Musicien, réalisateur de clips, acteur, artiste à la fois du son et de l’image, Baloji ajoute le cinéma à ses talents. Primé au Festival de Cannes, Augure dresse quatre portraits, entre réalité et rêve, de femmes et d’hommes pris au piège des assignations sociales. Rencontre.
2023 Imagine n°158
Koffi veut s’acquitter de sa dot. Banni par sa famille congolaise parce qu’accusé d’être un sorcier à cause d’une tache sur son visage, exilé en Belgique depuis des années, il revient au pays pour présenter sa compagne belge, enceinte. Mais l’accueil se révèle pour le moins glacial. C’est ainsi que s’ouvre Augure, le beau et premier long métrage réalisé par Baloji, qui a remporté le Prix de la Nouvelle Voix au dernier Festival de Cannes et qui représentera la Belgique à la sélection des Oscars. « Koffi est une porte d’entrée, donnant l’impression d’un film sur le retour au pays, raconte l’auteur et réalisateur. Le sujet est cependant évincé après une vingtaine de minutes : ne raconter que l’histoire de Koffi, ce serait montrer seulement le côté des privilégiés : il a une femme qui l’aime, il va fonder une famille, et puis il a un passeport, il peut s’en aller, bouger. Or c’est parler de ceux qui restent, ceux qui n’ont pas le choix, qui est important. » Le film se dégage alors du récit attendu, y enchevêtre ceux de Tshala et Mujila, les sœur et mère de Koffi, et de Paco, enfant sorcier des rues, tous en prise avec des identités assignées par la société, tandis que le réalisme se teinte ponctuellement de magie et de rêve.
Construction, déconstruction
Né pour le grand public comme MC Balo avec Starflam, le groupe de rap liégeois de la fin des années 1990, début 2000, émancipé depuis en solo avec de formidables albums mêlant et triturant des univers musicaux pluriels, de la rumba congolaise à la soul en passant par le jazz ou l’électro, des textes intimes et politiques, l’artiste belgo-congolais Baloji est aussi acteur (notamment dans Binti, en 2019, où il jouait avec sa fille Bebel), créateur de ses costumes, de ses clips, ou même de lunettes et de bijoux. Chapeau au large bord posé sur la tête, nous le retrouvons un matin de juillet, à Gand. Ses doigts sont ornés de bagues en malachite, cette pierre verte extraite de son sol natal katangais – belle, à la valeur sentimentale mais guère marchande – qu’il aime à travailler. Le retour au pays, il l’a lui aussi connu, dans d’autres circonstances. Enfant « illégitime », il est à l’aube des années 1980 emmené par son père en Belgique. Baloji a trois ans et perd tout contact avec sa mère. Ce sera d’abord Ostende, sur les pas de Marvin Gaye, puis Liège, qui reste aujourd’hui encore sa ville de cœur malgré son installation à Gand. Adolescent, il découvre skate, graff et hip-hop, décroche de l’école à 15 ans, penche vers la petite délinquance, et se lance dans la rime d’abord avec H-Posse, transformé en Malfrats linguistiques, bientôt rebaptisés Starflam (soit le « verlan » de Malfrats). Le collectif, qui a ouvert la route aux rappeurs d’aujourd’hui, acquiert rapidement une solide réputation. Ce plat pays,La sonora ou Amnésie internationale deviennent des tubes. Malgré tout, en 2001, Baloji est ramené brutalement à sa condition d’étranger : il se retrouve sans papiers, enfermé au Centre pour illégaux de Vottem… L’affaire se réglera in extremis.
Trois ans plus tard, il quitte Starflam, en désaccord avec le collectif. Un courrier de sa mère – elle l’a vu dans un clip à la télé et reprend contact après vingt-cinq ans – le ramène pourtant bientôt à la musique : son premier album solo, Hotel Impala, sera sa réponse en chanson. L’enregistrement sous le bras, il retourne à Lubumbashi. Mais comme Koffi dans son film, l’accueil qui lui est fait n’est pas celui auquel il s’attendait. « On s’en fout de ton disque – On veut des choses qui se revendent – Une mère qui écrit à son fils – Après 9 125 jours – C’est pas forcément un acte d’amour – Mais un appel au secours », chantera-t-il plus tard, dans « La dernière : inconnu à cette adresse », sur l’album 137 Avenue Kaniama – celle de sa mère…
Aujourd’hui, au centre de son long métrage, Augure, deux femmes. Tshala, une jeune femme qui a décidé d’être libre, de ne pas se plier aux diktats patriarcaux de devenir mère et épouse, et cherche à quitter le Congo pour l’Afrique du Sud. Et Mujila, celle qui a rejeté son fils, acceptant les accusations de sorcellerie dont ce dernier est victime. « Elle a intégré ce code – cet enfant est un sorcier, c’est comme ça – quitte à jouer contre elle-même. »
Comme pour les deux personnages masculins, Baloji leur a composé des morceaux, des chansons racontant leur parcours, leurs points de vue. « Cela m’a obligé à faire un exercice d’empathie profond. De me questionner moi, homme cisgenre, sur les rapports de domination dans la sexualité, sur l’invisibilisation d’une femme parce qu’elle a plus de 50 ans… Cela a été une révolution de l’ordre de l’intime, assez forte, l’expérience la plus changeante quej’ai pu faire dans ma vie. Je ne suis plus le même mec, je ne suis plus la même personne. »
Au Congo, témoigne-t-il, et dans l’Afrique subsaharienne en général, une expression très utilisée est celle de « l’homme fort ». « Les hommes sont également victimes de ce modèle de société patriarcal. Car c’est une assignation à se comporter d’une certaine manière. Nous pourrions pourtant tous bénéficier d’un changement de paradigme ! Cette pression de la performance, répercutée d’ailleurs sur les femmes en les obligeant à être elles aussi fortes, puissantes, est insupportable ! Que faisons-nous de tous ceux qui ont du mal à entrer dans ces habits pugnaces, combatifs ? Nous devons déconstruire ce rapport à la force, casser ces codes et ces valeurs qui nous sont préjudiciables à tous, hommes, femmes, valides, non valides… »
Magie et poésie
Depuis longtemps, Baloji – ce nom qui signifiait « homme de science », transformé en « sorcier » avec les colonisateurs – n’entre pas dans les cases. Il pratique le mélange avec allégresse, met dans un grand shaker une multitude d’influences, de passions et d’intérêts pour en sortir une œuvre qui n’appartient qu’à lui. L’artiste ne se réclame pas d’un mouvement culturel lié à la diaspora congolaise ou plus largement africaine – « Il s’agit plutôt de démarches individuelles » – mais ses œuvres en sont certainement une forme, une représentation. « Clairement mon film n’est pas uniquement congolais, j’y amène des imaginaires d’ailleurs. On y croise une fanfare à la fois congolaise, de Nouvelle Orléans et de Gilles de Binche : elle n’existe pas en réalité. Mais ses costumes et ses masques ont été validés par les sociétés d’origine, des musiciens sont venus de Louisiane nous montrer comment les porter pour être certains que l’esprit soit respecté. Ça a rendu fou mon producteur, sourit-il, mais c’est important, pour être cohérent avec moi-même, avec les héritages auxquels je fais référence et qui contribuent à notre œuvre. »
« Cette pression de la performance, répercutée d’ailleurs sur les femmes en les obligeant à être elles aussi fortes, puissantes, est insupportable ! Que faisons-nous de tous ceux qui ont du mal à entrer dans ces habits pugnaces, combatifs ? »
Le réalisme magique qui ponctue Augure est pareillement un pont entre les cultures, un héritage commun entre Belges et Congolais. « Je vois beaucoup de liens entre les primitifs flamands et les artistes de l’art naïf, les artistes congolais des années 80. » Cette création issue du mélange n’est cependant pas particulièrement cultivée au Congo. « J’entends parler au Ghana ou au Nigeria d’aide aux visites de leurs ressortissants installés à l’étranger, cela crée des passerelles entre le pays d’origine et le pays dans lequel ils vivent et génère des choses hyper intéressantes. En RDC, ça n’existe que dans l’art contemporain et pour des artistes qui créent des œuvres qui ne sont pas faites pour être montrées sur place mais pour être vendues en Europe. Dépendre d’un marchand d’art de Londres ou de Paris, c’est dépendre de collectionneurs qui ont une certaine idée de l’art africain, avec tout ce que ça implique de sous-entendus et de fantasmes. »
Créant au fil de ses envies et de ses inspirations, avec pour mantra « travailler avec le sérieux d’un enfant qui s’amuse », Baloji entremêle non seulement les cultures mais aussi les expressions, et s’il est reconnu pour sa musique, son identité visuelle est tout aussi marquante – sa synesthésie notamment, qui lui fait associer naturellement sons et couleurs, imprègne ses images. Quant à la poésie, elle est pour lui l’art premier, celui qui porte tout le reste. « C’est la politesse du désespoir. Raconter les choses par le biais de la poésie c’est marcher sur une ligne de crête entre ce qu’on n’arrive pas à supporter et ce qui nous émeut le plus profondément. »
Mais ces propositions multiples restent difficiles à présenter, constate-t-il. « Cela rend les choses compliquées dans leur fabrication. ‘‘Multidisciplinaire’’ est souvent compris comme ‘‘manque de discipline’’ et ‘‘dispersé’’ plutôt que comme quelqu’un qui veut s’exprimer sur plusieurs médiums faisant partie d’un tout, d’un ensemble cohérent… » Ainsi, son entrée dans le monde du cinéma n’a lieu aujourd’hui qu’au prix de dix années de ténacité. Dix années à écrire, à se voir refuser les financements, à se remettre à l’ouvrage. « Tu peux présenter un même projet trois fois devant la Commission de sélection des films [instance de financement du Centre du cinéma de la Fédération Wallonie-Bruxelles, incontournable pour trouver d’autres contributions], puis il est mort-né. » Trois scénarios successifs seront refusés. « C’était horrible. J’en ai eu vraiment marre, mon producteur (Versus) se décourageait… Le cinéma est aussi une industrie, un dispositif qui coûte beaucoup d’argent, une économie construite sur certains types de films, où les décisionnaires sont des hommes blancs de plus de 50 ans, avec tout ce que ça inclut comme idées préconçues… Y proposer un autre genre de récit est compliqué. Puis je n’ai pas été dans une école de cinéma, ni assistant d’un réalisateur, les gens émettent des doutes. Mais j’aimerais qu’on arrête de me dire que je suis musicien et que je dois en rester là, même si c’est de façon polie et courtoise. »
« Le cinéma est aussi une industrie, un dispositif qui coûte beaucoup d’argent, une économie construite sur certains types de films, où les décisionnaires sont des hommes blancs de plus de 50 ans… Y proposer un autre genre de récit est compliqué »
Baloji financera alors lui-même ses courts-métrages, Kaniama Show ou Zombies, y unissant musique et cinéma, et se présentera une nouvelle fois devant la Commission, « en étant quelqu’un qui a produit ses films lui-même, qui ne les a pas attendus »… A force de persévérance, l’artiste parviendra donc enfin à monter son long-métrage, Augure. « Les cinéastes africains se voient en fait souvent demander des productions européennes déguisées. Leurs propositions artistiques ne correspondent du coup pas à la réalité des gens mais proposent quelque chose de lissé, parce qu’ils doivent plaire aux institutions de financement. » Son scénario a d’ailleurs été d’abord un peu « aseptisé » pour se faire accepter. « Il est finalement redevenu tel qu’il était à l’origine » : une participation financière qui diminue, cinq jours de tournage supprimés et ce sont dix pages à couper dans le traitement. « Nous sommes alors plus à l’os, on en revient à des idées premières. Et toutes les constructions mises en place pour rassurer s’écroulent », sourit-il.
L’artiste prend soin de cultiver sa « naïveté ». « Elle me permet de continuer à créer sans me mettre trop de pression. Les merdes à gérer tous les jours sont tellement nombreuses dans la fabrication d’un film que si ce n’est pas un besoin radical, intuitif, tu meurs, il y a trop de galères. La création est un élan vital, je veux continuer à me mettre moi-même en challenge, à prendre des risques, à faire des propositions même si elles sont un peu inconfortables. » Quitte à ramer, comme pour sortir les quatre albums dédiés aux quatre personnages principaux de Augure. « C’est juste invendable, je ne trouve pas de label, ça me ramène à ma condition d’auteur de productions qui ne sont pas adaptées à la réalité du marché. Donc je vais les sortir tout seul, en indépendant. » Il les présentera sur scène en mars, à l’Ancienne Belgique.
Baloji va continuer la musique, mais « un peu moins » se dit-il, conquis par le cinéma, envers et contre toutes les difficultés rencontrées. « Je peux y faire converger tout ce que j’aime, c’est fabuleux. Dans l’écriture d’un scénario, d’une note d’intention, je retrouve tous les codes de la poésie. Et puis le jeu, les costumes, la déco, la musique, permettent d’avoir une expression multiple, même si l’histoire reste primordiale. » Son prochain scénario est déjà bien avancé, « à propos d’hyperandrogénie d’athlètes féminines, entre Congo et Afrique du Sud. » Une histoire autour du contrôle des corps des femmes, encore. – Laure de Hesselle
• Augure, le film, sur les écrans dès le 15 novembre. • Augurism, l’exposition rassemblant photos, costumes, installations, vidéos et nombre d’artistes avec lesquels il collabore, au MoMu, le musée de la mode d’Anvers, du 21 octobre 2023 au 14 avril 2024. • Augure, le concert, à l’Ancienne Belgique de Bruxelles, le 19 mars 2024.