La métamorphose des facultés de commerce et d’économie tarde, en Belgique, face au changement de paradigme lié au dépassement des limites planétaires. En France, en revanche, HEC Paris entend transformer le cœur de ses enseignements.
La métamorphose des facultés de commerce et d’économie tarde, en Belgique, face au changement de paradigme lié au dépassement des limites planétaires. En France, en revanche, HEC Paris entend transformer le cœur de ses enseignements.
La scène se déroule lors de la réception des bacheliers en économie, à l’Université de Namur, en mars de cette année. Louis Drossin, jeune diplômé, prend la parole et appelle à désobéir face à l’invitation faite à TotalEnergies lors d’un forum de recrutement sur le campus. L’étudiant, désormais en master à l’UCLouvain, appelle son Alma Mater à entreprendre une métamorphose de ses enseignements en économie. Louis Drossin avait lui-même été inspiré par Laurent Lievens qui, voici un an, avait donné le ton en démissionnant de ses cours donnés à la Louvain School of Management (LSM) lors de la rentrée académique. Une rupture avec l’école de commerce de l’UCLouvain justifiée par le maintien « du paradigme dominant en sciences de gestion » qui « équivaut à une forme criminelle de dogmatisme et d’obscurantisme, contraire à l’esprit des Lumières ». Douze mois plus tard, l’ingénieur de gestion et sociologue ne regrette en rien cette décision : « Ma sortie a été perçue comme illisible dans le paradigme actuel qui continue à parler des objectifs de développement durable (ODD), de la responsabilité sociale des entreprises (RSE), de la transition, explique-t-il. Je critique les fondements théoriques de toutes ces approches qui ne sont pas à la hauteur de la métamorphose nécessaire. Il y a une inflation de communication et quand on regarde les indicateurs, la situation ne cesse de se détériorer. »
Si Laurent Lievens n’a pas démissionné des autres facultés, c’est parce qu’il y discerne davantage d’humilité. « Je ne vois pas la faculté de Science Po dire qu’elle va être l’acteur de demain, poursuit-il. Les formations en management et en sciences économiques sont au cœur de la perpétuation du paradigme actuel. Ce sont des endroits de formatage qui continuent à nourrir les fondamentaux de notre société : la croissance, les privatisations… Les fac de gestion sont activement coupables de perpétuer une logique écocidaire. »
« Il est urgent de former de futures diplômés et diplômés pour qu’elles et ils aient une bonne compréhension à la fois du système socio-économique et des enjeux liés aux crises écologiques »
Adriano La Gioia, Rethinking Economics
Comment ces enjeux sont-ils intégrés, en pratique, dans les auditoires ? Une étude1 publiée en 2022 par Education4Climate pointait que moins de 5 % de l’ensemble des cours dispensés dans les universités belges traitent des enjeux climatiques et environnementaux. S’agissant des facultés d’économie ou de commerce, à peine 10 % des programmes de cours y sont consacrés. « A partir des données, il peut être estimé que tout au plus 5 % des travailleur.euses, cadres ou dirigeant.es ont reçu un enseignement qui aborde les enjeux climatiques et environnementaux », analyse François Morlaix, auteur principal de cette étude.
Responsable des programmes de cours liés aux enjeux de développement durable à LSM, Valérie Swaen tempère les critiques de Laurent Lievens. « Si on prend le temps long, on évolue dans la bonne direction,
remarque-t-elle. Va-t-on assez vite et assez fort ? Sans doute que non. Mais nous avons enclenché une réforme majeure dans les bacs sur le site de Mons, par exemple, où on a intégré dès la première année des cours d’éthique et de RSE. En master, la réforme du tronc commun touche les cinq cents étudiantes et étudiants inscrits en ingénieur de gestion et en sciences de gestion. » Quatre cours de responsabilité sociale de l’entreprise, transition environnementale, transition digitale et de gestion de l’incertitude et de la complexité sont désormais au programme. A côté de cela, les étudiantes et étudiants ont la possibilité de suivre des options où ils peuvent approfondir les domaines de la transition écologique et sociale.
Professeur à la Solvay Brussels School (ULB) et à l’UNamur en éthique des affaires, notamment, Marek Hudon renforce ce point de vue : « On est loin de la caricature de cours qui ne pousseraient qu’à la productivité, relève-t-il. Les écoles de commerce sont en mouvement en Belgique francophone. Elles ont commencé à intégrer des éléments liés au développement durable. Namur a par exemple axé son master en gestion sur la transition. Il y a des avancées, mais je comprends celles et ceux qui les trouvent insuffisantes. Jusqu’à quel point les écoles de commerce sont-elles le miroir de la société ? Jusqu’où va-t-on dans la critique systématique ? Ce débat est aussi épistémologique [l’étude critique des disciplines scientifiques] et on aurait fort à gagner à pouvoir comparer les courants théoriques de l’économie dite classique avec ceux de l’économie dite hétérodoxe, comme cela se pratique en philosophie ou en sciences humaines. Cette approche permettrait d’aborder plus sereinement une question comme la décroissance, par exemple. » « Il n’y a pas qu’une vision des choses, assène de son côté Valérie Swaen. Toutes les pistes doivent être présentées aux élèves face à la crise actuelle. Il faut une décroissance des prélèvements de ressources, certes, mais on doit soutenir une croissance plus verte dans d’autres domaines. Nos étudiantes et étudiants doivent aborder les différentes facettes du problème. On ne peut peut pas être l’église qui va engendrer une nouvelle pensée unique après celle du profit à tout prix. »
Ces inflexions laissent Laurent Lievens de marbre. « De nombreuses enseignantes et enseignants sont au courant de la mutation des contenus qu’il va falloir aborder un jour, dit-il. Mais ils sont confrontés à l’inertie du système académique. Le premier qui dépasse se fait couper la tête. On ne peut pas changer le moteur d’un avion tant qu’il vole. Les facultés d’économie et de commerce devraient s’arrêter pendant un an pour rebâtir des programmes autour de la préservation du vivant… »
S’arrêter pour s’immerger et comprendre intimement la gravité des enjeux ? Sur les hauteurs de Chamonix, en ce début septembre, une cinquantaine d’étudiants de HEC Paris écoutent religieusement Ludovic Ravanel, glaciologue et géomorphologue, leur expliquer la fonte de la mer de glace – 4,30 mètres chaque année, 16 mètres en 2022 – et ses conséquences dramatiques à venir sur les réserves d’eau douce en Europe. Cette plongée constitue désormais l’entame du programme de la plus prestigieuse école de commerce de France. Depuis trois ans, les quatre cents jeunes étudiantes et étudiants font leur rentrée obligatoire pendant quatre jours au pied du Mont-Blanc. « Il y a clairement un changement paradigmatique à HEC Paris, analyse le professeur François Gemenne, qui y dirige depuis cette rentrée académique le master en développement durable et innovation sociale. L’évolution principale a consisté à transformer une série de contenus qui existent pour que les questions de durabilité ne soient plus une niche mais l’axe principal des enseignements. Toutes les business schools, en France, sont dans ce genre de réflexion : ce qui n’est pas soutenable aujourd’hui ne sera pas profitable demain. »
Avec un pied dans le monde académique en France et en Belgique, François Gemenne tente une comparaison. « Mon sentiment, c’est que la France est beaucoup plus avancée que la Belgique dans l’intégration des questions liées à l’Anthropocène dans les programmes, note-t-il. L’Anthropocène est devenu une étude obligatoire au lycée et cela se répercute dans le supérieur. En master, à HEC, on commence par un séminaire intensif de trois semaines où les étudiantes et étudiants seront exposés à une série de pensées critiques, de conférences, comme celle d’Adélaïde Charlier que nous avons invitée cette année. »
Fraîchement sorti de Solvay et très actif au sein du collectif Rethinking economics, Adriano La Gioia salue l’effort français avec circonspection tout en demeurant critique sur les avancées en Belgique. « Les écoles de commerce sont régies par les mêmes accréditations, souligne-t-il. Elles s’inscrivent dans une perspective mondiale et la littérature économique continue à nous dire à travers ses cours d’éthique, de business ou de responsabilité sociale que tout cela est compatible avec les limites planétaires… On ne peut plus demander aux étudiants d’appliquer sur une saucisse vegan des règles qui s’appliquaient auparavant à la saucisse industrielle. »
« Il est urgent de former de futures diplômées et diplômés pour qu’elles et ils aient une bonne compréhension à la fois du système socioéconomique et des enjeux liés aux crises écologiques. Cela implique de remettre fondamentalement en question le contenu de certains cours plutôt que d’adopter des modifications à la marge qui ne font que repeindre en vert un corpus idéologique dépassé. Mon engagement dans le mouvement Rethinking Economics a pour but de repenser l’enseignement des sciences économiques, qui, au vu de la prédominance actuelle du courant de pensée néoclassique, nous rend incapables de penser les rapports de domination, les mécanismes de solidarité collective et les solutions aux crises écologiques en dehors d’un cadre de marché. Je veux me promettre d’appliquer une politique de tolérance zéro avec le bullshit et le greenwashing. »