Désigné président de l’Union wallonne des entreprises en mai 2018, le CEO de la société Cosucra à Warcoing a déboulé dans ce milieu patronal feutré et formaté, avec des idées dénonçant la course à la croissance économique et la destruction de la planète par l’homme, provoquant au passage une petite révolution de velours dans la vénérable organisation. Rencontre avec un entrepreneur traditionnel entré en mutation.
2019 Imagine n°135Economie Par Hugues Dorzée
« Evitons les déplacements inutiles », nous suggère courtois et pragmatique Jacques Crahay en couplant notre rendez-vous avec une réunion fixée chez un « concurrent » à Tirlemont. Nous évitant du même coup de filer vers Warcoing (Tournai), où sont implantées les usines de son entreprise, la SA Cosucra Groupe, spécialisée dans la transformation de pois et de chicorée en protéines végétales.
Cette attention portée à la gestion de notre temps et à la qualité de l’air se confirme autour d’un plat thaï et d’une eau gazeuse : le nouveau président de l’Union wallonne des entreprises (UWE) désigné le 17 mai 2018 conjugue la rationalité de l’ingénieur civil, le bon sens picard, la chaleur des gens de la terre et cette « prise de conscience progressive » dont il nous parlera plus en détails après avoir pris le temps de briser la glace.
C’est que le « patron des patrons wallons » est, depuis son fameux discours inaugural du 5 novembre 2018 prononcé devant tout le gratin politique et économique, un capitaine sous surveillance : « Je savais que j’avançais hors des sentiers battus mais je ne me rendais pas compte que cela allait générer une réaction aussi forte, nous avoue Jacques Crahay en souriant. Mais avec le recul, c’est très bien ainsi. »
Dans son allocution, le président de l’UWE a brossé le portrait d’une société « en mutation profonde » et en situation « d’urgence », plaidé pour une économie « soutenable », dénoncé la perte de biodiversité, la pollution de l’eau et des sols, l’impact de l’homme sur le climat, avant de mettre en garde contre « le caractère limité des ressources fossiles ».
Il a cité plusieurs intellectuels très peu libéraux (Edgar Morin, Michel Serres, Gauthier Chapelle…), soufflé entre les lignes un petit air de sobriété heureuse, prôné la création d’emplois « inclusifs, porteurs de sens et de valeurs » et défendu des technologies numériques « au service de l’homme ». Rien de fondamentalement révolutionnaire en soi, mais dans un milieu patronal relativement feutré et formaté, sa sortie fit couler beaucoup d’encre.
« Ce discours a été une véritable épopée, reconnaît Jacques Crahay. Trois semaines avant de le prononcer, j’avais pris l’initiative de soumettre mon texte au bureau. C’était une première. Et là, très bizarrement, j’ai reçu des réactions personnelles du style : ‘‘c’est correct’’. Puis celles de représentants d’entreprises : ‘‘ce n’est pas ça qu’on te demande de faire’’. Puis celles de fédérations qui me disaient clairement : ‘‘c’est contre nos intérêts’’. »
S’en suivent trois semaines de pourparlers au sein de l’UWE et de multiples allers-retours par mail jusqu’au week-end précédent sa lecture publique où le texte est à nouveau édulcoré : « J’ai tenu bon sur le fond et accepté de ménager la forme. Au final, il y a eu huit versions différentes. La première était évidemment bien plus radicale… », concède Jacques Crahay, conscient d’avoir quelque peu « bousculé» l’establishment de l’UWE, cette organisation des employeurs privés fondée en 1965 « qui agit pour assurer la prospérité de la Wallonie » : « Pour les permanents de l’organisation c’était, je pense, un soulagement d’entendre un autre type de discours sur le sens de l’entreprise. Même s’ils mesurent bien qu’il faut y aller par petits pas, délicatement. »
« Nous devons d’urgence changer le cerveau de notre économie, car nous savons que notre modèle financier actuel est fragile et que si l’on y touche trop, il s’écroule »
Comme nombre de ses collègues entrepreneurs, Jacques Crahay est confronté à une série de « questions existentielles ». « Si je dois réduire de 50 % de mon énergie fossile d’ici dix ans comment je fais ? Jusqu’ici, on a prêté attention à l’efficience énergétique, mais on n’a jamais remis en cause l’existence du gaz naturel qu’on utilise. Désormais, il faut aller plus loin, penser de nouveaux process, diversifier nos sources d’énergie, mais sans mettre en péril l’existence de l’industrie. C’est vraiment très compliqué », reconnaît le patron de Warcoing.
Pas à pas, il tente de faire sa mue en interne en implantant progressivement des idées nouvelles (innovations managériales, valorisation financière du personnel, gestion de l’énergie et des déchets…) : « Le monde de l’industrie est assez formaté, segmenté et parfois conservateur, mais ça reste un lieu où l’on peut aussi stimuler les initiatives, prendre des décisions collectives efficaces, promouvoir les prises de risque », insiste le Tournaisien, très influencé par les théories de l’économiste Frédéric Laloux et ses communautés de travail inspirées. Il a pris ses distances vis-à-vis des OGM, de la phytochimie, de l’agriculture intensive : « On est allé trop loin, sans aucun doute. Mais le défi reste inchangé : comment produire une alimentation saine pour le plus grand nombre à prix accessible ? » Il plaide pour une refonte de nos démocraties « qui n’ont plus évolué depuis cent ans » et se réjouit de voir les exemples positifs comme ceux menés au Parlement germanophone (Imagine n°132). Il croit dans le dynamisme économique wallon, mais n’en reste pas moins un « agnostique de la croissance » : « Ce mot ne veut plus rien dire. Même le Bureau du Plan le crie depuis longtemps. Quant au Produit intérieur brut, c’est pareil : on détruit la planète, on aggrave les inégalités et le PIB augmente, qui peut encore croire à la pertinence de cet indicateur ?! ».
« L’effondrement en cours est aussi une opportunité pour repenser la finalité de la production, qu’elle soit recyclable, durable, moins énergivore »
Est-il devenu décroissant pour autant ? « Il y a des secteurs qui devront croitre et d’autres décroitre… », se bornera à préciser le président de l’UWE qui entend désormais « avancer sans cliver », après s’être engagé auprès de son CA à « apprendre à parler », ajoute-t-il en riant dans sa barbe poivre et sel bien taillée. Par contre, Jacques Crahay est bien au clair face aux défis cornéliens qui nous attendent : « D’un côté, nous devons d’urgence changer le cerveau de notre économie, de l’autre nous savons que notre modèle financier actuel est fragile et que si l’on y touche trop, il s’écroule. On est dans une nasse, pris au piège, sans savoir comment réagir. C’est sclérosant. »
Mais le président de l’UWE ne veut pas vivre dans la peur : « L’effondrement en cours est aussi une opportunité pour repenser la finalité de la production, qu’elle soit recyclable, durable, moins énergivore, pour s’interroger sur la raison d’être de nos entreprises, le sens de ce qu’elles produisent, les services qu’elles rendent réellement à la société, et pour générer des emplois nouveaux. » Et d’ajouter, prospectif : « Quand 25 % des patrons se diront qu’il est temps de changer, on basculera vers un autre monde. » Parole d’un capitaine mutant qui n’a d’évidence pas dit son dernier mot. — Hugues Dorzée