’idée ici, c’est de montrer ces témoignages pour faciliter la prise de conscience et de parole. D’une part, on n’a pas toujours conscience des difficultés numériques que l’on rencontre. D’autre part, les exprimer peut être gênant. Lire que d’autres personnes sont dans le pétrin permet de réaliser qu’on n’est pas tout seul… », décrypte Anaïs. « Tous nos projets se font toujours en contact avec la rue, ajoute Adèle. Ce projet, c’est une manière de résister à l’avancée galopante du numérique, qui touche à de nombreux éléments de la vie privée mais aussi aux droits fondamentaux. »
Les premiers récits alimentant le Code s’attardent sur des problèmes liés aux droits sociaux. Ils pointent un futur déshumanisé et effrayant, un « distanciel » qu’on pensait temporaire devenu permanent, une technologie dépourvue d’empathie… « On doit automatiser les droits, il y a trop de démarches. Il faut un lecteur de carte, une adresse mail, se souvenir de son code, avoir une connexion, un ordinateur et des compétences. Tout ça devrait être facilité. Il faut des lieux pour aider les gens », indique un témoin. René, un espiègle retraité, partage cet avis, bien qu’il n’ait jamais mis les pieds sur Internet. « C’est à cause de mon âge ! Les anciens comme moi ne changeront jamais », avoue-t-il. Il s’explique : la cadence digitale est trop rapide, mieux vaut donc contourner le numérique. « Je ne retiens déjà pas mon numéro de téléphone… »Paradoxalement, René semble peu pâtir de cette situation. Une attitude qu’expliquent les sciences sociales : face à une norme de comportement (à savoir l’utilisation d’outils numériques pour différentes démarches – virements bancaires, rendez-vous chez le médecin, demandes d’allocations, etc.) jugée inaccessible, la réaction est la mise à distance. Pour René, exemple type des « exclus du numérique », se débrouiller sans Internet « prend du temps, c’est sûr ». Mais pour autant, il dit ne manquer de rien. Il concède toutefois : « Tout change et moi, je m’y perds. »
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« La numérisation n’est pas réglementée : ça se fait parce que c’est comme ça, parce qu’on nous dit que c’est ça le progrès. Or, on ne peut pas fermer des services et les numériser sans se poser des questions démocratiques » Savannah, membre du Collectif des humains précarisés du numérique
D’après le baromètre (2020) de l’inclusion numérique de la Fondation Roi Baudouin, la vulnérabilité numérique est plus importante qu’on ne le croit : 40 % de la population belge est concernée, toutes catégories sociales confondues. Sans surprise, les conséquences de la « fracture numérique » sont plus importantes pour les plus précarisés. Cependant, la problématique les dépasse largement. « Quand on parle de cette fracture, on pense surtout à ceux qui n’ont pas accès aux technologies (équipement, connexion…). Cette proportion est pourtant faible. Cela ne signifie pas qu’il faut négliger ces personnes. Mais il ne faut pas non plus oublier qu’on ne parle pas de quelques laissés-pour-compte, cadre Périne Brotcorne, chercheuse en sociologie au sein du Centre Interdisciplinaire de Recherche Travail, Etat et Société (CIRTES) de l’UCLouvain. En réalité, la manière de penser la transition numérique est en décalage avec la réalité de bon nombre de citoyens. Cela tient, en partie, au terme même de ‘‘fracture numérique’’. Il est sans doute évocateur mais scientifiquement, cela n’a pas de sens. Aujourd’hui, dans une société numérisée, la fracture n’est pas simple, nette, duale. Parler d’inégalités socio-numériques me paraît plus pertinent. » Ce lexique permet en outre de contrer une idée reçue, selon laquelle les inégalités sociales sont la conséquence d’inégalités numériques. « La réalité sociale, c’est que le numérique vient appuyer partout où ça fait mal. Les inégalités tiennent ensemble, comme les droits »,complète Marie Zune, sociologue et autrice d’une étude sur les inégalités numériques lors de la crise sanitaire dans le secteur associatif pour l’asbl Lire et Ecrire.
« Le tout numérique est une solution simplifiée du point de vue de l’administratif mais pas du point de vue du citoyen»
Mathieu Angelo, directeur du Collectif Accessibilité Wallonie Bruxelles
Depuis une vingtaine d’années, deux phénomènes conjoints creusent ces inégalités : la dématérialisation et la numérisation des services publics et privés. Le tout, couplé à la suppression des médiateurs humains. Tout a commencé en 2000, après le fameux bug qui n’est jamais survenu. Dans un contexte de réduction des dépenses publiques, une stratégie européenne a alors imposé aux Etats de se convertir au numérique. En 2010, les administrations publiques ont officiellement basculé vers une politique volontariste de « digital par défaut ». Les promesses faisaient miroiter une réduction des files d’attente et des déplacements, des services accessibles en permanence… Le hic ? La transition a été pensée pour des citoyens supposés être d’innés internautes. « Le tout numérique est une solution simplifiée du point de vue de l’administratif mais pas du point de vue du citoyen », résume Mathieu Angelo, directeur du Collectif Accessibilité Wallonie Bruxelles.
La fermeture progressive des agences bancaires ou des guichets de gare, parallèlement à la digitalisation de leurs services, sont de parfaits exemples de cette tendance. Les arguments phares en faveur de ces politiques : les usagers – incités de manière explicite ou implicite à adopter un nouveau comportement – privilégieraient la technologie au bon vieux face-à-face. Un « changement d’habitudes » sur lequel les entreprises se reposent pour… numériser davantage leurs services. Ainsi, la boucle est bouclée.
Prenons la SNCB. En 2021, le transporteur public a mis quarante-quatre guichets (sur 135) hors service : la vente via ses canaux digitaux gravite désormais autour des 75 %. Une orientation politique que conteste une enquête de terrain des associations de voyageurs et de la CSC-Transcom, selon laquelle 96 % des navetteurs estiment que les automates doivent être un complément, et non un remplaçant, des guichets. « Enlever le personnel des gares n’est jamais sans conséquence, expose Gianni Tabbone, porte-parole de Navetteurs.be. Cela engendre une hausse du sentiment d’insécurité et des incivilités. A la gare d’Erquelinnes, par exemple, on a constaté des dégradations importantes, des dépôts de détritus, une saleté grandissante dans les couloirs sous voies. Il a fallu augmenter les patrouilles de police, déjà en sous-effectif, et demander l’intervention de sous-traitants pour le nettoyage. Mais le pire, c’est que les voyageurs n’osaient plus emprunter le couloir sous voies et traversaient les rails… » A la SNCB, la stratégie de dématérialisation est à ce point cultivée que le comportement de l’usager connecté est récompensé. Par exemple : « dans le but d’encourager l’utilisation des pass digitaux », le ‘’Multi Standard’’ (dix allers simples) de la SNCB coûte moins cher (84 euros) sur l’application qu’au format papier (87 euros). « La numérisation engendre le risque d’un service public à deux vitesses, avec une différence de traitement entre les connectés et les autres »,illustre Périne Brotcorne.
De manière plus générale, l’usager soucieux d’exercer ses devoirs et de faire valoir ses droits hors-ligne se heurte à de nombreux obstacles. A lui de s’adapter à une société qui l’oriente inexorablement vers le digital, désormais incontournable. Dans les bus de la Stib, l’achat d’un ticket à bord est impossible pour le navetteur dépourvu de carte bancaire sans contact. Pour remplir sa déclaration d’impôts sur Tax-on-web (la fin du format papier a été déclarée en 2020), l’administration recommande de télécharger l’application itsme pour « oublier les interminables manipulations (…) et autre procrastination »! Besoin de vacances ? Il faut toujours, Covid oblige, compléter le Passenger Locator Form, uniquement accessible sur Internet. En quête d’un travail ? Mieux vaut avoir une adresse e-mail. Ce que 18,5 % des demandeurs d’emploi flamands, selon l’Agence pour l’emploi (VDAB), n’ont pas. De quoi sérieusement remettre en cause les bonnes intentions des politiques dites « d’inclusion numérique ». « L’inclusion est un objectif assez consensuel. Mais elle est impossible sans remettre en cause la logique dominante, selon laquelle c’est aux individus de s’adapter, d’assimiler, de se former. En sociologie, quand on parle d’inclusion, c’est à l’environnement de s’adapter aux personnes. Pas l’inverse », décode la professeure de l’UCLouvain.
« Avant les confinements, la norme restait le physique, le format en ligne était l’exception, l’alternative. Depuis la crise, c’est le contraire »
Périne Brotcorne, sociologue (UCLouvain)
L’inclusion est donc au programme, sans avoir été pensée en amont. « C’est quand même osé de la part des services publics d’imposer le numérique. Ils ont une obligation d’accessibilité universelle, rappelle Mathieu Angelo. S’ils avaient fourni des efforts colossaux pour rendre Internet accessible, je ne dis pas. Mais ce n’est pas le cas. Faire exclusivement du digital laisse une partie importante de la population sur le carreau… On se retrouve avec des personnes qui n’ont plus accès à une série de services. C’est une vraie discrimination ! Est-ce qu’on se rend compte qu’avec la disparition du cash et la multiplication des terminaux portables tactiles, donc sans relief, les personnes aveugles et malvoyantes doivent dicter leur code bancaire ? Les administrations savent-elles qu’elles ont l’obligation légale, depuis 2020, d’organiser leur plateforme selon les standards d’accessibilité numérique et que la majorité des sites ne sont toujours pas aux normes ? »
La problématique, longtemps ignorée, commence à attirer l’attention. C’est peut-être l’un des mérites de la pandémie, qui a joué un rôle paradoxal : accélératrice de la politique du digital par défaut, elle a particulièrement mis en lumière une des trois fractures numériques (celle de premier degré, qui touche à l’accès matériel aux technologies) et… souligné le poids du contact humain. De quoi freiner la déshumanisation des services et penser autrement la transition numérique ? « Il y a un renversement de la norme depuis les confinements, contextualise Périne Brotcorne. Avant, la norme restait la présence physique, le format en ligne était l’exception, l’alternative. Depuis la crise, c’est le contraire. Les gens doivent justifier pourquoi ils veulent voir ou parler à quelqu’un. Ce renversement de la norme est problématique et pernicieux. Comment peut-on croire que notre qualité de vie sera meilleure parce que tout a basculé en ligne ? On a tous vu les limites de ce modèle-là. »
Malgré l’assouplissement des restrictions sanitaires, de nombreuses instances restent mi-ouvertes, mi-fermées, dans un flou mal organisé. A l’instar des bureaux d’allocations de chômage des syndicats, pourtant défenseurs du maintien physique des services publics et premiers à dénoncer la vague de dématérialisation générale. A l’heure d’écrire ces lignes, les portes de la CSC sont closes depuis mars 2020. Quant à la FGTB, elle précise sur son site qu’« un rendez-vous sur place ne vous sera donné que si l’agent qui gère votre dossier le juge indispensable, après analyse de votre dossier ». Est-ce une question d’efficacité, vu la surcharge de travail avec l’explosion des demandes de nouveaux dossiers de chômage ? Les syndicats n’ont pas répondu à nos sollicitations. Démunies, de nombreuses personnes se tournent aujourd’hui vers les secteurs sociaux et associatifs, dernier rempart coincé entre l’envie de résister à la déresponsabilisation des services publics et la volonté de garantir l’accès et le recours aux droits. Parmi les travailleurs sociaux, une crainte gronde : et si on devait reconfiner ? « Le numérique est contre nature dans ce milieu. Mais aujourd’hui, l’informatique, ce n’est plus uniquement chercher du travail ou un appartement. Sans cela, on n’a plus accès à des services dont dépendent les droits fondamentaux. La transition numérique est peu pensée parce qu’elle s’oppose aux valeurs humaines, de lien et de participation sociale véhiculées dans le social. Le danger, c’est qu’avec la sortie de la crise sanitaire, on continue à ne pas penser le numérique, qu’on mette ces questions sous le tapis parce qu’on en a eu marre des écrans », observe Marie Zune. — Sarah Freres