Au rythme de Barbie Girl remixé à la sauce anti-harcèlement de rue, une perruque peroxydée fend la foule qui déborde jusqu’au trottoir. Artiste non-binaire originaire de Bruxelles, Blanket la Goulue orchestre les spectacles drag « Playback ». A en juger par le podium, les talons qui trépignent en coulisses et la température qui grimpe, on se croirait dans un bar queer de la ville. Mais quelques détails dénotent : portes coupe-feu, murs d’un blanc immaculé et ascenseurs imposants. Le drapeau à l’entrée découpe dans le ciel l’acronyme : « CECSI » pour Centre EVRAS Collaboratif et de Santé Inclusive. « Ça se prononce sexy », s’amuse Noah Gottlob, coordinateur d’Epicentre et psychologue au sein du centre.
Sur scène, le playback fait place à la confession : « Je me suis déjà fait shamer [humilier] par un professionnel à cause de mon orientation sexuelle. J’ai caché ma transidentité à mon médecin parce que ses allusions et blagues homophobes me glaçaient le sang. J’ai été interpellé-e par son assistant qui confondait VIH et SIDA. Faire partie de groupes minorisés c’est souvent se sentir seul, abandonné d’un système qui est censé nous protéger. Oublié… méprisé. Quand Noah [Gottlob] m’a contacté-e pour me parler du projet CECSI, j’ai souri à en avoir mal aux joues. L’ouverture d’un lieu de santé inclusive et collaboratif comme celui-ci est magnifique mais surtout nécessaire. » Le sourire de Blanket s’imprime façon décalcomanie sur les autres visages dans le public. Chacun et chacune arbore un badge distribué à l’accueil avec son nom et ses pronoms : « il », « elle » ou « iel ». Leurs vécus, variés et singuliers, fusionnent en une expérience commune : celle d’avoir été victime de discrimination, d’agression ou de micro-agression dans le milieu médical.
Un post sur les réseaux sociaux suffit à ouvrir les vannes. « Ils ont essayé de me faire croire que je n’étais pas vraiment lesbienne, que c’était une phase. Si on consulte des psys c’est pour se soigner, pas pour repartir avec de nouveaux traumas », raconte Sacha, qui tient le compte Instagram « Amicalement Gouine ». Comme beaucoup de femmes lesbiennes, elle a passé de longues heures assise dans un cabinet à écouter des discours sur la contraception avant que des gynécologues ne lui posent finalement la question de son orientation sexuelle. D’après Stephen Barris, coordinateur de l’asbl Ex æquo et fervent défenseur de la santé communautaire (« par, pour et avec »), le coming out médical forcé et répété ostracise : « Ne pas devoir passer par cette étape ou être face à quelqu’un avec lequel on ne doit pas tricher, mentir ou faire d’effort pour tout expliquer, c’est un frein en moins dans l’accès à la santé. » Et puis il y a Mathieu, 32 ans, gay, qui, suite à l’apparition de taches rouges sur son corps, se voit diagnostiquer un VIH à l’aveugle sans contrôle préalable, sans prise de sang « parce que c’est très fréquent dans votre communauté », lui dit un soignant. Ce n’était pas le VIH mais il ne l’apprendra qu’une semaine plus tard. Il repart « choqué par le manque d’information, de suivi, d’accompagnement et de prise en considération ». Enfin, il y a cet homme, gay lui aussi, séropositif, auquel un médecin refuse des soins dentaires de peur de contaminer d’autres patients.
« L’ouverture d’un lieu de santé inclusive et collaboratif comme celui-ci est magnifique, mais surtout nécessaire »
Blanket la Goulue, artiste drag non-binaire
De nombreux témoignages ne rentrent pas dans le cadre d’une violence consciente et sensationnaliste mais prouvent une méconnaissance de ces publics et l’intériorisation de stéréotypes liés à la communauté LGBTQIA+. Isabelle Gosselin, psychologue et chercheuse à l’Observatoire du Sida et des Sexualités, a conduit une recherche au CHU Saint-Pierre : « Lors des entretiens, les professionnels se disaient bien formés et au courant. Mais lorsque j’ai fait circuler un questionnaire avec des questions sur la santé spécifique des personnes LGBT, il y a eu des erreurs majeures, notamment autour du public trans et lesbien. »
Du côté des concernés, les récits ne s’arrêtent pas toujours sur un épisode précis mais décrivent des « bribes d’histoires », « une atmosphère dérangeante » ou encore, comme Maria, femme transgenre de 55 ans, une peur : « Chaque fois que tu es confrontée à un nouveau médecin, il y a la question de comment je vais être jugée ». Alors Maria, comme Mathieu, ont déserté le système de soin, pendant un temps au moins. La liste des conséquences sur la santé des publics minorisés défile à longueur d’études : moins de dépistages, moins de traitements, un taux de mortalité plus élevé, des symptômes dépressifs, plus de tentatives de suicide, un isolement de la personne…
Définir sans exclure
Selon l’OMS, la santé est définie comme « un état de bien-être physique, mental et social (qui) ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d’infirmité ». Noah Gottlob, coordinateur d’Epicentre et psychologue défend une vision plus large englobant à la fois le bien-être physique et mental mais aussi les soins du corps, les soins esthétiques et certaines actions communautaires (comme les groupes de parole) : « L’exemple parfait c’est le nail art [l’art de décorer les ongles]. C’est esthétique certes mais aussi une démarche d’appropriation et d’affirmation de soi ainsi qu’un moment d’échange avec la personne qui va réaliser le soin. » Du bout de ses doigts manucurés et suivi de près par sa chienne Greta (celle-là même), il m’indique les différents cabinets répartis sur deux étages : médecin généraliste, psychologue, art thérapeute, massage, shiatsu, sexologue, yoga, logopède… Le centre compte 24 praticiens et praticiennes pour 17 disciplines. Leur nombre ne cesse d’augmenter.
Qu’entend-on par santé inclusive ?« La santé inclusive touche aux thématiques en lien avec le sigle LGBTQIA+ c’est-à-dire tout ce qui s’écarte de la norme cis hétéro dans les façons d’être en relation et de se définir », explique Noah Gottlob. « LGBTQIA+ » : la diversité se trouve dans le sigle. Mais ce n’est pas tout ! Le centre de santé inclusive accueille toutes les personnes qui recherchent un accompagnement non-normatif et non-oppressif de la santé. Sans surprise, Noah Gottlob rejette les définitions figées : « Définir ça veut parfois dire donner la place, faire exister. Mais on craint qu’une surdéfinition du centre entraîne un sentiment d’illégitimité chez certaines personnes qui n’oseraient pas venir parce qu’elles n’appartiennent pas à certains groupes. De même qu’une posture trop militante risquerait de fermer les portes à certains et donc de réduire notre accès à la population qui en a peut-être le plus besoin. » Comment définir sans réduire ? Peut-on inclure sans exclure ? Eternels débats. En principe, tout le monde est donc bienvenu à Epicentre. Dans les faits et malgré des tarifs réduits, les plus précarisés restent éloignés des soins de santé. Dans l’ébauche de charte présentée à chaque professionnel qui intègre le projet, l’accessibilité financière figure en tête de liste.
« Ce serait illusoire de croire que parce qu’on se dit inclusifs, il n’y aura jamais rien qui puisse se passer »
Noah Gottlob, cofondateur d’Epicentre et psychologue
Au cœur d’Epicentre
Au 85 rue du Fort à Saint-Gilles, accès PMR et ascenseur rendent le bâtiment accessible aux personnes non-valides. Mais cela ne suffit pas, il doit aussi être inclusif. Les sièges de seconde main ont été choisis pour accueillir tous les corps et toutes les relations. Les textes sont écrits assez grands pour pouvoir être lus de tous. Au mur, quelques affiches rappellent les valeurs du lieu, des listes de ressources se remplissent au crayon (livres, films, podcasts) et les patients sont invités à envoyer leurs « feedbacks » sur une adresse mail créée à cet effet. « Les bénéficiaires peuvent nous faire un retour sur le lieu, l’accueil, les soins, l’ambiance générale. Ce serait illusoire de croire que parce qu’on se dit inclusifs, il n’y aura jamais rien qui puisse se passer », prévient Noah Gottlob. En installant une relation de réciprocité, le centre ébranle une autre binarité : celle de la relation soignant-soigné.
Epicentre ne serait néanmoins qu’une coquille (inclusive) vide sans les énergies qui l’habitent. La diversité des profils des praticiens et praticiennes permet d’amener sur la table des réalités concrètes (grossophobie, non-binarité, etc.). « Au sein du personnel des maisons médicales, on a de plus en plus de personnes qui s’identifient à cette communauté. Ils sont très actifs et portent fort cette identité. Personnellement, c’est vraiment leur discours et leurs expériences qui m’ont permis d’avancer », rapporte de son côté Rudy Pirard, administrateur de la Fédération des Maisons Médicales. Isabelle Gosselin, psychologue et chercheuse à l’Observatoire du Sida et des Sexualités fait le même constat côté patients : « Les professionnels de la santé qui rencontrent des personnes minorisées lors de leurs consultations sont plus sensibilisés. Ils s’interrogent et se remettent en question alors que dans d’autres cliniques ces questions-là leur passent au-dessus de la tête. » En cause, selon elle : la neutralité supposée du corps médical.
N’y a t-il pas un risque toutefois de faire peser des combats sociétaux toujours sur les mêmes épaules ? « Beaucoup d’entre nous ont fait l’expérience en tant que professionnels de se retrouver isolés dans leurs pratiques ou étiquetés au sein des équipes à devoir porter seuls les valeurs d’inclusion »,concède Noah Gottlob. Laurane Wattecamps est sexologue et praticienne d’hypnose au sein d’Epicentre, où elle trouve le temps et l’espace d’expérimenter autour de sa pratique et de la faire évoluer : consultations plus longues, réflexion autour des tarifs, outils d’intelligence collective. « Tout ça m’a fait me sentir en confiance, considérée et à ma place pour proposer des choses et être entendue », témoigne-t-elle.
Et s’il n’existait pas ?
L’existence de lieux de soin dédiés à certaines communautés pose question. « Je pense que c’est indispensable pour faire avancer les choses mais en même temps ça me fait peur parce que je ne veux pas que le système classique se déresponsabilise en se disant ‘‘ça, c’est leur travail’’ », s’inquiète Rudy Pirard de la Fédération des Maisons Médicales. Noah Gottlob acquiesce : « Nous sommes bien conscients qu’un lieu dédié aux diversités ne devrait pas exister. Ce n’est pas parce que tu appartiens à tel groupe que tu dois aller te faire soigner dans ce lieu ou auprès de ces professionnels-là. Mais puisque pour l’instant on n’a pas le choix, puisqu’il y a cette urgence en termes de santé, on a créé cet espace. » Un lieu qui bénéficie par ailleurs de soutiens financiers et politiques qui confirment sa nécessité. Avec une législation parmi les plus LGBT-friendly d’Europe, la Belgique occupe depuis 2023 la deuxième place du Rainbow Index, baromètre annuel qui classe 49 pays européens en matière de droits des personnes LGBTQIA+.
Les cursus du personnel soignant demeurent néanmoins lacunaires voire inexistants en Belgique sur les questions LGBTQIA+. Des modules de deux ou quatre heures font leur apparition dans les programmes universitaires mais cela reste marginal, optionnel et lié au bon vouloir des professeurs. Globalement, c’est le secteur associatif qui pallie ce manque. Comme son nom l’indique, Epicentre met l’accent sur la formation des professionnels dans mais aussi en dehors du centre. L’idée ? Faire infuser dans les maisons médicales, l’hôpital public et les lieux de soins privés les savoirs communautaires, la compréhension sans jugement de tous les patients, une attention portée à l’accueil de toutes et tous et un soin débarrassé des stéréotypes. Mais plusieurs questions subsistent : est-il juste de faire reposer cette mission de formation quasi uniquement sur les épaules du secteur associatif ? Le système de santé classique, à bout de souffle et éreinté par les crises successives, a-t-il encore suffisamment de ressources pour se former à ces questions ?
D’après la chercheuse Isabelle Gosselin, il est urgent que« les institutions de soin, qu’elles soient publiques ou privées, spécialisées ou non, adoptent un positionnement politique en accord avec toutes les personnes qui y travaillent. Les institutions doivent pouvoir défendre certaines valeurs et avoir un discours autour de la discrimination raciale, de genre et de classe. » Mais certaines dents grincent lorsque l’on mélange ouvertement santé et politique, soin et militantisme. D’autres lieux et initiatives apparaissent néanmoins sur le territoire belge et sont soutenus (notamment financièrement) par le politique. C’est le cas des maisons médicales jumelées aux maisons Arc-en-Ciel (à Molenbeek, Anderlecht et Liège), des plannings familiaux qui voient le nombre de leurs formations aux questions LGBTQIA+ augmenter de manière exponentielle mais aussi de la MACS (Maison Arc en Ciel de la Santé) au sein du projet les Grands Carmes. De recommandation en formation, de nouvelles pratiques en réflexion, un réseau d’acteurs et de professionnels de la santé LGBTQIA+ se tisse.
A deux pas du Manneken Pis, le drapeau « Progress Pride » indique que nous sommes au bon endroit : les Grands Carmes. Si tout va bien, ici se tiendra dans quelques années l’un des plus grands centres communautaires LGBTQIA+ d’Europe. Le projet est en phase de pilotage mais les trois associations concernées – Exaequo, Genres Pluriels et Tels Quels – y accueillent déjà des bénéficiaires. A l’intérieur de la cour recouverte de slogans peints sur des feuilles A4 (« Santé inclusive pour toustes » ; « Queer and proud ») un des employés est au téléphone :« Tu as le même médecin généraliste que tes parents ? On peut t’envoyer une liste de médecins LGBTQIA+ friendly. » Ces listes se refilent avec précaution, circulent dans les boites mails et aideront finalement à raccrocher Blanket, Mathieu, Maria et les autres à un système de santé qu’ils et elles ont anciennement délaissé. — Camille Loiseau