«Je crois que j’ai une idée pour la performance : et si je faisais un pull avec une poche et on y mettrait le cordon ? » Barbara Massart, concentrée, réfléchit à son prochain spectacle, Post-animale, une performance inspirée de ses étonnants et fantastiques costumes.
« Barbara, elle part un peu dans toutes les directions, glisse un peu plus tard Michiel de Jaeger. C’est cool parce qu’elle a une idée nouvelle toutes les cinq minutes, mais il faut canaliser… »
Bienvenue à la « S » Grand Atelier, à Vielsam, au cœur des Ardennes belges ! Ici, Barbara et Michiel sont tous les deux des artistes, qui travaillent ensemble, à une différence près : Michiel est un animateur, et Barbara communément considérée comme « déficiente mentale ».
Dans chacun des ateliers, à l’objet plus ou moins défini (la musique, la peinture, la création textile, l’animation, le dessin numérique… et ce qu’il y a entre tout ça), Pascal, Marie, Eric et les autres sont occupés, qui à coudre, qui à dessiner à l’ordinateur, qui à tracer inlassablement au bic des traits sur le papier. Rita Arimont ajoute et ficelle une nouvelle épaulette de mousse à son installation qui ne cesse de grandir. Marcel Schmitz colle soigneusement des morceaux de scotch côte à côte avant d’y tracer les buildings et autres constructions qu’il affectionne. Et si Philippe Marien est absent, parti au loin avec son groupe de hip-hop Les Choolers dans lequel il chante avec son compère Kostia Botkine, sa place n’est pas vide pour autant : sur un mur s’affichent pêle-mêle des images découpées dans des magazines, de Michaël Jackson son idole et de dames aux seins nus.
Dans le dernier atelier, au bout du couloir, Jean Leclercq vient de terminer un nouveau dessin de Lambique – dans son sac, plusieurs Bob et Bobette dans lesquels il ira puiser de nouvelles cases à reproduire. « Les BD je ne les lis pas, je recopie les mots et les images que je choisis au hasard. » A la table d’à côté, Sarah Albert met la dernière touche à un gâteau d’anniversaire dans son clair et lumineux dessin sur l’ordinateur.
Tous ces artistes sont aujourd’hui presque des stars. Ils sont exposés dans les galeries, les musées comme le MIMA à Bruxelles, le Musée du Dr Guislain à Gand, aux murs des éditions du Dernier Cri à Marseille. Certains sont officiellement représentés par des galeristes, d’autres publient des bandes dessinées, et les membres de The Choolers division tournent à travers toute l’Europe.
« Ce sont des diamants bruts »
Anne-Françoise Rouche, directrice de La « S »
Tout a commencé au début des années 1990, quand la jeune Anne-Françoise Rouche est engagée à la sortie de l’école des Beaux-Arts Saint-Luc par le Foyer La Hesse, à Vielsalm. « Il y avait là des personnes handicapées qui ne pouvaient plus travailler et qu’il fallait occuper… »
La tout juste diplômée n’a aucune formation en lien avec le handicap, mais elle se lance tout de même, décèle rapidement des potentialités et développe peu à peu un atelier de création aux côtés du foyer. Un atelier reconnu en 2001 par la Fédération Wallonie-Bruxelles comme Centre d’expression et de créativité (CEC), avec à la clé des subventions et les moyens de recruter progressivement des animateurs.
Dès l’origine, ce sont des artistes qui sont engagés. Comme Anne-Françoise Rouche, ils n’ont pas de formation d’éducateur, ne sont pas des « spécialistes des handicapés ». « Nous cherchons avant tout un engagement humain, un respect sincère pour ce public et une démarche qui n’est pas hiérarchique. »
Les animateurs ne sont pas ici à temps plein, pour leur permettre de maintenir une pratique personnelle. L’écolage est informel et se poursuit au fil du temps, au cours des réunions quotidiennes en équipe. Le projet de la « S » se construit de façon empirique et intuitive, même si la réflexion, notamment éthique, est permanente et soutenue par un large réseau.
Tout part des compétences des participants aux ateliers. « Ce sont des diamants bruts », insiste Anne-Françoise Rouche. Des diamants qu’il s’agira d’aider à se révéler. « Les prémices de l’Art brut, poursuit Samuel Lambert, chargé de communication à la « S », c’était de laisser en quelque sorte le ‘‘bon sauvage’’ s’exprimer, surtout sans intervenir. Or nous pensons qu’un apprentissage est possible, qu’en partant de leurs compétences propres il y a moyen de leur permettre de trouver leur langage artistique personnel et d’aller le plus loin possible. Alors oui, les animateurs impriment inévitablement une marque, mais c’est le principe de toute relation. Et nous nous posons sans cesse la question de ce qui intéresse vraiment nos artistes. »
Les artistes-animateurs ont chacun leur façon de faire. Anaïd Ferté, qui s’occupe de l’atelier de créations textiles, ne montre rien. « Le matériel est à disposition, et ils partent d’une idée, de quelque chose qu’ils aiment faire. J’essaie de bien comprendre ce dont ils ont envie et suis alors leur support technique. Puis j’observe, je laisse les choses venir, en propose d’autres sans trop intervenir. Je cherche à les rendre le plus possible acteurs de leur création. »
« La musique que je diffuse dans l’atelier, les couleurs que je leur montre ont une influence, juge Michiel de Jaeger, côté peinture. Je ramène des collages, des objets trouvés, parfois je choisis le papier… Je donne des impulsions. Et beaucoup de compliments. » Simon Grandjean, responsable depuis deux mois de l’atelier graphique (« où on fait un peu de tout »), fouille quant à lui le Net pour y trouver toutes sortes d’images pouvant leur donner de l’inspiration. « Mais j’ai plutôt l’impression d’être dans un atelier collectif, même s’il faut quelquefois rappeler le cadre. Plus nous nous connaissons, plus nous créons des liens, et plus il est facile de travailler ensemble. » Simon leur propose d’autres techniques, « sans pour autant raser ce qui précède ». « Nous essayons d’éviter qu’ils ne s’enlisent éventuellement en faisant la même chose tout le temps. » Et Michiel de se souvenir avec plaisir du commentaire d’un galeriste estimant qu’à la « S » « il n’y a pas un style pour tout le monde mais bien des individus ayant chacun leur propre personnalité et leur manière de s’exprimer ».
Dans la grande pièce de l’atelier graphique, Barbara râle un peu : « Régis est énervant, il parle tout le temps, et parle tout le temps d’argent ! » A sa table, lui tournant le dos, Marcel abonde : « c’est vrai ça ! » Et à deux portes de là, on grince un peu aussi, Alexandre se manifestant régulièrement à coup de gros mots… Si l’atmosphère est plutôt à la concentration et à la création, les difficultés de chacun ne disparaissent pas pour autant. « Il faut pouvoir prendre du temps pour les soucis du quotidien,estime Simon, les écouter s’ils ont des problèmes au foyer ou s’ils ne vont pas bien. » Et si certains sont presque totalement autonomes, il est nécessaire de veiller particulièrement sur d’autres – éviter par exemple qu’Eric ne mange ses crayons.
« Nous ne sommes pas une usine de singes savants »
Samuel Lambert, chargé de communication
La réunion quotidienne sert ainsi à réfléchir ensemble : un artiste dessine beaucoup de « dessins de cul », n’est-ce pas en train de devenir obsessionnel ? Faut-il tenter de l’amener ailleurs ? Un autre a tendance à vouloir envahir les murs avec ses découpages, comment le limiter ? Parmi la quarantaine de participants, la plupart sont des résidents des structures d’accueil et du centre de jour de l’Asbl Hautes Ardennes – où ils pratiquent également d’autres activités. Certains, à la fibre artistique déjà bien ancrée, s’y sont inscrits spécifiquement pour pouvoir participer aux ateliers.
« Nous avons obtenu que le critère artistique soit l’un des critères d’admission, se réjouit Anne-Françoise. Nous ne faisons pas de sélection, mais, alors que les personnes handicapées n’ont presque jamais le choix dans leur vie, ici ils viennent parce qu’ils l’ont choisi. » En fonction de leur motivation, quelques-uns y passent une ou deux heures par semaine, d’autres viennent tous les jours. Certains sont là pour l’ambiance et ne réaliseront jamais d’œuvre plastiquement intéressante, alors que d’autres développeront un talent remarquable. « Nous avons le temps, c’est ça qui est vraiment formidable, poursuit la directrice. Et quelquefois un artiste se révèle après plusieurs années. » « Beaucoup viennent ici tous les jours depuis longtemps, remarque Anaïd, et s’ils arrivent à un résultat c’est aussi grâce à leur travail. » Mais le simple plaisir de dessiner suffit bien entendu. « Nous ne sommes pas une usine de singes savants ! », s’exclame Samuel.
« Le talent ne fait pas de distinction de genre, d’âge… ni de handicap »
Michiel de Jaeger, artiste
En plus des artistes-animateurs qui sont là tout au long de l’année, des plasticiens, musiciens, dessinateurs… viennent aussi régulièrement en visite prolongée. « Dès le début, j’ai voulu ouvrir le centre vers l’extérieur, raconte Anne-Françoise. D’abord parce que mes limites personnelles finiraient forcément par être atteintes, et puis parce qu’étant ainsi à la campagne, sans outil culturel à disposition, nous devrions aller voir ailleurs ce qui se passe et provoquer des rencontres. Je ne voulais vraiment pas les enfermer dans un ghetto. »
Les lieux étant plutôt accueillants et situés dans un bel environnement, l’idée naît donc d’accueillir au sein des ateliers des artistes en résidence. Ce sont d’abord des dessinateurs de la maison d’édition de BD Frémok qui viendront, Anne-Françoise percevant des liens possibles. « Ils n’étaient pas du tout convaincus au départ, se souvient Samuel, et puis ce fut une révélation ! » Au fil des rencontres et des affinités, des binômes se forment, les publications se multiplient, et une collection, Knock Outsider, voit même le jour, questionnant le médium de la bande dessinée et de la narration graphique.
Peu à peu, d’autres artistes sont contactés ou se manifestent par eux-mêmes. « Nous choisissons des projets en fonction des techniques et des thématiques nouvelles qui nous semblent intéressantes pour nos artistes, ce qui correspond à leurs demandes, explique la directrice de la « S ». Et nous faisons très attention à ce qu’il n’y ait pas d’instrumentalisation car une personne déficiente mentale est facilement manipulable.»
Une première rencontre est toujours prévue et les artistes doivent fixer des balises au préalable : parler de leur vie privée tout en restant dans un cadre professionnel, donner des nouvelles aux participants si des liens d’amitié se sont noués… « Nous avons aussi sensibilisé les personnes qui fréquentent nos ateliers. N’étant pas habituées à faire ce type de rencontres, elles étaient plutôt méfiantes. Au fil du temps elles ont compris que les gens ne viennent pas les voir parce qu’elles sont handicapées mais parce qu’elles sont artistes. » Les œuvres des artistes de la « S » sont soigneusement archivées, exposées et même vendues. En ouvrant le champ depuis l’art brut vers l’art graphique, l’underground, le contemporain.
« Leur handicap crée des obstacles : ils ne peuvent pas défendre leur travail, le montrer, organiser des rencontres avec d’autres artistes, explique Anne-Françoise. C’est à nous de nous en charger ». Michiel abonde : « Le talent ne fait pas de distinction de genre, d’âge… ni de handicap. Ici nous donnons à nos artistes une plateforme pour qu’ils puissent briller. »
Les ventes, qui font aussi partie de la reconnaissance selon Anne-Françoise, sont réglées via une convention. « Les artistes de la ‘‘S’’ peuvent partir en vacances, acquérir des biens, grâce à leurs œuvres. Ils ne sont plus seulement des gens dépendants des autres. » Une partie de ces recettes permet par ailleurs de financer l’Atelier.
Cette philosophie de la « S » est relativement exceptionnelle (et parfois discutée) dans le monde de l’art brut ou contemporain. Mais pour l’équipe, elle est pleine de sens , comme lorsque Rémy Pierlot se sent « appartenir à la communauté des artistes » ou que d’autres membres de l’atelier sont qualifiés « d’artiste de la famille » par un frère, une sœur ou un parent. « L’un de nos objectifs consiste à faire évoluer le regard porté par la société sur la personne handicapée, remarque Samuel. Nous sommes un lieu de production artistique, pas d’art therapy – d’ailleurs, le handicap, ça ne se soigne pas. Et si nous choisissons de montrer une œuvre, c’est parce qu’elle tient la route. » Et que celui qui l’a réalisée en est fier. « Ils nous apportent un autre regard, une autre manière de créer, conclut Anne-Françoise. Avec une place légitime dans le monde de la culture. » — Laure de Hesselle
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www.lasgrandatelier.be